One pill makes you larger
And one pill makes you small
And the ones that mother gives you
Don’t do anything at all
Go ask Alice
When she’s ten feet tall
And if you go chasing rabbits
And you know you’re going to fall
Tell ’em a hookah smoking caterpillar
Has given you the call
Call Alice
When she was just small
When men on the chessboard
Get up and tell you where to go
And you’ve just had some kind of mushroom
And your mind is moving slow
Go ask Alice
I think she’ll know
When logic and proportion
Have fallen sloppy dead
And the White Knight is talking backwards
And the Red Queen’s « off with her head! »
Remember what the dormouse said;
« Keep YOUR HEAD
Jefferson Airplane, White Rabbit
Dream – 01 – Le réveil
Ambiance Musicale : Everlast, Put Your Lights On
J’avais les cheveux bleus.
Je me réveille. Je prends conscience d’être éveillé serait en fait plus juste. Quelle ironie ! Comme si c’était un acte conscient, volontaire…se réveiller. On ouvre les yeux et brusquement on est là, dans le vrai monde. Nos songes bien calés dans l’arrière de notre crâne sombrent de plus en plus dans l’obscurité de nos mers intérieures. Comme des poids qui coulent au fond de l’eau et dont on ne perçoit déjà plus que des fragments, des filaments qui parviennent encore à la surface. Je me réveille, je ne commande rien, je laisse venir ce moment si délicat qui m’englobe, me domine.
J’avais des cheveux bleus. Je me relève doucement, remarque que nous avons encore laissé la lumière allumée hier matin avant de nous coucher. À côté de moi, Alice dort encore. Elle s’est endormie tout habillée dans la belle robe noire que je lui ai offerte le soir où je l’ai rencontré. Impossible de l’en séparer depuis. Tendrement, je me penche sur elle, dépose un baiser sur front ; elle ne bouge pas. Je vérifie sa respiration, tâte son pouls. Elle est blanche mais elle vit. Elle a dû se réveiller cette nuit et se faire un shoot dans son coin, à moitié endormie. En fouillant dans les draps, je retrouve son attirail de fortune : cuillère, briquet, caoutchouc et seringue. Petite conne ; ma petite conne adorée. Je vois tes spasmes nerveux qui me laissent deviner sans que j’ai à forcer dans quels cauchemars absurdes tu t’es embarqué. Tu aurais dû me réveiller, je t’aurai pris dans mes bras, je t’aurai fait l’amour et je t’aurai envoyé dans des rêves beaux comme au premier jour. Tu crois que c’est la drogue qui te fait voyager comme ça ? Tu crois que je n’y suis pour rien ?
Je veux des cheveux bleus. Je me calme. Il fait faire attention, je commence à m’attacher. Sagav va le voir. Qui sait ce qu’il lui fera…J’embrasse maintenant la petite blessure dans son bras où elle a fait rentrer l’aiguille. Alice se détend progressivement. Peu à peu, je la vois quitter ses sombres songes pour rentrer dans des rêveries plus douces. Elle sourit maintenant. J’espère qu’elle rêve de moi.
Je veux des cheveux bleus. Dans mon rêve, ils étaient formidables. Comme je les plains, les humains qui oublient leurs rêves. Les miens sont plus tangibles que tout. Celui de cette nuit était très long, il a semblé durer des années. J’avais les cheveux bleus, une épée magique. J’étais un héros. J’étais magicien. Je parlais aux dragons. Je voyageais dans l’espace. Je côtoyais des gens assez puissants pour détruire des planètes. Il y avait des bateaux volants, des intrigues, des guerres, des amitiés d’une vie, des amours passionnels, des trahisons terribles. Et puis il y avait aussi la femme en blanc ; elle ne rêvait pas que pour moi mais elle me préférait à tous les autres. De ça, j’en étais certain.
J’avais les cheveux bleus. J’étais le seul…je crois. Terrifié, j’ai peur de perdre mon rêve comme les humains perdent le leur au réveil. Mais non, il est là. Je revois une fuite éperdue dans le ciel, une série de duels contre des gens que j’aime profondément, un monsieur tout en noir qui me donne une dernière leçon, la trahison d’un ami à laquelle je n’ai jamais voulu croire. Mais d’autres étaient déjà là, comme d’autres esprits qui sont venus poser des mots sages sur ce rêve sauvage, des flux contradictoires avec les miens, des bouts d’histoires vides de sens, comme un songe sans harmonie. Je rêvais au milieu de tout ça mais le monde s’est mis à regarder d’avantage vers ceux qui lui ont posé la bride au cou que moi qui cherchais à le libérer.
J’avais les cheveux bleus, je rêvais mais personne n’y croyait plus. Les gens que j’affrontais, des amis anciens que j’aimais comme des frères, venaient comme moi d’un autre temps qui n’existait plus. Alors nous avons lancé la dernière offensive, le baroud d’honneur pour dire adieu à ce monde qui n’était plus le nôtre, que d’autres salissaient et que nous ne pouvions plus reprendre. Perdre, je crois nous aurions pu l’accepter…mais qu’on préfère d’autres à nous, çà non. Je me souviens, j’avais un plan, un plan merveilleux dans lequel je mourrais à la fin. Je voulais qu’elle se réveille, la femme en blanc qui nous donnait à tous nos pouvoirs. Lorsque les nouveaux venus lui arrachaient la magie des doigts, j’étais à genou devant elle et j’embrassais ses mains. J’étais le seul à l’écouter, la comprendre, l’aimer. L’amour des autres n’était que des démonstrations d’affection, il n’y avait rien de sincère. Ils ne voulaient que le pouvoir, la certitude imbécile de leur supériorité. Je ne voulais pas la puissance. Je voulais qu’elle me préfère. Elle en a choisi un autre.
J’avais les cheveux bleus et j’avais choisi ma fin. J’avais tout réglé dans les moindres détails, je savais que tout partirait de travers. Le chaos et l’imprévu faisaient aussi parti de mon plan. Je voulais mourir pour ne pas voir ce monde changer, je voulais devenir aveugle pour ne pas voir que les autres avaient gagné. J’avais passé ma vie à croire qu’il fallait rêver bien, juste, au bon moment. Mes ennemis me prouvaient qu’il suffisait de rêver beaucoup. La force ne venait plus des moments magiques teintés d’héroïsme, les vainqueurs étaient des pragmatiques médiocres qui déversaient leur utilitarisme à outrance sur le monde sans aucun sens du geste. Nous n’étions plus qu’une poignée à y croire encore : moi, le professeur aux yeux noirs, un grand guerrier brutal, une femme de feu, son acolyte aux cheveux rouges. Et elle. Pour y arriver, nous aurions dû être au moins sept. Le rêve n’avait plus suffisamment de défenseurs. Ils avaient tous cru en moi, en mon plan. Et moi j’ai choisi de faire confiance au septième, mon plus vieil ami. Il m’a raconté sa fin, très belle, très pure. Mais sa fin à lui. Pas la mienne.
« Maître ? Maître ? »
On me tire la manche, je reviens dans le vrai monde. Les visages vaporeux dans ma mémoire se dissipent pour laisser place au réel. Je suis au milieu du salon. Par les grandes vitres poussiéreuses, je vois le soleil se coucher sur Sullivan Street. Je baisse les yeux vers Yenjav, prend un moment pourquoi sa petite bouille toute ronde est baignée de larmes. C’est moi, j’ai trop divagué. Je regarde la grande table à laquelle tout le monde prend son petit déjeuner ; tout le monde pleure : Sagav le grand géant chauve et squelettique, Murray le crâne volant, Saned l’ombre fantomatique, Haruko la petite japonaise dans son habit de baseball, Cindy la vieille réceptionniste toute fripée dont la peau est devenue jaune tant elle a fumé ; même Charleston Winston Jr, le gros chat noir, y va de sa petite larme.
Je souris, j’ai envie de sourire, de donner de la joie à tous mes pensionnaires que j’aime de toute mon âme. Comme par magie, toutes les larmes sèchent en même temps, les sourires apparaissent en face de moi, la joyeuse ambiance bourdonnante du début de la nuit reprend. Je m’assieds, j’engage la conversation, tout le monde est heureux. Tout le monde est heureux si je le suis aussi.
« Maître, je vous ai fait des tartines. »
« Merci Yenjav. À quoi sont-elles ? »
« À la poudre de fée, maître ! »
Je regarde ma réceptionniste avec tendresse.
« J’avais interdit qu’on aille au Marché des Horreurs, Cindy. »
« Rien ni personne n’auraient pu empêcher cette petite vipère de Yenjav d’y aller. Et j’dois dire que Murray n’étais pas en reste non plus ; j’me trompe ? »
« Maître nous avons aussi trouvé de la gelée de Neverland, et du thé de Wonderland ! »
« Merci Murray. Non pas de sucre, merci. »
Nous mangeons. Le seul qui ne parle pas est Sagav, comme je l’avais prévu. Mes regards insistants en réponse aux siens sont plus parlants que n’importe quel discours. Non, on ne tuera pas Alice. Non, je ne m’attache pas trop. Non, elle n’est pas dangereuse. Oui, c’est une petite droguée. Non, ça ne fait rien ; après tout les paradis artificiels valent parfois bien ceux que nous donnons au naturel. Il se lève et va bouder en faisant la vaisselle.
Le temps passe vite ; à peine sorti de table, il faut me préparer. Je suis vite en robe de chambre dans le grand fauteuil du salon, les autre se pressent autour de moi. Cindy me lime les ongles, Haruko me rase, Yenjav me coiffe perché sur son escabeau. Pour ce soir, il faut que je sois impeccable. Tout le monde y va de son petit commentaire, sauf encore une fois Sagav qui repasse mon costume en maugréant dans son coin. Le brouhaha ambiant devient une musique douce qui me berce, une force onirique qui transite par moi et que je redistribue à mes locataires, leur donnant les forces dont ils auront besoin pour leur mission de la nuit. Je ferme les yeux, je repense à mon rêve.
J’ai les cheveux bleus. Je rêvais les plus beaux des songes. Je ne voulais pas que ça finisse comme ça. Je voulais une fin à moi, une fin de héros. Je voulais partir seul contre tous, avoir pour moi seul l’amour de la femme en blanc, faire trembler l’univers par mes actes héroïques et suicidaires. Je voulais mourir seul face à l’armée des héros de l’univers, tué le sourire aux lèvres de la main de mes anciens alliés que j’aurais aimé plus que jamais. Je voulais qu’ils me tuent pour m’empêcher de tout détruire. Je voulais que ça soit le prodige des magiciens qui me tue ; ou alors le sabreur solitaire ; ou alors un ennemi surgit du passé que je croyais mort. Ça aurait été la plus belle fin pour moi. À la place, le dernier des sept avait tout pris pour lui et il était parti. Seul. Sans moi. Me laissant derrière, sans pouvoir, sans magie, sans rêve ; sans lui. Ce monde que quelques secondes auparavant je pouvais encore affronter grâce à ma puissance avait gagné. J’étais, moi aussi, dépouillé de mon pouvoir. « Il n’y a plus de place pour la beauté chez nous » me disait-il. « Personne n’a le droit de se soustraire à la loi. ». « Tu dois être comme les autres ». « Tu dois te soumettre ».
J’avais les cheveux bleus. Et c’est tout ce qui me restait. Je me souviens de m’être réveillé. Je ne suis pas humain, je contrôle ces choses-là. J’ai senti le rêve qui voulait me retenir mais je n’avais plus rien à y faire, plus rien à y vivre. Je crois qu’il voulait me donner une place, un rôle, un beau rouage dans le grand engrenage. Je me fous des engrenages. Je me fous d’avoir une place. Je me fous d’être qui que ce soit. La seule chose qui a jamais compté pour moi, c’est de rêver ; pour moi, pour la femme en blanc, pour tous ceux qui aimaient mes songes. Le reste pouvait disparaître dans un torrent de flamme, je n’aurai même pas cillé. J’aurai presque souhaité avoir déclenché ce torrent de flamme. Réapprendre à mes ennemis à avoir peur, à craindre le jugement du ciel, son jugement à elle. À cesser leur cacophonie incessante et leur apprendre à rêver. À rêver vraiment, avec le cœur, avec les bons gestes, au bon moment, pas par habitude ou par facilité.
Mais des pièces ne collent pas. Je me souviens d’une femme aux cheveux rouges qui se mêlaient parfois aux miens, la mort glorieuse d’un guerrier seul face à un dragon maléfique, un homme seul qui n’a jamais fini de pleurer sa sœur morte, un joueur de guitare en sombrero qui avait dû m’apprendre quelques accords, un combattant aveugle qui était devenu sage et jardinier. Je me souviens avoir fait un dernier voyage pour savoir si j’avais envie de sauver ce monde, ce rêve. Je me souviens que j’ai essayé de le voir tel qu’il était, pas tel que je le voulais. Je me souviens avoir eu envie de le voir brûler. Je crois que c’est la femme de feu qui m’a fait douter. Je ne sais plus. La fin est confuse dans ma tête. Je suis allé chercher ça très loin, peut-être que je me suis trop approché du Château des Songes. Je repousse ce rêve maintenant, j’ai pris suffisamment d’énergie pour la nuit et j’ai besoin d’avoir les idées claires.
J’ouvre les yeux, de retour dans le vrai monde. Quelque chose a changé. Tout le monde me regarde, l’air ravi. Saned fait léviter un miroir en face de moi. Je souris. J’ai les cheveux bleus. Ils ont trouvé la clef de ma joie et du coup tout le monde est heureux. Mes petits pensionnaires, mes petits esprits chimériques. Nous ne sommes pas bien forts, vous savez…nous n’avons ni la puissance des vampires, ni la magie des sorciers. Nous ne contrôlons pas les morts, nous ne faisons pas sortir le feu de nos mains. Les loups-garous nous détruiraient d’un souffle, les minotaures nous dévoreraient avec délice. Mais nous avons le pouvoir d’éviter ça. Nous sommes la joie des cœurs jeunes, le monstre caché sous le lit, la douce rêverie d’été, l’ébriété songeuse de celui qui a bu, le cauchemar hurlant, le rêve chevillé à l’âme, l’émotion du songe qui persiste en pleine lumière. Mes rêves à moi les nourrissent, leur donne la force de vivre toute la nuit ; notre pouvoir est de jouer de ce rêve, ce passage vers le désir le plus intime de chacun. Personne ne nous craint ; mais personne n’est à l’abri. Tout le monde rêve, tout le monde. Que ce soit le rêve de gloire, de conquêtes, d’amour, de sexe, d’argent, de pouvoir, de domination, de meurtre, de douleur. Nous sommes tout ça et bien plus. Nous sommes la flamme qui porte ces rêves, leur donnant corps un moment, vous donnant l’illusion d’y croire. Nos noms sont songe, rêve, rêverie, méditation, cauchemar, fantasme. Et je suis leur maître.
Je me lève. Sans un mot, tous m’habillent pour le rendez-vous de ce soir. Sagav a enfin perdu son masque boudeur pour laisser passer une émotion sincère d’inquiétude. Ils ont peur pour moi. Ça veut dire que moi aussi. Mais je suis un imbécile. Je suis la peur, celle qui surprend et qui paralyse, qui mord au cœur comme un serpent. Je cligne des yeux, le serpent apparaît dans ma main, prêt à mordre, surprendre, paralyser mes adversaires. Il s’évapore dans une volute de fumée rouge. Je prends ma cane, je sors. J’écoute le son de mes chaussures sur le sol en pierre du trottoir, salut le petit vendeur de journaux au coin de la rue, hèle un taxi qui s’arrête.
« Dream ! »
Je me retourne au cri d’Alice qui se tient sur le perron. Elle est terrorisée, elle a peur que je la laisse derrière. Ma petite Alice, ma petite droguée qui a tellement besoin que je l’emmène loin dans ses rêves pour ne pas voir ce monde pourri qui t’a tout pris. Je tends la main, elle dévale les marches de l’entrée de l’immeuble quatre à quatre. Elle poursuit sa course, saute dans mes bras, m’entraîne dans sa chute dans le taxi. Je ris de bon cœur. Je l’aime mon Alice. Que le monde serait triste sans les humains pour vivre les rêves que je souffle à leur oreille. Que le monde est triste quand on est seul.
Je referme la porte du taxi. Alice est blottie contre moi, ses bras autour du mien pour ne plus me lâcher. Elle me regarde, toute blessée.
« Tu allais me laisser… »
« Tu sais bien que non. Je pensais que tu dormais…tu as aimé le dernier rêve que je t’ai envoyé ? »
Elle fait oui de la tête mais garde le visage fermé.
« Tu as menti. »
« Quand ça ? »
« Dans ton rêve. Tu as menti. »
« À qui ? »
« Au monsieur à la valise et aux yeux noirs. Il t’a demandé si le monde valait la peine d’être sauvé, et tu lui as dit oui. C’était un mensonge. »
Je ris doucement. Je ne savais pas à qu’elle était avec moi dans le rêve. Elle est peut-être plus douée que je ne le pensais, peut-être est-ce moi qui n’ai pas su contrôler mon rêve. J’ai vraiment dû aller trop loin dans la Cité des Songes. Je me demande à un moment si la femme en blanc de mon rêve n’était pas une incarnation d’Alice que j’aurai perçu malgré moi. Les humains recèlent tellement de surprises…
« Non, je ne lui ai pas menti. Ce qui était important, ce n’était pas ce qu’on se disait mais ce dont on rêvait. »
« Mais c’est lui qui manipulait la force du Rêve à ce moment là ! »
« C’est vrai…c’était sa dernière leçon, la dernière qu’il me fallait apprendre. »
Elle est pendue à mes lèvres, elle attend la fin qu’elle na pas compris, le message que le rêve m’a apporté.
« Il a dit : le monde change, les règles changent. Ceux qui se soumettront resteront, ceux qui résisteront partiront. Et nous ne nous soumettrons pas. Nous brillerons une dernière fois comme les étoiles explosent dans l’espace, pour briller comme jamais nous avons brillé. Puis nous disparaîtrons. À jamais. »
Le taxi s’arrête. Nous sommes juste à côté du point de rendez-vous. Il a conduit jusqu’ici comme en rêve, sans trop y réfléchir. Malgré les ordres de ses supérieurs de guetter tous ceux qui sont passés dans sa voiture, il ne se souvient que d’un couple comme les autres qu’il oublie aussitôt, perdu qu’il est dans un recoin brumeux de sa mémoire. Alice et moi sortons de la voiture. On s’approche tous deux de l’entrée, croisons au ravissement de la jeune femme une foule bigarrée de vampires, créatures de la nuit, mages, sorciers, démons, diables, fantômes, spectres, squelettes. Il y a même des humains.
« Ça te plaît ? »
« Oui… »
Elle a répondu dans un souffle, fascinée.
« C’est si…enfin…c’est si…vrai… »
« Bien sûr que c’est vrai. »
« Je veux dire…c’est comme se réveiller d’un rêve merveilleux, mais le rêve continue. D’habitude, le réveil emporte avec lui tout ce dont tu avais rêvé de bon ; là c’est l’inverse ! »
Elle sourit de toutes ses dents, je suis content. Elle risque sa vie ce soir, il faut que ça en vaille la peine.
« C’est dangereux, ici pour toi, tu sais. »
« Oui, je sais. »
Elle a répondu sans ciller, pleine de résolution. Elle sait, elle est venue en connaissance de cause.
« Mais ça aussi c’est la leçon de ton rêve. »
« Qu’est-ce que tu veux dire, petite Alice ? »
« C’est aussi ce qu’il a voulu te dire, le monsieur à la valise et aux yeux noirs. Qu’il faut apprendre à mourir. Que le monde ne peut pas être changé. Qu’on ne peut que vivre, monter – le plus haut possible – et prier de disparaître lorsqu’on est au firmament ; car la suite n’est qu’une longue chute dans laquelle il n’y a plus d’ivresse, plus de rêve. On monte vers le Rêve, on descend vers la vie. Les deux ne sont pas compatibles. »
Nous rentrons, je donne mon invitation aux deux trolls qui se chargent de la sécurité, pense mentalement à ressortir avec Alice si je ne veux pas qu’elle se fasse dévorer. C’est idiot, j’aurai dû penser à amener une chèvre, avec ça elle aurait été protégée des trolls. Je repense à ce que m’a dit Alice. Apprendre à mourir. Peut-être. Peut-être que c’est le prix à payer quand on vit pour soi, à contre-courant. À la fin il ne reste plus qu’à partir dans un éclat, faire le plus de bruit possible lors de cet instant sacré entre tous ; et disparaître. À Jamais.
Dream – 02 – L’annonce
Ambiance Musicale : Heart, Magic Man
Ils viennent de rentrer. Autour d’eux, la bataille des egos est engagée : chacun se doit d’étonner par sa prestance, inspirer crainte et respect, faire place nette sur son passage. Les paons défilent devant eux, les fusillent du regard de peur qu’ils ne s’écartent pas sur leur chemin, semblent toujours absorbés par quelques plan machiavélique qui leur donnera l’avantage dans la guerre de l’ombre qui fait rage. Des paons, certes…mais des paons qui ont pour nom vampire, loup-garou, sorcières et minotaures. Un seul coup de patte des plus puissants peut abattre un mur, une incantation des plus férus de magie invoque le feu dans toute la salle. Comble de l’ironie ! Alors que tous sont si puissants, aucun ne peut laisser libre cours à ses penchants les plus noirs. Restent donc la politique, le paraître, la force douce de la peur qu’on inspire, la crainte que la renommée sinistre offre.
J’avance, Alice à mon bras. Je ne peux pas m’empêcher d’avoir un petit sourire en coin devant toute cette façade, ces vrais tueurs qui tentent de passer pour des agneaux, ces faux loups sauvages dont le costume de carton se déchirera à la première confrontation. Ce sont les règles de la lutte qu’on se livre entre nous chaque soir : tout est permis mais rien ne doit se voir. Nous sommes répartis en races monstrueuses, chaque race se subdivise en clans, familles et groupes. Chacun de ces petits rassemblements fait la guerre à ses voisins, ses ennemis ancestraux, ceux dont il veut se venger. Et ça fait des siècles que ça dure, paraît-il. Pendant très longtemps, l’Europe a été notre terrain de jeu nocturne. Puis l’exode des hommes est devenu le nôtre : les jeunes sont partis se libérer du joug des vieux trop puissants sur le nouveau continent. Aujourd’hui les vieux sont morts ou impotents, les jeunes ont reformé en Amérique du Nord les modèles dont ils avaient cherché à s’enfuir. Quant au reste du monde, il est libre de notre présence. Sauf l’Asie ; mais l’Asie, personne n’y va. Trop dangereux.
À ma droite, trois femmes avec un fichu blanc sur la tête s’asseyent en parlant à toute vitesse dans une langue que je ne comprends pas. Elles entourent un jeune homme au teint olivâtre qui doit avoir quinze ans et qui semble déjà fort fatigué des palabres intarissables des ses gardiennes. Lui porte une toge simple, des sandales de cuir et une bague en bronze sur laquelle six serpents s’enroulent.
« Qui c’est ? »
Alice a chuchoté la question à mon oreille ; je tourne la tête vers elle, me perd un instant dans ses grands yeux bleus émerveillés. Il faut faire attention ; j’ai oublié à quel point les guerres commencent ici, dans les grandes réunions du Conseil des Monstres. Ici, chaque erreur se paye toujours le prix fort, jamais au grand jour. Beaucoup ne comprennent l’étendu de leur méprise que lorsque les griffes de leurs antagonistes les déchirent au fond d’une ruelle. Mais les yeux d’Alice me donnent envie de baisser moi aussi ma garde, de nous voir pour la première fois depuis longtemps tels que nous sommes : des créatures fantastiques, dotées de pouvoirs incroyables. Lorsque l’un d’entre nous vient ici, il ne perçoit que les implications, le poids de chaque phrase, la solidité de chaque alliance, le potentiel de trahison. Nous avons oublié l’essentiel, ce que nous étions vraiment. Je lui souris.
« Il s’appelle Achtéon. Il vient de Grèce. »
« Monstre ? »
« Ce n’est pas clair, ça pourrait être un simple mage. Son nom de scène est « la Méduse ». Il a le pouvoir de changer les gens en pierre, comme ses trois protectrices, les Gorgones. »
« Les trois bonnes femmes…ce sont les Gorgones ? »
Elle a parlé trop fort, attirant le regard de la créature au fichu la plus proche. Il va falloir lui apprendre à être plus discrète. Mais en ai-je vraiment envie ? Sa fraîcheur et sa spontanéité sont pour moi des cadeaux si précieux…
« C’est un peu plus compliqué que ça. Nous sommes des reflets, des copies moins fortes de notre original. Nos pères et nos mères sont bien les originaux, mais il n’y a qu’un seul trio de Gorgones. »
« Et ça ne sont pas elles. »
« Si ça l’était, nous serions tous à genoux, ma chère. »
Je coupe sa réplique alors qu’elle est sur le point de me demander ce qu’il en est de mon rapport avec le Maître des Rêves originel, le seigneur de la Cité des Songes. D’un doigt posé sur mes lèvres, je lui fis signe de se taire dans un sourire. Elle se renfrogne joyeusement, signe que je ne vais pas m’en tirer à si bon compte. Un corps lourd qui s’écrase plus qu’il ne s’assoit sur la chaise à gauche d’Alice nous fait revenir sur terre. La créature, un ogre aux bras tatoués de la main au haut du biceps nos jette un regard mauvais. Il a des mains grosses comme ma tête, une tête large comme mon torse, et un torse…c’est un sacré spécimen. J’ai toujours adoré les grosses brutes, mais j’ai aussi toujours compris ce qu’il fallait faire pour ne pas me faire dévorer. Alice ne sait pas, elle n’a pas la connexion intime que j’ai avec tous ces monstres cauchemardesques. J’ai peur d’un mot déplacé de sa part, un geste hors de propos couplé à une humeur encore plus exécrable que d’ordinaire de l’ogre, bref un concours de circonstances qui ferait qu’en un rien de temps son corps d’humaine si fragile soit déchiré en deux sans que j’ai pu intervenir.
Alice a peur, heureusement pour moi ; d’instinct, elle est venue se coller contre mon bras, me permettant de l’enserrer, lui faire comprendre par le corps que le danger est bien réel mais que je la protège. L’ogre ne me fait pas peur ; il est gros mais je ne connais pas son nom, il n’a donc que peu de chance d’être vraiment dangereux. Achtéon m’inquiète plus. J’espère que les deux ne sont pas alliés ; même si les esclandres se payent de la vie des perturbateurs, il n’est pas exclu que l’ogre soit très bête et qu’un coup de sang ne lui fasse perdre la tête. Achtéon pourrait profiter de la cohue pour tenter quelque chose. Il faut que je garde mon sang-froid. Bon sang ! À chaque fois c’est la même chose : dix minutes de réunion du Conseil et je deviens paranoïaque. Il faut dire qu’en à peine cinq séances, j’ai vu déjà partir huit types, protection des Anciens ou pas.
Alice, elle n’entend pas du tout me laisser dans la vigilance active qui serait de mise ; remise de son émotion face à l’ogre, elle veut une description de chacun, chacune, les alliances, les antagonismes.
« Chaque grande famille possède un chef qui siège au Conseil des Monstres. Il y a Balthazar de Valois pour les vampires, Haggis McEnroe pour les elfes, Gonzalez de Antiga pour les Loup-Garous… »
« Ils viennent tous des pays différents ? »
« …Felicity James pour les sorcières et John pour les magiciens. »
« John ? »
« John. Juste John. »
Elle me regarde, une moue dubitative aux lèvres.
« Et non, pour répondre à ta question, il n’y a pas des pays des sorcières, de pays des vampires. »
« Pourtant, leurs noms… »
« Ça ma chère, ça n’a rien à voir. On a des quotas nous aussi, comme au cinéma. »
Elle me tape dans le bras en signe de réprimande. Son geste capte l’attention de l’ogre qui tourne vivement la tête vers nous. Je vois sa main prête à partir, nos regards se croisent. Sans plus hésiter, je lance toute la force de ma volonté en lui ; comme une flèche, ma conscience se jette dans son iris, remonte dans les canaux nerveux jusqu’au cerveau, plonge dans les eaux noires de son inconscient. Avide de réponse, je cherche tout de suite dans les tréfonds une peur latente qui attend de sortir. J’ai peu de temps : les secondes ne sont pas les mêmes ici et dehors, mais cela ne veut pas dire que je peux m’attarder. Je tends la main, attrape un filament de rêve que je remonte vers le fond des eaux sombres. Je nage aussi vite que je peux, conscient du danger que mon corps court là-haut et d’une Alice qui est sans protection tout le temps que je passe à trouver une solution pour l’ogre. Le filament s’excite, je touche au but. Brusquement, une image claire d’une petite souris blanche se matérialise au fond de l’eau. Sans chercher à comprendre, je romps le contact, réintègre mon enveloppe charnelle. Dans un souffle, je fais apparaître le tatouage de la même souris blanche sur la clavicule d’Alice, priant pour que mon tour fonctionne.
L’effet est saisissant : comme attiré par la souris qui semble danser sur le dos d’Alice, l’ogre se fige ; après une moment de paralysie, il devient blanc comme linge, se met à suer, ses mains et tout son corps se mettent à trembler. Je respire, profite de cette petite victoire qui annonce une réunion très mouvementée. Je fais disparaître le tatouage de souris sous la robe d’Alice, permettant à l’ogre de respirer. Il n’y reviendra plus, du moins pas ce soir. Alice, elle, n’a rien vu bien sûr. Elle me presse de continuer mon tour d’horizon. Je n’en aurais toutefois pas le temps : la porte s’ouvre en grand, laissant passer Gonzalez de Antiga et ses deux subordonnés. Lui est un très grand type fin, la peau bronzés, les yeux noirs où flamboie l’envie d’en découdre. Il avance dans son grand manteau ouvert sur sa poitrine, le dos légèrement voûté, les mains ouvertes comme si elles étaient prête à griffer tout ce qui passe à sa portée. Les monstres qui se retrouvent face à lui ne s’y trompent d’ailleurs pas et s’écartent précipitamment. Alors qu’il se fraye un chemin jusqu’à l’estrade de la salle de réception dans lequel nous nous sommes retrouvés une fois de plus, j’explique à Alice qui il est, non sans une pointe de jalousie devant son regard fasciné par le loup-garou.
« Donc lui c’est le chef ? »
« Si on veut. Le représentant serait plus juste ; disons qu’il parle au nom des autres monstres de sa race. »
Alice me fait signe à son regard perplexe qu’elle ne saisit pas la nuance. Notre politique est si complexe…
« Les cinq grandes races ont placé des chefs, des façades qui font semblant de juger et de donner des ordres. Mais c’est de la communication, pas la représentation d’un pouvoir réel. Le but de ces gens qui sont avant tout là pour bien présenter et donner l’illusion d’un pouvoir établi. »
Alice me fait alors remarque que les mages ne sont pas une race mais une profession, il n’y a donc que quatre races et un syndicat. Je lui dis qu’elle commence à me casser les pieds à avoir toujours raison et que si ça continue elle va se prendre une fessée devant tout le monde. Elle me dit qu’elle n’y peut rien, que c’est dans la nature de la race des femmes d’avoir toujours raison et que ça la fait rire de me prendre à défaut quand je prends un air important pour expliquer les choses.
« Ils votent les lois ? Ils ont la plus grosse voiture ? Ils se font payer en or et en jeunes captives ? C’est quoi leur rôle, leur but ? »
« Personne ne se souvient plus vraiment. Avant, en Europe, ça avait un sens. Ici, ils n’ont fait qu’en reproduire le rituel tout en perdant le sens. Honnêtement, je n’ai jamais compris l’intérêt de siéger au Conseil. De toutes les manières ils ne contrôlent même pas leurs propres homologues, tout le monde se fait la guerre sans cesse…Mais ils sont très forts, individuellement s’entend. »
Ponctuant ma dernière tirade, John apparaît, comme d’habitude la flûte au bec dans ses habits de clochard, à tirer derrière lui sa longue cohorte de rat et ses odeurs nauséabondes. Alice se pince le nez sur son passage.
« Lui, c’est un chef ? Ce clodo ? On dirait mon beau père après deux semaines de cavales dans le New Jersey… »
« La légende dit que c’est une réincarnation de Merlin. Ne fais pas cette tête-là, c’est vrai. Enfin, c’est vrai…disons que moi j’y crois un peu. »
« Tu te fous de moi. »
« Non, même pas. »
Je n’ai pas le temps de poursuivre mon brillant embryon d’enquête dont je suis si fier car apparaissent Felicity et Balthazar, arrivant tel un couple princier. Ils montent avec déférence sur l’estrade et s’asseyent à leur tour dans les grands fauteuils réservés aux membres du Conseil des Monstres qui font face à la foule. Un subtil jeu de regard auquel je ne comprends rien se joue entre les quatre membres qui nous dévisagent tous.
« Je te parie ce que tu veux que le loup-garou et la sorcière couchent ensemble. »
Je ne veux même pas m’aventurer dans une discussion sur ce sujet et laisse Alice au plaisir de la certitude de ses déductions. C’est le bazar ce soir dans la salle. C’est bien le seul thermomètre des batailles à venir, ces réunions ; on y vient jamais pour entendre le discours des membres du Conseils ni pour le plaisir d’y risquer sa peau mais pour y tâter le terrain, voir à quel point la peur du Conseil est forte ou timorée. Ce soir, l’ambiance est chaotique, délétère, électrique. Ça va chauffer et il n’y a rien qu’ils puissent faire pour y remédier. L’arrivée de Haggis, le chef des elfes à défaut d’en être le roi comme il y a en a un dans la vieille Irlande, calme un peu le jeu. La kyrielle de suivants et la promesse de ses tours à l’humour mortel empêchent cependant quiconque de hausser le ton en sa présence. En dépit d’un corps chétif et d’une apparence bien moins grandiose que ses pairs, il est celui des cinq qui impose le plus le silence. Aussi monstrueux qu’ils soient, ceux qui sont là savent bien quelle cruauté il peut mettre à punir ceux qui s’opposent à lui. Il monte sur l’estrade en silence, s’assied et tape de sa canne sur le sol. Le Conseil peut commencer.
« Le monde va changer. Notre monde va changer. »
D’un geste impérial, Balthazar a levé le bras pour annoncer cette phrase aussi cryptique que lourde de sens.
« La guerre va prendre fin, et ce dès ce soir. »
Pour une fois, personne ne parle dans la salle. La surprise créée par cet effet d’annonce rempli son rôle à la perfection.
« Les combats incessants qui ravagent nos rangs se tariront de grès ou de force. »
Passionnant, c’est Felicity qui vient de parler. D’ordinaire, les cinq membres du Conseils affichent ouvertement leurs tensions sur scène ; ce soir, ils ont presque l’air unis. Mais pourquoi ces grandes phrases dignes d’un petit régime autoritaire en mal d’inspiration ? Ils pensent qu’on est de retour à l’école ou quoi ? C’est au tour de John de parler.
« Nous avons décidé de faire cesser le désordre et la violence. Nous avons forgé une alliance sacrée que rien ne viendra détruire. »
Absurde, de plus en plus absurde. On n’est même plus dans la rhétorique fasciste, on est en plus revival des discours de Mussolini. À croire que les crétins d’extrême droite font tous appel à la même agence de communication pour écrire leurs discours. Autour de moi, je sens la tension qui commence à croître dans l’assistance, la peur, la colère, l’envie d’en découdre ou de se soumettre. Le Conseil a donc décidé de passer en force.
« Nous avons aujourd’hui les moyens de nos ambitions, d’instaurer une paix durable et juste, un ordre nouveau qui… »
Les premiers cris jaillissent, enfin, de l’assistance. Ça va être au tour des opposants de monter au créneau, de fédérer autour d’eux pour contrer l’alliance des cinq puissances qui se tiennent sur scène. Un remous émotionnel commence à nous gagner tous, un réflexe de liberté contre ceux qui veulent nos poser les fers. Un flash fulgurant me ramène à mon rêve d’aujourd’hui. Je me souviens du magicien aux cheveux bleus, la fin qu’il a connu. Même l’être le plus puissant de l’univers ne peut rien contre l’alliance du plus grand nombre.
« Un ordre nouveau qui s’imposera à tous, pour le bien de tous. »
John tente de finir sa tirade mais il n’a réussi qu’à déclencher encore plus de mécontentement. Çà et là, je capte des insultes, des invectives à l’encontre du Conseil. Mais également des gens qui tentent de rallier leurs voisins au discours des cinq acteurs politiques qui sont sur scène. Je ne m’attendais pas à ce que, de manière visiblement spontanée, un petit nombre de chiens de garde de l’ordre établi se mettent au pas et endoctrinent si vite. Les effets de groupe fonctionnent donc pour nous autant que pour les humains visiblement. La nervosité monte encore d’un cran, des gens commencent à se lever, le service d’ordre, majoritairement des loups-garous au service de Gonzalez, tente de ramener le calme par la force. Les mains d’Alice serrent mon bras. Nos yeux se croisent, elle a l’air de comprendre que quelque chose d’inhabituel est en marche.
« Dream qu’est-ce qui se passe ? »
Je tente de la réconforter d’un sourire mais le cœur n’est pas du tout. Qu’est ce que c’est que cette parodie de putsch vide de sens ? Depuis quand des membres du Conseil tentent-ils de prendre le contrôle des monstres qui sont toujours restés libres. C’est comme un grand hold-up orchestré par des gens de la com’, sans aucune légitimité mais avec tout le verni nécessaire pour faire « comme si ». En ce qui me concerne, il va être temps de repérer une sortie proche, de me préparer à prendre Alice par le bras et contacter mentalement Sagav pour réceptionner une sortie musclée sur le trottoir dehors. Un grand homme-loup qui passe la bave aux lèvres près de nos sièges me dissuade de partir tout de suite ; il va falloir attendre qu’il porte son attention ailleurs. C’est le moment que choisi le portable d’Alice pour sonner, John pour reprendre son discours. Il a amplifié sa voix par magie afin de porter ses paroles au-dessus du tumulte et de la révolte qui gronde.
« Nous punirons toute action contre l’ordre de manière exemplaire et ferme. Nous vous éduquerons afin de vous pacifier. Pendant des années, nous avons laissé nos penchants les plus noirs prendre le dessus sur nos cerveaux. Il est temps d’aller vers la civilisation, de grandir, de devenir fort. »
« Allô, maman ? »
Oh non, elle a décroché. Pestant contre le lien incompréhensible qui relie Alice à sa mère que pourtant elle dit détester, mon attention va et vient frénétiquement du visage glacé d’angoisse de ma petite droguée au reste de la salle en ébullition.
« Je vous ordonne maintenant de faire silence afin que nous puissions vous expliquer les grands principes de notre nouveau monde. »
« Maman…oui maman c’est moi, je vais bien maman, calme toi. »
Il me semble que les premiers éclats ont commencé dans le fond de la salle. Non, pas encore. Je vois clairement un minotaure se dresser de toute sa hauteur face au service d’ordre, prêt à tordre le coup à ceux qui veulent le faire asseoir.
« Maman, je suis vivante, je te parle, qu’est ce que tu veux que je te dise ? Non ! Jamais je ne rentrerai, tu m’entends ? »
Je reviens sur Alice, vois les émotions qui passent sur son visage. Pourquoi maintenant ? C’est de manière évidente un moment important pour elle, il se joue quelque chose de crucial dans son rapport si compliqué à sa mère. Je veux être là, avec elle, la soutenir, lui dire qu’elle peut compter sur moi. Mais le reste de la salle continue son délicat mouvement de masse sans moi. Je dois capter le sens que va prendre le cours de choses si je veux décider de mon avenir. Déchiré entre ces deux mondes dans lesquels je ne peux pas jouer en simultané, je ne sais pas quoi choisir.
« Nous avons désigné des chefs parmi vous, des gens qui guideront les frères dans le bon sens, des gens qui auront des responsabilités, des devoirs et la juste rétribution de leurs efforts. »
« Maman, arrête de pleurer. Je ne reviendrai plus. J’ai trouvé un ami, maman, quelqu’un qui m’aime. »
Ça va mal, je l’entends. Autour de moi, les voix contestataires s’amenuisent, les quelques îlots de résistance active sont peu à peu encerclés par les hommes de Gonzalez mais aussi de Balthazar. D’autres créatures se sont mises à faire le silence près d’elle, intimant par leur respect imbécile des démonstrations de force que l’on laisse John finir son discours. Brusquement, une vision m’engouffre, m’avale. Je vois une scène de bataille dans un grand château, une lutte à son apogée où ceux en qui je crois sont en train de perdre. Une autre guerre, un autre rêve. Pourquoi maintenant ? Je repense au magicien aux cheveux bleu de la nuit d’hier, seul contre tous, le seul qui a donné une voix à tous ceux qui tenaient encore à leurs rêves. Il a échoué au final mais dans d’autres mondes, d’autres univers, une telle victoire peut être possible. La vision disparaît d’un coup, je suis de retour dans la salle du conseil.
« Nous avons désigné des gardiens de la paix, des représentants de l’ordre qui auront pour mission de punir les terroristes qui sèmeront la discorde. Ne cherchez pas parmi nous les bourreaux qui laveront vos crimes dans le sang : c’est de vos rangs que sortiront les gardiens de l’ordre, parce qu’au fond cette paix vous la voulez tous. Et quelques-uns auront de courage de sa battre pour elle. »
« Maman, je t’interdis d’appeler la police ! Je ne te pardonnerai jamais si tu me livres encore aux flics, tu m’entends !? C’est ma vie, la mienne, à moi seule. Et je me came à en crever si je veux tu m’entends !? Et je me fous en l’air si je veux ! C’est ma putain de vie, c’est mon putain de choix ! »
Elle pleure à chaudes larmes maintenant, s’enfonce chaque seconde un peu plus dans la spirale de violence autodestructrice que je lui connais si bien. Je ne sais même pas si j’aurai la force de l’empêcher de se piquer à mort lorsqu’elle aura fini ce coup de fil où se joue tellement pour mon Alice. Le monde peut bien crever, je la sauverai elle avant tout. J’agrippe sa main, elle lève les yeux vers moi dans un geste de panique, comme si je la sortais d’un cauchemar.
« Car il y en a un parmi vous qui nous servira de limier, un être exceptionnel qui saura nous dire qui parmi vous trahira et sera fidèle, quels que soient les mensonges dont vous saurez vous parer. Et cet être dont vous vous croyez les frères mais qui sera votre plus implacable ennemi, c’est lui ! »
Dix lumières m’aveuglent en même temps alors que se braquent sur moi tous les projecteurs de la salle qui ne servent pas à illuminer l’estrade des membres du Conseil. Un silence de mort a fait place à la cohue ambiante. Tout le monde me regarde, moi et Alice le visage baigné de larmes, le maquillage noir coulant sur ses joues rougies par l’émotion. Il ne me faut quelques secondes pour comprendre : ils me jettent en pâture aux lions. La protection de mon anonymat, mes pouvoirs, mes amis, mes alliés, toutes ces cartes que je pensais fortes brûlent en un souffle entre mes doigts. Il ne me reste rien. Et c’est avec ce rien qu’il va falloir sauver ma peau et celle d’Alice. Je me redresse, profitant de l’éclat que m’offre, de manière très éphémère, la lumière des spotlights.
« Je vous demande pardon ? »
Mon ton est faussement naïf, sans agressivité mais résolu. Je dois tenter de braver leur emprise sur la foule, c’est le premier point.
« Vous êtes Dream. Le Maître des Rêves. »
« Si fait, noble magicien, c’est là mon nom et mon titre. Ravi de me faire annoncer par le Conseil au grand complet. Et avec le service son et lumière, vraiment c’est trop d’honneurs. »
J’ai lâché la dernière phrase négligement, en faisant semblant d’épousseter mon chapeau. Je perçois des rires dans l’assemblée, premier public gagné à ma cause.
« Malheureusement, je suis au regret de vous annoncer que je ne pourrais accomplir la glorieuse marche à laquelle vous me destinez. »
« Vous osez défier le Conseil ? »
« C’est que j’ai fort à faire, monsieur le magicien. Je suis un homme occupé voyez-vous. »
Temporiser, valoriser ma position et ce qu’ils veulent faire de moi, gagner le maximum de sympathisants à ma cause. J’ai pris ma peur et j’en ai fait un serpent, un serpent qui darde ses yeux sur John en ce moment même, un serpent qui va lui faire peur à lui. L’espace d’un battement de cil, je vois qu’Alice me regarde avec des yeux remplis d’admiration ; je ne te laisserai pas, je te sauverai toi aussi. Je te le promets.
« Mais passez donc un coup de fil à ma secrétaire ! »
Cascades de rires éparpillées dans la salle obscure. Bien à l’abri dans l’ombre, les contestataires peuvent se laisser aller…et fragiliser l’ascendance des cinq dictateurs de pacotille.
« Elle se fera un plaisir de vous caler un rendez-vous d’ici deux ou trois semaines ! »
Je me retourne, je vais saluer l’assistance, partir sous les applaudissements de la foule, bénéficier au maximum de la protection qu’elle peut m’offrir. Je dois arriver dehors ; dehors j’aviserai, je fuirai, je me cacherai. J’excelle à ce genre d’exercice, je trouverai les armes pour survivre. Mas je dois sortir de la lumière, impérativement.
« Dream. »
La voix nasillarde bloque mon mouvement au moment où j’allais faire la révérence et sortir. Je m’étais cru sorti d’affaire ; c’était sans compter sur Haggis l’elfe maléfique. De mémoire de monstre, personne ne se souvient l’avoir jamais entendu prendre la parole aux réunions du Conseil.
« Nous vous avons choisi parce que vous avez le pouvoir de pénétrer dans l’inconscient des gens et des monstres. Vous avez le pouvoir de dénicher nos rêves, nos peurs…et de les contrôler. »
Le sentiment gelé qui vient balayer la foule est palpable. Il vient de révéler à tous mon pouvoir, mon pouvoir qui n’a de sens que si les gens ne sont pas conscient de son action. D’un coup, l’instinct de survie de tous ces êtres se réveille et veut la mort de celui dont la force est une aptitude insidieuse, un fil intime sur lequel je fais danser mes adversaires. Un fil contre lequel ils ne peuvent rien. Ils se sentent trahis de ne pas avoir su ; ils veulent faire taire par la violence cette menace contre laquelle ils sont nus. J’avais la salle pour moi, elle est maintenant prête à me mettre en pièces.
Le sourire mauvais d’Haggis qui me fixe me prouve qu’il n’a pas simplement joué son coup : il jouit de ma déconfiture et du retour de force dans la confrontation. On m’avait mis en garde pourtant contre sa haine et sa cruauté, j’aurai dû être plus méfiant lors de ma joute verbale. Mon serpent, symbole de ma lutte, est à l’agonie ; mais pas encore mort. Il a retourné le plus grand nombre, c’est vrai, mais il reste le magnétisme que j’ai encore sur les vrais rebelles, ceux qui depuis le début sont résolus à se battre contre l’ordre du Conseil des Monstres.
« Et bien Dream, acceptez-vous de nous servir ? »
Il a parlé à nouveau trop vite, il comprend l’enjeu de ce qui se passe en ce moment et veut me faire plier tout de suite. J’ai envie de dire « non », tout en moi me hurle de dire « non ». Le magicien aux cheveux bleus me le hurle dans ma tête. Il n’y aurait alors plus de place que pour la guerre ; oui, ce serait l’étincelle qui mettrait le feu aux poudres, l’étincelle dont je serais le créateur. J’ai de quoi prendre la tête de la rébellion ce soir, si temps est que j’arrive vivant dehors et qu’il reste une rébellion après les combats à venir. Je peux être leur chef. Il me suffit d’être intègre, prêt à tout risquer, courageux. Je serais le héros d’un soir, peut-être plus si j’ai de la chance. Mais je perds Alice.
Sa main dans la mienne semble petite et frêle. Elle me regarde toujours avec ses grands yeux fascinés, victime de mon choix, enjeu indirect mais ô combien réel de ma décision. Dire « oui » c’est sauver Alice, Alice à qui j’ai promis la vie sauve, Alice qui n’a rien demandé d’autre que de sorte de l’existence noire et froide de la drogue et que j’ai accueilli chez moi. Tacitement, j’ai accepté d’en avoir la charge, la responsabilité. Ça n’est pas facile tout le temps, il me faut faire des concessions, accepter cette conscience supplémentaire qui me force à nuancer mes choix, mes projets. Mais que j’aime avec force. Alice, mon Alice. Qu’est ce que tu voudrais m’entendre dire ? Est-ce que tu seras toujours fière de moi si je plie pour toi ? Ou bien est-ce que tu partiras, dégoûtée par mon manque de panache et de consistance ? Peut-être qu’en te sauvant je te perds tout de même…
Je sors de ma rêverie, regarde la foule, le Conseil. Tout le monde a les yeux rivés sur moi, attendant ma réponse presque sans respirer. Je ne peux plus hésiter, je dois faire mon choix. Je lève la main, prenant la salle à témoin, sans espoir de retour en arrière et clairement je dis :
« J’accepte. »
Dream – 03 – Le psychologue monstrueux
Ambiance Musicale : Joe Cocker, Night Calls
La tension dans l’air est palpable. Tendu vers l’homme allongé sur le divan, j’attends la suite du témoignage en retenant mon souffle. Celui-ci a la main levée vers le ciel, les yeux rivés sur ses doigts.
« Vous ne savez pas ce que c’est, docteur…vous ne connaissez pas cette sensation. »
Une pause ; il dégluti lentement, je fait de même plus vite.
« Lorsqu’on les a…dans les mains…lorsqu’on frappe…lorsqu’on sent la vie qui les quitte…cette superbe vitalité que l’on répand sur le sol… »
L’homme tourne brusquement la tête vers moi le rouge aux joues, l’air penaud sa main toujours dressée.
« Je ne devrais pas dire ça je suppose. »
« Si, si, continuez. »
Il faut qu’il continue, je dois savoir la suite à tout prix.
« Ça peut faire partie de la thérapie ? »
Un silence gêné s’instaure, lui par culpabilité, moi par ignorance. Je tapote un gros livre posé sur une table basse que j’ai pris soin de placer près de moi. Il suit mes mouvements de main, comme hypnotisé ; ça le fait sourire.
« Ha…alors je peux. »
Il prend une inspiration, est sur le point de lancer. Mais au dernier moment il se refuse, garde pour lui les paroles qui se bousculent dans sa bouche, sa gorge. Ça va sortir, il faut juste lui laisser le temps. Je suis le va et vient de ses yeux, les errances de ces deux globes que la nervosité empêche de rester en place, encore moins de croiser mon regard. J’ai commencé depuis trois nuits et depuis trois nuits je suis leur médecin de l’âme, leur juge, leur rédempteur. Ici, j’ai tout pouvoir sur eux sans avoir à utiliser la moindre goutte d’énergie. J’avais sous-estimé leur avidité à se livrer, leur besoin irrationnel de parler enfin d’eux, le silence de plomb dans lequel leur vie les enferme. Ils me donnent des titres, du respect, de la crainte. Mais c’est une erreur de croire que je suis acteur ici. C’est eux qui font tout pour moi. Je n’ai qu’à ouvrir la bouche pour me repaître de ce suc si doux, ce nectar de leur âme qu’ils me livrent séance après séance. J’en viens parfois à douter de mes pouvoirs sur le rêve : et si je n’avais jamais eu le pouvoir de plonger par la force mes ennemis dans des rêves ou des cauchemars ? Et si à la place c’était eux qui avaient choisi de succomber volontairement, dans cette douce tendresse que suppose l’abandon, le lâcher prise, l’attente de la mort que l’on espère plutôt que de la craindre ? Ils m’habillent de tant d’assurance, mes petits patients monstrueux… À leurs yeux, je suis tout puissant, aux miens je ne sais même pas si j’ai la légitimité d’être là. Je les ai souvent vus se choisir des amis, des alliés, des lieutenants. Ils ont cru qu’ils augmenteraient leur force en s’entourant de brutes qui leur ressemblent. Moi j’ai choisi Alice. Elle n’est pas forte, elle n’est pas violente, elle ne sait pas faire grand-chose. Mais je peux m’abandonner dans ses bras. Je connais moi la valeur de ces moments où la vie est trop forte pour nous, où il faut tomber à terre, incapable de continuer à se battre. Alice est là pour ces moments-là ; pas uniquement, pas dans ce seul but, mais elle est là pour ça aussi. À trop négliger leurs angoisses, leur solitude, leur vulnérabilité face à l’échange, ces monstres meurtriers se changent chez moi en petits enfants blessés. Ils ont chevillé au corps des mots terrible comme « vengeance », « destruction », « homicide ». Mais au fond, ils souffrent comme tous les autres. Mon loup-garou a fini de vaciller, il est retour tard, un soir dans une ruelle, à déchiqueter une victime qui ne le méritait pas.
« C’est le sentiment le plus pur que je connaisse, docteur. »
Je souris, je ne devrais pas. Sa voix est fiévreuse, animée d’une force qu’il ne m’a encore jamais montré. J’ai bien travaillé, j’arrive au cœur.
« Le meurtre, le vol de la vie, c’est le crime le plus parfait au monde. Qu’est ce qu’il y a de plus important que ça, la vie ? On…non…Je…leur vole leur bien le plus essentiel. Elle se répand en moi avec leur peur…leur volonté de survivre, de s’en sortir…mais ils ne peuvent rien. Le résultat est toujours le même, nuit après nuit. Je les attrape, je les emmène dans le noir, je les tue, je les dévore. »
Il est transporté, ailleurs. Il fixe le plafond, les mains jointes sur son torse dans un signe sacré qui me semble tout à fait en place. Il revit son ascension, ce moment magique, le plus pieux qu’il puisse offrir au monde qui l’a vu naître. Dans son discours, je sens toute la gradation, la montée de l’orgasme, le plaisir croissant tandis que le sang se répand sur le sol. Plus la victime souffre, plus elle a peur, plus elle se meurt et plus le lien unique, presque divin, se forme entre le monstre et elle. N’est-ce pas un ultime rituel, celui de la mise à mort, qui se joue dans ces moments-là ? Un dernier rite de passage, hautement religieux, qui amène le pauvre hère de vie à trépas. Je le vois prendre une pause, se passer discrètement la langue sur les lèvres, comme s’il revivait le goût des chairs sanguinolentes en ce moment même.
« Parfois…parfois j’hésite. On ressent toujours l’espoir fou de la victime, celui de s’en sortir, de rentrer chez soi vivante. C’est là notre toute puissance, celle de décider pour eux de leur survie ou de leur mort. Mais on…sent…ça…le désir de vivre…toujours…toujours. »
Il tourne brusquement la tête vers moi, inconscient de l’odeur qu’il dégage maintenant, de ses ongles qui ont commencé à croître, ses poils qui s’épaississent, ses muscles qui gagnent en densité. Il tombe sur une chaise perdue dans l’obscurité qui s’est abattu dans le coin de la pièce où je me trouve. Il ne voit que mes mains, jointes, qui sortent dans la lumière, et mes yeux lumineux dardés sur lui. L’effroi et la peur dont il se nourrissait il y a quelques secondes changent de cible et se retournent pour le dévorer à son tour. Ces deux bêtes sauvages qu’il croyait maîtriser échappent brusquement à son contrôle pour se mettre à lui grogner dessus, montrer les dents et mordre. Je sens son rythme cardiaque qui augmente, les signes extérieurs de sa part monstrueuse qui refluent, il se recroqueville dans le divan. Retour à la normale, je lui fais signe de reprendre son récit.
« Je ne sais plus où j’en suis docteur. Je ne sais plus si j’ai envie que ça cesse, que ça continue. Je sais qu’il faudrait que j’en ai honte, qu’il faudrait me sentir coupable d’avoir tant tué d’hommes, de femmes…mais je n’ai pas honte. »
« Qu’est-ce qui vous fait peur alors ? »
« Le vide. Le vide de ma vie si ça s’en va. »
« Vous voulez parler de votre part de monstre ? »
« Oui…je ne me souviens plus comment ça a commencé. Je crois que ça remonte à loin. Je me suis construit avec ça, vous savez. Le fait d’être un loup-garou, me faire passer pour un homme alors que ma vraie nature est celle d’un loup sanguinaire, a guidé tous mes choix, toutes mes décisions. Qu’est ce qui restera de moi si je laisse cette part animale derrière ? Qui est le vrai moi ? L’homme sans le loup, ou le loup-garou qui se fuit ? À quel point est-ce que je veux changer pour faire plaisir ? Parce que j’en ai vraiment envie ? Les gens me disent que c’est mal de tuer…ça veut dire quoi « mal » ?
« Vous avez envie d’arrêter les meurtres ? »
« Je ne sais pas…intellectuellement peut-être. Mais si vous saviez la force, la force avec laquelle l’envie de la chasse vous prend la nuit. C’est comme un appel, comme une puissance supérieure contre laquelle on ne peut rien et qui vous prend tout entier. Je n’ai jamais rien ressenti d’aussi fort, d’aussi enivrant. Toutes les boissons du monde, toutes les femmes nues, toutes les drogues…ce n’est rien face à ça. »
« Mais vous êtes là. »
« Oui. Je suis là. »
Il se lève dans un mouvement au ralenti. Il n’y a plus rien à dire, la séance est finie. Je le raccompagne, il me serre fort la main en disant « merci docteur », je ne m’entends même pas dire la réponse automatique qui sort de ma bouche. Je pense à moi, à l’écho si dérangeant que les mots de mon patient ont fait résonner dans mon âme. Je n’ai pas sa rage, ses pulsions meurtrières. Mais le système est le même. Au fond, si on épure de tout emballage, il n’a dit qu’une seule chose : cette part monstrueuse de moi est ce que j’ai de plus précieux ; pourtant, je sais qu’elle me détruit . Quel courage est le sien de venir tenter de s’en guérir…l’aurais-je, s’il le fallait ?
J’ai besoin de prendre l’air, de respirer. Je sors par la fenêtre pour ne pas affronter les autres patients qui attendent leur tour dans la salle d’attente. J’ai une pensée pour mes petits pensionnaires qui se sont transformés en personnel d’aide soignants : Sagav le videur qui fait rentrer ou non ceux qui viennent chez moi, Cindy qui fait patienter et prendre les rendez-vous, Murray et Yenjav qui font les recherches sur les symboliques monstrueuses, Haruko qui se charge du service d’ordre. Le seul à faire grève est Charleston Winston Jr, mais tout le monde l’excuse de bonne grâce. Après tout, qui a déjà vu un chat travailler ? C’est peut-être pour ça qu’il me rejoint dehors, se pose sans bruit à mes pieds après une chute de trois étages et vagabonde joyeusement sur le trottoir.
Je repense à cette fameuse nuit du conseil des monstres, cette nuit où j’ai vendu mon âme pour une cause que j’ai espéré juste. J’ai voulu sauver Alice, je m’en suis cru capable. J’ai décidé à sa place ce qui était bon pour elle, je l’ai privé de ce choix. En somme je lui ai tout pris. J’ai toujours été comme ça avec les femmes. C’est peut-être pour ça que Sagav les tue toutes. Il faut que je réfléchisse à ça, il faut que je comprenne. J’aimerais leur dire, à eux tous. Je fous de leurs histoires, je me fous qu’ils aillent bien, qu’ils cessent leurs tueries ou non. Ma prise de fonction en tant que psychologue des monstres n’est pas une soumission au Conseil. Je ne cherche dans leurs aveux qu’une ressemblance avec ma propre histoire, ma propre naissance. Elle m’obsède cette naissance. Je me suis réveillé un matin à Londres, devant une maison qui est devenu la mienne ; j’étais déjà adulte, déjà conscient de ce que j’étais. Après sont venues les chimères que j’ai créées au petit bonheur et qui représentent au final tellement qui je suis. Le mystère de ma conception reste entier. J’ai des souvenirs, des sensations d’une citée perdue sous les eaux, la Cité des Songes. J’y retourne toutes les nuits, à la fois pour y puiser ma puissance mais aussi pour obtenir des réponses. Je n’ai pas en mémoire un seul sommeil dont le but ne soit d’en arpenter les rues. C’est comme une action compulsive, irrépressible. Je ne connais pas celui qui m’a créé, donné la vie. Je ne sais pas qui je suis. Alors je fais parler les autres monstres, ceux de ma caste qui, comme moi, ont donné à leurs penchants les plus noirs, les plus mystérieux, un corps adéquat.
Les autres se souviennent mieux. Les plus chanceux sont les vampires qui ont tous en mémoire leur damnation lorsque leur père ou leur mère de sang les a mordu, transformant de simples humains en buveurs d’hémoglobine. Mais les vampires sont humains à la base. Les loups-garous aussi ; ça ne compte pas. Ceux qui m’intéressent, ce sont les vrais monstres, ceux qui sont nés tels quels : les ogres, les harpies, les trolls, les elfes maléfiques, les méduses, les minotaures, les dragons. Nos corps et nos difformités sont les reflets de notre âme. Nos pouvoirs autant que nos apparences disent qui nous sommes, quels sont nos troubles, nos quêtes personnelles. Chaque paire d’aile, chevelure de serpent, peau verte, cornes possède une signification qui me permet de leur expliquer les sentiments qui les animent, les pulsions qui sont les leurs. Ils sont nés avec un but, une mission à accomplir. Pour eux tout est clair, simple, évident. Je n’ai pas de réponse pour moi. Comprendre comment ils naissent me donnerait des pistes de recherche pour ma propre naissance. Comprendre comment je suis né m’aiderait à comprendre pourquoi. Comprendre pourquoi m’aiderait à ne pas devenir fou.
Je reprends conscience du monde qui m’entoure. Je suis devant les escaliers de chez moi, comme la première fois, comme au premier jour. Ma petite promenade m’a ramené en face de chez moi. Il n’a pas s’agit d’une bien grande ballade…même lorsque je veux fuir, ma nature profonde me ramène toujours dans les mêmes sentiers. Chasser le naturel est une tentative aussi futile que de nier son identité profonde. On n’échappe pas à soi-même. Je remonte les marches, passe en filant dans la salle d’attente, garde le regard dans le vague pour ne pas croiser les yeux soumis de ceux qui sont venus ce soir pour une consultation. Ma main agrippe la poignée de la salle de travail, mon ancienne salle à manger, j’ouvre. À l’intérieur, très surpris, j’y découvre Alice. Elle me jette un regard interrogateur, un regard avide d’empathie qui me surprend. Nous nous sommes peu croisés depuis le soir du conseil et j’ai passé de longs moments à remuer mes regrets, persuadé qu’elle me fuit et va m’abandonner.
« Ça va ? »
Je dois avoir une sale mine pour que ce soit elle qui pose la question.
« Ça va. Je me fais au travail, aux horaires surtout. »
Elle pouffe.
« Si on m’avait dit que toi tu dirais ça un jour… »
Je sens de la moquerie dans sa voix, probablement une nouvelle déception de ma part. L’angoisse de ne pas être aimé, la conscience de me savoir ô combien plus en demande d’affection qu’elle, la claire hiérarchie affective qui s’instaure entre nous, tout ça forme une boule qui me vrille le ventre et me glace le sang. J’ai besoin d’elle, physiquement, ce soir plus que jamais. J’ai besoin de ce moment d’abandon où je m’effondre face à la vie et où elle est là pour me retenir, me consoler, me guérir. Mais cet abandon nécessite une confiance absolue avec Alice, la certitude de savoir qu’elle me retiendra. Des certitudes je n’en ai aucune ce soir. Pire, c’est le doute qui m’assaille de toute part vis-à-vis d’elle. Je reste là, bloqué avec mes peurs rampantes, mes besoins et cette incapacité à les assouvir. Je ne sais pas ce qui va se passer.
Puis j’en ai assez, assez d’attendre, d’être esclave. Je relève la tête, lui souris.
« Tu vas bien ? »
Elle fait oui de la tête, ne sachant pas trop quelle signification donner à ma question.
« Et toi ? »
Je n’aime pas ce début de conversation, il a quelque chose de mécanique, de vide. C’est comme si rien ne passait entre nous. Essayer d’y insuffler de la vie, un côté authentique, est voué à l’échec dès le départ. Ça ne m’empêchera pas d’essayer.
« Ça va. Mes patients sont très productifs. »
« Productifs ? Le but n’est pas qu’ils aillent mieux ? »
« Non, à aucun moment. »
Elle me regarde, intriguée. Je l’intéresse brusquement.
« Je ne suis pas sûr de vouloir les voir aller mieux tu sais. »
« Mais alors… »
« Pourquoi tout ça ? Pour beaucoup de raisons. D’un ça me donne du temps face au Conseil. Je leur donne un os à ronger, ils ont l’impression d’avoir gagné mais j’ai choisi ma punition. Ça m’évite d’aller traquer les dissidents comme ils le voudraient, ça ne règle rien mais ça laisse du temps pour réfléchir. De deux, ça me permet de savoir où on va. »
« On ? »
« Les monstres. »
« Je comprends pas. »
Je m’assieds sur le divan où mes patients débitent leurs histoires de fou. Je souris naturellement maintenant, me prends à mes propres mensonges qui sont presque crédibles. Mon Dieu, si vous existez, faîtes qu’elle y croit. Je me dégoûte à lui mentir, à m’inventer un personnage de résistant que je ne suis pas. Je n’ai pas envie de lui mentir, j’ai juste envie qu’elle m’aime.
« Je les aime comme ils sont, les monstres. Je ne veux pas les guérir. Ils sont beaux comme ça. »
Ça au moins c’était vrai. Je n’aurai pas la médaille du mérite mais j’ai réussi à ne pas dévaler la pente de la tromperie face à Alice. Je me lève ; j’ai tellement besoin d’elle, de son contact, de la certitude de ses sentiments à mon égard. J’en tremble, j’en pleure presque. Dans l’ombre, je sens Sagav qui est prêt, prêt à la tuer si elle ne fait rien pour venir vers moi. Je ne ressens aucune urgence à la sauver ; mais c’est la première fois que je suis conscient du choix, l’égorger ou la laisser en vie. Ne suis-je que destruction pour les femmes que j’aime ? Je m’approche d’elle, prends ses mains dans les miennes. Elles sont douces, chaudes. Je les embrasse, rassemble toute ma volonté et repousse Sagav loin d’ici. Va-t-en, va-t-en loin d’elle. Même si elle dit non. J’embrasse Alice.
Elle se laisse faire, mais je ne sens aucune émotion réciproque de sa part. Je recommence, je la caresse, je suis de plus en plus frénétique. Ce n’est pas l’envie d’elle qui me rend fiévreux mais la peur panique de ne pas la faire réagir. J’utilise tous mes tours pour provoquer chez Alice la plus petite réaction spontanée. Le moindre geste, le moindre sourire me contenteraient. Elle ne me donne rien. La rage de mon loup-garou existe en moi, avec la même force irrépressible, la même violence. Mais chez moi, cette urgence vitale se nomme mélancolie et elle me balaye comme elle le balaye lui lorsqu’il met à mort ses victimes.
Alice est toute nue maintenant. Je l’allonge sur le divan. Passer ma main sur son corps si mince fini quand même par me faire réagir. J’ai envie de hurler, de tout casser ici. Je vais lui faire l’amour, me coller contre elle du mieux que je pourrais, et quoi que je fasse je serais seul. Aussi proche que je sois de son corps, je la sens loin, partie. Elle ne m’aime plus, elle a vu mes failles, mes angoisses, mes doutes. Je l’ai perdu le soir du Conseil, j’en suis persuadé. Elle aimait une image, un personnage fort et réconfortant, un être hors norme qui ne faillirait pas. J’ai failli, j’ai plié. J’ai fait le choix raisonnable qui me dégoûte. J’ai choisi la vie plutôt que le rêve, moi, Dream.
Nos mouvements sont mécaniques, sans âme. Je mets toute mon attention à prendre soin d’elle, la surprendre, la caresser, l’exciter, la faire jouir. J’ai son corps, j’ai perdu son cœur. Pas un moment le signe d’affection sincère que j’attends ne vient. Elle est comme morte, inerte. Elle bouge, gémit, réagit. Mais elle n’a aucune initiative. Ça ressemble à un adieu : alors que nous sommes collés l’un à l’autre, je la sens qui s’éloigne, qui part loin de moi. Le fil qui nous reliait il y a trois jours encore a été coupé après la réunion du Conseil. On ne s’en est pas rendu compte tout de suite car on est toujours l’un contre l’autre; mais plus aucun fil ne nous retient et le premier coup de vent nous enverra bouler chacun de son côté. Je finis par espérer arriver jusqu’à l’orgasme au plus vite pour que finisse cette parodie d’amour qui me révulse. La délivrance arrive sans trop tarder heureusement. Je m’arrête, haletant, ne sachant toujours pas quoi faire. Elle me regarde fixement, l’air de me demander si je suis content de moi. J’ai voulu coucher avec elle pour me rassurer sur ses sentiments à mon égard. Je n’ai eu que la confirmation de la distance qui nous sépare. Le mal de vivre explose en moi, je me lève, je ne veux plus la toucher. Je l’aime, je l’aime et je n’ai aucune solution pour la garder auprès de moi. Son départ n’est qu’une question de jours. Au fond, je ne suis pas digne d’elle. Je lui ai pris sa liberté, son choix ; elle aurait choisi le rêve. Elle aurait choisi de se battre. Elle est courageuse. Elle est prête à mourir pour défendre ce en quoi elle croit. J’ai découvert que moi non. Je suis face à la fenêtre, face à la fuite. J’ai envie de sortir, j’ai chaud, j’étouffe. Une pulsion déferlante m’envahit, l’appel de la bête. J’ouvre la fenêtre. J’agis comme au ralenti, j’ai l’impression de vivre la vie de quelqu’un d’autre, comme si mon cerveau refusait d’accepter que ce soit bien moins qui soit en train de faire ça. Je hurle dans la nuit, fait se répercuter mon écho de rêve dans la ville. Je m’habille sans un mot, sort par la fenêtre sans un regard en arrière. Je vis ma vie, c’est mon choix, je suis en vie.
La réponse à mon cri arrive comme une pluie d’informations qui manquent de me faire exploser la cervelle. En une seconde, des milliers de cris de détresses, de dépressions, de tristesse, de cauchemars et de rêves solitaires me parviennent. Je cherche le plus noir d’entre eux, j’en cherche un comme moi qui n’a plus rien à perdre ce soir, un à deux doigt de prendre la mort comme une bénédiction, comme une dernière absolution de ses erreurs. J’attrape au vol un filament de rêve noir comme le jais, me brûle presque à son contact tant il est à chaud ; c’est tout proche. Je cours. Je remonte à toute vitesse le filament, le sens qui s’amenuise dans la main petit à petit. J’ai peu de temps, il faut faire vite, ne pas se tromper, devenir celui que je veux être.
J’arrive jusqu’à la scène. C’est un troll qui est perché sur le sixième étage d’un gros immeuble de pierre. En bas, des chiens de garde du conseil, des loups-garous et des vampires, les faux monstres, attendent la chute. Le troll est blessé, à vif. Il a dû s’opposer aux forces du Conseil et être pris en chasse par la meute. Je vois sur l’immeuble les marques de ses coups qui retracent son ascension à main nue jusqu’au sixième étage. Il sait qu’il est perdu ; déjà les vampires chasseurs ont grimpé jusqu’à lui, l’entourant en haut, en bas et sur les côtés. Je vois leurs regards, l’envie de sang, l’attente de la chute à venir, inéluctable. Je vomis cette violence gratuite, cette victoire minable sur un être en souffrance, j’ai envie de tous les tuer, de donner une justice à tout ça. Le troll a fait le bon choix, celui que j’aurai dû faire il y a trois soirs. Je veux le sauver, je veux être un héros, me racheter pour mon choix faible, prouver à Alice qu’elle peut être fière de moi, que si elle m’aime ce sera légitime.
Je fends la foule de curieux, aussi méprisables que les chasseurs à quinze contre un. Une grosse main griffue m’arrête lorsque j’arrive face au périmètre de sécurité des forces du Conseil. Nos yeux se trouvent, s’affrontent.
« Dégage, mec. Reste en arrière si tu veux admirer le spectacle. »
« Je ne suis pas là pour regarder, je viens arrêter ça. »
Il me regarde avec l’air méprisant que les gros cons pleins de muscles donnent à ceux qu’ils pensent dominer par la force. Je pourrais lui dire que je suis mandaté par le Conseil, que j’ai le droit d’être ici. Mais ça serait salir tout ce que je suis encore un peu plus, ça serait leur donner une victoire qu’ils ne méritent pas. Je ne suis pas là que pour des bonnes raisons mais je suis là pour moi. Je tente de forcer le passage en donnant un coup sur la main du loup-garou qui m’empêche de passer. La force de mon regard manque de le faire plier mais la peur d’être puni s’il me laisse passer est la plus forte. Je panique, je n’ai pas solution, le filament n’est plus qu’un fil mince comme un ongle. D’un coup, la puissance part en moi. J’en ai marre, assez de laisser mes choix m’échapper. Le cauchemar se répand en lui d’un coup, tétanisant tous ses muscles, bloquant tout cri. Sans hésiter, sans même me retourner pour le voir tomber au sol suite à sa crise cardiaque, je fonce face à l’immeuble.
Les autres chasseurs sont complètement pris au dépourvu ; aucun ne s’attendait à ce que quelqu’un arrive de la foule. Je me concentre moi sur le troll, sur son rêve, la dernière chimère qu’il possède, son dernier espoir. Je me jette dans les airs, agrippe la roche, commence l’escalade. Derrière moi, j’entends les cris des chasseurs, un vampire perché sur la façade de l’immeuble tente de m’attraper au passage, sans succès. C’est…comme un rêve. Je ne savais même pas que j’avais une force pareille, la capacité de monter un mur vertical comme celui-là. En un souffle, je suis au sixième, sur le parapet de pierre, à deux pas du troll. Il manque de tomber alors qu’il a un geste de recul par réflexe lorsque je surgis de l’ombre. Pour lui, je ne suis qu’un chasseur de plus, venu le déloger et le mettre à mort. Immédiatement, je lui montre mes mains grandes ouvertes. Je vois son visage crispé, résolu, sur le bord du précipice. Un moment se passe où rien ne bouge, ni la foule, ni les chasseurs, ni le troll ni moi. Il faut agir, ne pas laisser passer l’occasion.
Je tends la main, tout mon visage s’ouvre au dialogue, à la communication. Les mots ne le toucheront pas, il faut passer par le langage du corps. Je suis à trois mètres, tout mon être se tend vers lui. Bizarrement, j’ai l’impression d’être un autre ; mes pouvoirs sont en berne, je n’ai aucun repère. Je ne suis même pas certain de faire le bon choix. J’avance doucement le pied, je veux qu’il le voit, qu’il comprenne que j’avance vers lui et que je n’ai rien à cacher. Le filament de rêve, si mince que j’ai peine à le distinguer dans ma main, se raffermit doucement. Je ne sais pas ce que je vais faire lorsque je l’aurais sauvé, comment le soustraire au jugement des chasseurs, comment lui trouver une porte de sortie. Mais je dois faire quelque chose, cette fois-ci je ne renoncerai pas.
Un bruit derrière crisse sur la pierre ; immédiatement, le troll se raidit, manque de tomber, se colle au mur. Le vampire qui s’est rapproché n’attendait que ça ; ramassé, il se jette sur le troll en déséquilibre, toutes griffes dehors. Ce sera sa dernière erreur. Bien plus rapide qu’on ne pourrait le croire, le troll lance son poing sur le vampire qui percute au niveau du plexus. J’entends, comme tous les autres, les os pourtant si résistants qui craquent de concert. Le corps du vampire reste une seconde collée contre le mur contre lequel il s’est écrasé, puis retombe, glisse de la balustrade, chute jusqu’au sol. Le bruit mat du cadavre qui s’écrase sur le trottoir retenti dans un silence assourdissant. Je ne peux m’empêcher de me demander si le vampire est bien mort : son torse est enfoncé, perforé comme si un canon l’avait frappé de plein fouet ; on dit pourtant qu’il faut leur trancher la tête pour qu’ils meurent tout à fait. Cruel dilemme de médecine monstrueuse. Le troll ne quitte pas des yeux le corps six étages plus bas, signature irrémédiable de sa condamnation face aux forces du Conseil. Je ne lis plus aucune peur dans ses yeux, juste la fatale constatation de la fin. Alice a-t-elle lu la même chose dans les miens ? Peut importe, je suis prêt à me battre.
Les deux secondes de répit offert par la chute du vampire sont écoulées. Autour de nous, des bruits de mouvements précipités se perdent dans les ombres. Ils se rapprochent, vont passer à l’assaut. Un éclair dans la nuit et ils sont tous sur lui. Un premier vampire agrippe sa jambe tandis qu’un autre passe dans son dos. Déséquilibré, incapable de frapper, le troll bat des bras pour ne pas tomber dans le vide. Un autre chasseur arrive sur lui, de face, se prend un coup de point à abattre un mur de pierre et chute au sol dans un cri de surprise. Il s’empale sur le grillage du bas, libérant des litres et des litres de sang sur le trottoir. Le bras du troll qui a frappé est tenu d’un coup par un vampire qui plante ses crocs dans la chair, commence à boire le sang à très grande vitesse. Les deux autres qui ceinturent l’immense créature font de même. Aussi impensable que cela puisse paraître, je vois le troll changer de couleur, blêmir alors qu’il est vidé par ces sangsues de son essence vitale. Avant même que j’ai pu esquisser le moindre geste, deux autres chasseurs ont plongé sur le pauvre résistant, finissant de l’ensevelir sous une marée de corps qui mordent, frappent, griffent et déchirent. Le sang gicle de partout. Je n’ai pas les armes pour les tuer tous, pas la force brute. J’envoie toute ma force dans le troll, vais puiser en urgence dans ses rêves pour raviver ses forces et les décupler, terrifié à l’idée que cela ne change rien à la bataille.
L’effet est immédiat. D’un coup la montagne empilée se remet à bouger. Un direct violent propulse le vampire qui tenait le bras contre le mur de l’immeuble. Le court répit permet au troll de l’agripper par le cou et de serrer un coup sec. Craquement sec des os, la tête du chasseur retombe dans un angle impossible. Coup de coude du troll en arrière pour se débarrasser du vampire dans le dos, sans succès mais il repousse son assaillant et est maintenant de plus en plus libre. J’ai libéré une sorte de fureur en lui, une envie de vivre qui le pousse très au-delà de ses limites habituelles. Chez les vampires, c’est la panique ; mais ils ne sont pas encore vaincus. Je prépare une autre attaque de cauchemar, similaire à celle avec laquelle j’ai vaincu le loup-garou en bas. Je ne la lancerai jamais.
Ma jambe est prise par un étau qui manque de la broyer sur place. Un coup d’œil en contrebas me montre un vampire que je n’avais pas vu passer sous moi. Il me tient fermement, je n’ai pas la force de le repousser. Mais je n’avais pas la force non plus de me hisser ici ; pourtant je l’ai fait. Je n’ai pas envie de douter de ma force ce soir, j’ai envie qu’elle existe vraiment. J’y crois de toutes mes forces et j’écrase mon poing sur le visage du vampire. Il ne bouge même pas. Il y aurait donc des limites au rêve. Il se hisse d’un geste au niveau du parapet de pierre, un sourire mauvais aux lèvres. Un hurlement du troll derrière me fait détourner les yeux. Je le vois se débattre alors que d’autres chasseurs sont venus à la curée. Il serre les dents, encaisse les coups comme s’il attendait que tous soient sur lui.
C’est au moment où le poing du vampire face à moi s’enfonce dans mon estomac que je comprends : à la seconde où ils sont tous accrochés à lui d’une façon ou d’une autre, il sourit, se tourne vers moi pour un dernier échange de regards et saute dans le vide. Lui et moi tombons tous les deux en parfaite synchronie ; mais ma chute est arrêtée par le vampire qui me rattrape au vol. Lui continue de chuter avec tous ses adversaires. Le bloc de corps monstrueux heurte le grillage d’en bas avec un bruit de crissement sinistre et si puissant qu’il doit réveiller en instant tout le quartier. Un hurlement part de la foule qui commence à fuir, les chasseurs restés au sol accourent vers cette mer de sang, de membres sectionnés, de vampires empalés par endroits. Le troll, lui, gît inerte, percé par cinq ou six pics du grillage en fer. Je sens qu’on me hisse, j’ai l’impression de voler. Je suis face au vampire, visiblement satisfait de sa prise. Je prends un plaisir certain à détruire ses univers internes, au sein même de son imaginaire et de l’enfermer à jamais dans un cauchemar sans nom qui n’a pas d’issue. Je titube sur le parapet, lance mon appel. Saned, ma fidèle ombre, apparaît immédiatement, m’enveloppe en elle. Doucement, elle glisse dans la nuit, loin du carnage, loin des chasseurs, loin de mon premier combat.
Dream – 04 – La partie de baseball
Ambiance Musicale : Lou Reed, Animal Language
L’impact est d’une violence inouïe. C’est à la fois beau, simple, parfait. Le son de la batte lancée à toute force résonne dans tout le stade. Tout le monde regarde avec les yeux exorbités, les oreilles sonnées par le bruit, le corps en émois, éberlué par la puissance du choc. Chacun, dans un même geste fait à toute vitesse, tente d’accrocher du regard le projectile qui fuse dans la nuit, qui monte, qui monte…et qui disparaît de la vision de tous, avalé par le ciel noir.
« Home Run ! »
Le cri de l’arbitre déclenche des hurlements de liesse qui vient briser l’interdit de ne pas faire trop de bruit. C’est comme une marmite couverte dont l’eau bouillante, trop longtemps refrénée à l’intérieur, vient de pousser en force le couvercle et jaillit dans les airs. Les déchaînements de joie devraient être mathématiquement contrebalancé par une bonne moitié des spectateurs, a priori du côté de l’autre équipe. Mais là c’est raté parce tout le stade ou presque est de notre côté. Je crois qu’ils ont tous misé sur la mienne à cause d’Haruko. Celle-ci vient de jeter négligemment sa batte au sol et avance en sautillant d’une base à l’autre sous le regard noir de nos adversaires. Du haut de sa chaise piquée à un terrain de tennis je ne sais où, Herbert le vieil homme-bête (à ne pas confondre avec un loup-garou, surtout ces derniers temps) valide d’un grand geste du bras les deux points marqués, déclenchant une nouvelle salve d’applaudissements. Ceux-ci gagnent encore en intensité lorsque ma petite japonaise passe la ligne de victoire, claquant en signe de victoire les mains de toutes les chimères qui en possèdent. Le pauvre Saned qui piaffait en dernière base n’a pas eu droit, lui, à un seul égard du public. Ce n’est pas grave, il n’a pas l’air jaloux et s’est jeté, lui aussi, dans l’embrassade fraternelle.
« Chimaera All Stars 7, Wandering Monsters 5! Nouveau joueur à la batte ! »
Murray s’empresse de prendre sa place, le gros morceau de bois coincé entre les dents. Pas très règlementaire mais vu la morphologie des uns et de autres, il faut s’adapter. Sur le terrain comme dans les gradins, toutes les couleurs de peau (du bleu au jaune fluo), toutes les morphologies (cornu, bipède, quadrupède, bras ou têtes multiples), toutes les consciences (du meurtrier de petits enfants au défenseur de la veuve et de l’orphelin) sont rassemblés. Si j’étais sage je regarderai le stade de New York Yankees de nuit et je serais fier de moi, fier d’avoir rassemblé autant de monstres de tous horizons autour d’une rencontre festive alors que la guerre est à nos portes, fier d’unifier tous ces gens le temps d’une soirée. Mais je ne suis pas sage, pas ce soir. Et j’adore le baseball, c’est une de mes grandes faiblesses. Moi et William, le fantôme pirate qui a rassemblé l’équipe adverse, sommes côté à côté contre la grille qui nous sépare du terrain, hurlant à qui mieux mieux, agrippant la barre en métal à la tordre lorsque c’est au tour d’un pioupiou de notre équipe de jouer. Pas une seconde je ne pense à le battre, à créer un antagonisme avec lui ; je suis sûr qu’il en va de même pour lui. Seule compte la beauté du sport, les actions d’éclat, le panache. On est de la vieille école tous les deux, on se bat pour la forme moins que pour le résultat. Mes cheveux bleus sont plus que jamais d’actualité ce soir.
La foule est dans le même état que nous. Il faut dire qu’on a pas l’habitude de rigoler ces jours-ci…n’empêche, je ne m’attendais pas à un tel succès. Et surtout je ne m’attendais pas à une compétition aussi serrée ! Le coup miraculeux d’Haruko, notre joueuse phare, vient de nous sortir d’une égalité qui dure depuis trois reprises, amenant la rencontre à un pic de tension impensable. Lorsque j’ai mis sur pied cette rencontre, trois jours après ma petite sortie nocturne, deux soirs après avoir vu de mes yeux la mort annoncé de notre univers monstrueux tel qu’on le connaissait jusqu’ici, jamais je n’aurai imaginé que tout le monde viendrait. J’ai les sorcières, les hommes poissons, les trolls, les ogres, les lutins, même une licorne, et géant. Plus tous ceux que je ne compte pas, perdus dans l’obscurité forcée du stade (qui ne gêne à vrai dire pas grand monde, on voit tous dans la nuit). Il faut être discret, rien de tout ça n’est autorisé, ni pas les hommes, ni par le Conseil. Ça aussi, ça fait partie du plan, rassembler tous les rebelles, les exclus, ceux qui sont prêts à défier l’autorité tout en sachant ce que ça coûte depuis la mort ô combien médiatisée du troll. Tout le monde sait ce que les chasseurs du Conseil ont fait ce soir-là et, de manière très surprenante, tout le monde sait ce que j’ai fait moi. On n’en parle pas, pas encore, avec William, l’émissaire désigné. C’est le coach le plus nul que je connaisse, mais je ne vaux guère mieux. Le niveau est donc le même, amenant une rivalité et une compétition acharnée.
« Third out ! Murray dehors, nouvelle reprise ! »
William hurle sa joie alors que le pauvre Murray n’a pas touché une seule des trois balles auquel il avait droit. Je serre le poing et le tend vers lui en signe d’encouragement, ravivant la flamme dans ses yeux. L’équipe avant tout, peu importe les impairs personnels. Il a l’air convaincu et fait la danse de la victoire avec les autres alors que mon équipe remporte largement la manche et s’engouffre dans la huitième reprise le moral à bloc. Les chimères, mes chimères, mes enfants, comme je vous aime. Je vous vois vous repartir en courant sur la pelouse du Yankee Stadium, concentrés comme jamais dans ce match qui semble si futile alors que le compte à rebours de la guerre file comme le vent. Jamais aucune minute n’est aussi douce que celle que l’on savoure lorsqu’on est en sursis. Je savoure donc cette soirée comme nulle autre, je sais qu’il n’y en aura pas de similaire avant longtemps. Je crois que tout le monde a fait, inconsciemment ou non, le même calcul. Ils sont venus voir, observer celui qui a dit « non », constater s’il en avait des comme eux, des gens qui se lèveront aussi dans peu de temps, tenter de voir un espoir de victoire face au Conseil et ses chasseurs. C’est aussi ça leur joie ce soir : être ensemble, entre rebelles, mais aussi savoir que tant sont là et que la tyrannie qui se prépare n’est pas encore gagnée, que la lutte est possible, viable, la victoire un peu plus qu’un fol espoir.
« Dis donc, Dream, c’est pas du jeu ! Si tous tes batteurs mettent les balles en orbite, je vois pas comment on va s’en sortir. »
« Rho, ça va hein ! »
On rigole en sentant le sol trembler sous les pas du nouveau batteur des Wandering Monsters, un gros truc vaguement humanoïde, gros comme un éléphant dans un corps de trois mètres de haut, le tout perché sur des toutes petites pattes qui lui donne un air comique en diable.
« Mon Dieu, faîtes qu’il ne touche personne avec sa frappe… »
« Allez Franky, montre leur ce dont tu es capable ! »
C’est pas bien, on devrait être les grands garçons ici, nous, les deux capitaines. On aurait dû se faire une réflexion de peine à jouir du style « ô quand même, il faudrait leur dire de faire moins de bruit ». Mais force est de constater qu’on s’en fout, qu’on est nous aussi sous le coup de l’ivresse qui parcoure tout le stade. Les mouvements de foule qui me font si peur d’ordinaire sont ce soir synonyme de joie partagée. La première frappe de Franky envoie un coup de vent qui nous fait presque tomber à la renverse et nous fait marrer de plus belle. C’est pas bien mais c’est ce dont on a envie, besoin ; ils peuvent venir ce soir, les chasseurs du Conseil, on saura les accueillir comme il se doit. D’un geste trop naturel et trop jouissif, j’extirpe une cigarette de ma poche, la fourre dans ma bouche et l’allume avec mon vieux briquet en argent. J’inhale la fumée à pleins poumons, conscient de l’interdit brisé, de la joie singulière que ce geste pulsionnel et esthétique m’apporte. La fumée est un passage vers l’absolu, je suis conscient du prix à payer pour l’avoir, le calcul est toujours en ma faveur. Nouveau coup de vent, Sagav se débrouille mieux que prévu au lancer. Encore une balle courbe comme celle-là et on change de batteur. Autour de nous, les cris et la liesse continuent de plus belle. Je joue machinalement avec mon briquet magique, pense aux trois molosses que je peux invoquer grâce à lui, à mon parapluie qui dissimule une lame venue d’Extrême-Orient, mes bottes ensorcelées…je ne sors plus sans être armé désormais. Je constate que William lui aussi a pris ses vieux pistolets à mèche. Combien parmi nous s’arment dans l’ombre, prêts au combat, ravivant la tension qui monte en flèche depuis le dernier conseil ? Je suis prêt à parier qu’ils sont nombreux. Une nouvelle bourrasque manque de nous mettre à terre, chassant mes mauvaises pensées. Ce coup-ci, Franky a touché sa balle courbe qu’il propulse au ras du sol jusqu’au bout du stade, défonçant une partie du mur du fond. Les chimères se sont judicieusement jetées au sol pour éviter le projectile et courent maintenant pour récupérer la balle encastrée. Fort heureusement, Franky est aussi nul à la course qu’il est fort pour taper. C’est donc une course contre la montre qui s’engage entre lui qui lutte pour faire toutes les bases pendant que la pauvre Cindy jure tout ce qu’elle peut en essayant d’extraire la balle.
« Putain de match, hein Dream ? »
“Tu m’étonnes, vieux! Je suis sûr qu’ils en prennent plein les yeux dans les gradins ! »
William rigole d’un petit grognement qui est sa marque de fabrique quand il rit sans joie.
« Te goures pas, garçon ; c’est toi qu’ils sont venus voir, pas autre chose. »
Je retrouve un peu de sérieux alors que c’est la panique dans mon équipe : Franky arrive en troisième base et la balle est toujours vissée dans le mur. Je crois qu’il va falloir accepter le fait que les Wandering Monsters vont revenir au score. Je crois aussi que le vrai sens de la rencontre va commencer entre moi et William.
« Ça va péter Dream, ça va péter sévère. »
William me sort ça d’un coup, la mine grave. Je hoche la tête pour lui faire signe de continuer.
« Kelanor, le troll qui s’est fait choper il y a trois nuits, était un des activistes les plus virulents contre le conseil. Je sais pas si t’as suivi mais au moment où t’es intervenu il venait de placer un bon paquet d’explosifs juste sous les sièges des membres du Conseil, en pleine salle de réception. »
« Sérieux ? Des explosifs…mais pourquoi ? »
« Tu sais pas à quoi ça sert d’ordinaire ? »
« Si…mais des explosifs c’est absurde. Nous on lance des boules de feu, on envoie des démons, on maudit nos ennemis. Utiliser des armes conventionnelles c’est perdre tout ce qu’on est, c’est aller contre notre nature. »
Il a l’air choqué par ma remarque esthétique. Elle n’a rien d’esthétique malheureusement, elle est fondamentale. La culture de la guerre est un paramètre vital dans un conflit, elle détermine les armes qu’on utilise, la façon de se battre, les tactiques à utiliser, quelles seront nos forces, nos faiblesses. Se focaliser sur le résultat immédiat est une erreur que trop de gens ont fait et qu’ils ont payé en voyant la victoire s’envoler. J’ai le sentiment foudroyant qu’on va perdre cette guerre tel que c’est parti.
« Toujours est-il qu’il s’est fait passer pour un mec de la sécurité pour placer sa petite surprise. Je ne sais pas comment il s’est fait choper mais il a fui le bâtiment alors qu’il était déjà traqué par les chasseurs. »
Je hoche la tête, perdu dans mes pensées. J’imagine l’angoisse chargée d’adrénaline de Kelanor le gros Troll lorsqu’il fuyait les chasseurs, probablement déjà conscient qu’il était condamné, la peur vrillant son ventre alors que les vampires et les loups-garous lui donnaient la chasse. L’esprit en berne par la terreur de la mort imminente, tout monstre qu’il soit, il est monté sur le rebord de l’immeuble où je l’ai trouvé, sans autre espoir que de gagner du temps. La conscience de ma propre mort me saisit au moment, plus ancien, où je l’imagine faire son choix, décider de risquer le tout pour le tout afin de piéger les sièges du Conseil au risque de sa vie. Intimement, je suis persuadé de ne pas avoir ce courage, ou cette folie, là. J’espère que tous ceux qui sont venus me voir ne s’attendent pas à m’ériger en chef de file, prêt à tout risquer. Je n’ai jamais eu la vocation d’un martyr.
« Ils vont venir ce soir tu sais. »
« Ça m’aurait étonné que le Conseil ne place pas un agent ou deux dans les gradins pour observer ce qui se passe…Ton deuxième batteur vient de se faire sortir. »
Il me regarde avec une moue dubitative, l’air de dire « à quoi tu joues Dream ? Tu crois vraiment que ce match compte vraiment ? ».
« Tu vas pas faire la connerie de les buter, hein William ? »
« Ce sera toujours des mecs en moins à descendre en face. »
Je soupire en pensant à la difficulté impossible que ça va être de nous unir tous ; on a chacun des méthodes différentes de se battre, des idées très arrêtées sur ce qu’il est judicieux ou non de faire. Sans un chef, une tête pensante pour donner des ordres, nos actions vont se disperser et perdront en efficacité. Au mieux on ne parviendra pas à agir de manière concertée, au pire on va se tirer nous-même dans les pattes.
« On a besoin d’un chef, Dream. »
La phrase qui fâche est lâchée, déclenche en moi un frisson urticant. Je ne veux pas de cette place, je ne veux pas prendre cette décision sérieuse et responsable, mettre sur mes épaules le poids de la victoire ou de la défaite.
« Je sais Will. »
« Mais tu veux pas du rôle titre. »
« Non. »
On regarde le terrain sur lequel nos équipes s’ébattent encore joyeusement, mais c’est plus pour éviter de se regarder l’un l’autre que par intérêt dans le résultat du match désormais.
« Tu vas quand même pas passer du côté des chasseurs, hein ? »
Il y avait presque de la supplique dans sa voix. Il ne croit pas à cette éventualité mais il veut me l’entendre dire, que je le rassure. Tout le monde a en tête le petit numéro d’Haggis et ma nomination en temps que « chef d’investigation ». Bien sûr, j’ai joué sur les mots, les ordres, les prérogatives. De limier je suis devenu psychologue des monstres, prétendument pour apporter la précieuse civilisation du Conseil aux âmes égarées. Tout le monde a bien compris que c’est pour gagner du temps et éviter de me soustraire aux ordres sans pour autant froisser le Conseil. Depuis, plus de nouvelle des cinq chefs. J’ai attendu la sanction, le jugement, le rappel à l’ordre. Rien n’est venu. Pareil après l’épisode de la mort de Kelanor ; je me suis préparé longuement cette nuit-là la venue d’un sbire vampire de Balthazar ou un loup-garou de Gonzales. Rien, encore. Pourquoi alors m’avoir pris à partie durant la réunion, pourquoi m’avoir donné un titre, des droits, une mission ? Pour pouvoir me mettre hors course au bon moment ? Je sens les machinations du Conseil planer sur moi d’autant plus qu’aucun courroux ne s’est abattu jusqu’ici.
« Non Will, non je ne bosse pas pour ces gars-là. »
Il a l’air sincèrement rassuré. Je ne suis pas fier de moi mais je constate que j’ai utilisé par réflexe mes pouvoirs pour m’assurer que sa réaction était sincère, qu’il n’était pas une taupe envoyée pour me tester. J’en ai brusquement très honte ; j’aime beaucoup William, son tricorne noir qu’il porte fièrement sur la tête, sa pipe qui fume éternellement à ses lèvres, sa barbe qui a été blonde il y a longtemps et qui maintenant aussi translucide que tout son corps éthéré. William et moi sommes amis depuis très longtemps, depuis l’Europe en fait. Une autre guerre que celle qui couve nous a unis, nous et quelques autres. Beaucoup de temps a passé, notre amitié fusionnelle s’est délitée, on ne se voit plus autant qu’avant. Mais on reste de bons amis.
« Il y a du monde de notre côté tu sais, Dream. Beaucoup de gens forts qui ne demandent qu’un mec capable de parler pour les fédérer. Tu n’auras même pas à te battre. Il faut juste donner un drapeau à ces têtes de cons qui ne peuvent pas mettre de côté leurs ego pour s’entendre ; à moins que l’ordre ne vienne d’un chef qu’ils ont accepté et qu’ils respectent. »
« Tu crois vraiment que je suis le mieux placé pour ça ? Au dernier conseil j’ai surtout l’impression d’avoir gagné le premier prix de méfiance de la part de tous les bords… »
« Tu sous-estimes ce que tu as fait avec Kelanor ; c’est la véritable étincelle qui va mettre le feu aux poudres et tu étais là quand il fallait. Et puis les gens sont plus sensibles aux actions qu’aux paroles, aussi néfastes soient-elles. Au final, le Conseil t’as rendu service : en prenant le temps de pactiser avec toi devant tout le monde, ils t’ont donné de la valeur, ils ont révélé à tous ceux qui étaient là à quel point tu es important. »
J’aimerais tellement lui dire d’arrêter de me brosser dans le sens du poil, qu’il ressemble à un vendeur en assurances à tenter de me refourguer cette charge mortellement dangereuse sur le dos. J’aimerais surtout pouvoir lui dire que je suis insignifiant, que je n’ai pas la puissance qu’on me prête. Mais Je mentirais. Depuis ce fameux soir du troll je sens la force du pouvoir qui croît en moi. Je n’ai jamais testé mes limites, je ne connais ni la source de mes tours ni ce dont je suis capable si je pousse à fond. Ce que j’ai accompli ce soir-là m’a surpris, mais pas tant que ça. Intérieurement, j’ai toujours eu l’intuition que je laissais mes pouvoirs dormir, que je n’ai jamais tenté d’atteindre mon plein potentiel. Qui sait ce dont je suis capable au fond ? Et s’il faut faire de grands discours…disons que je pense pouvoir gérer de ce côté-ci. Mais il me manque l’essentiel.
« Non Will. »
« Pardon ? »
« Non Will, je ne prendrais pas ce rôle. Pas parce que potentiellement je n’en ai pas les épaules, mais parce que je n’en veux pas, je n’y crois pas. »
« Tu ne crois pas en la victoire sur le Conseil ? »
« Non, je ne crois pas à moi en tant que leader de la Rébellion. »
J’ai mis toute la sincérité que j’ai pu dans mes paroles, malgré la culpabilité, malgré l’envie narcissique d’être érigé en sauveur et en chef. Il hoche la tête, lentement.
« Je comprends. »
J’entends bien que ça l’emmerde, qu’il va devoir improviser avec un second choix à partir de maintenant ; mais il est malin et il sait comme moi que se lancer dans un travail dont on n’a pas envie est l’assurance d’un échec. Je le sens un peu amer tout de même.
« Dream ? »
« Oui, Will ? »
« Je peux te poser une question ? »
Je le regarde sans comprendre ; j’ai toutefois l’intuition que c’est une question blessante qu’il a du mal à sortir.
« Et si c’est ta nana qui te l’avait demandé, tu aurais fait quoi ? »
La surprise me laisse sans voix. En moi, un torrent d’émotion se déverse alors que je joue la scène dans ma tête à toute vitesse. J’aurai dit « oui », bien sûr que j’aurai dit « oui », sans même hésiter. La fulgurance de cette constatation face à laquelle aucun mensonge n’est d’utilité me laisse pantois. Mon silence et mon visage déconfit sont suffisamment éloquents pour William qui a maintenant sa réponse.
« C’est tout ce qu’on vaut pour toi Dream ? Tu es prêt à jouer notre destin à tous pour une humaine ? »
La question vient me frapper comme un coup au creux de l’estomac. L’aiguillon de la culpabilité lui fait suite. Oui, je suis prêt à tout pour elle, quitte à voir mourir le monde que je connais et mes amis. Ma vision commence à se brouiller malgré moi : le yankee stadium perd en consistance, je vois le visage de William qui se change, s’allonge, ses cheveux deviennent d’un rouge vif, ses pistolets ses sont changés en une longue épée que je n’aurai jamais la force de manier. D’un coup, je décroche ; je suis sur les remparts d’un château à lutter contre des hordes d’adversaires. Je suis le magicien aux cheveux bleus, j’affronte mon destin, emportant avec moi la fin du monde tel qu’on le connaît. Tout peut bien mourir, tout du moment que je sauve celle que j’aime, la femme en blanc. La certitude de ces conviction, égoïstes et définitives, me heurte autant qu’elle fait écho à mes propres interrogations. Qu’importent les morts, fussent celles de mes amis, je ne vis que pour elle. La vision se brouille, s’adoucit, devient plus complexe. Non, ce n’est qu’un reflet que j’ai plaqué sur lui. Il se bat pour ce qu’il croit juste. Qu’importe sa mort à lui du moment que ceux qu’il aime peuvent vivre dans un monde où le rêve est possible. Je rentre dans mon corps avec la même violence et vivacité que j’en suis sorti. Dans mes veines, je sens la présence physique de la résolution du magicien aux cheveux bleus qui me parcoure. Une énergie nouvelle se répand en moi, faisant sauter des barrières que l’angoisse avait instauré. Je n’ai plus peur des conséquences, plus peur de la disparition d’Alice la nuit dernière, je n’ai plus peur de rien.
« Je ne vous laisserai pas tomber Will. Mais je ne suis pas votre homme ; pas encore peut-être…mais je me battrais comme tout le monde ici, ça tu peux en être sûr. »
Il a l’air rassuré, et surpris de la force de ma voix, comme si celle-ci transmettait mieux que jamais la force de mes convictions.
« Bien. Merci Dream. C’est important tu sais de savoir que tu es dans notre camp, tu n’imagines pas combien de gens attendent cette certitude. »
« Je n’aime pas les camps, je n’aime pas la guerre. »
Il rigole de son rire factice que je lui connais si bien.
« Qu’est ce que tu crois, vieux ? Que les choses peuvent s’arranger comme ça, sans mort, sans choix, sans sacrifice ? »
« Ho, Will, arrête s’il te plaît… »
« Non, écoute Dream : personne n’a envie de crever, personne. Mais à la différence de toi et de tes chimères, tous ceux qui sont venus ici ont pris un risque. Jusqu’ici tu as réussi à vivre dans ton coin, sans rien risquer, à passer entre les mailles du filet. Mais c’est fini, que tu le veuilles ou non. La guerre est ici, sur nous tous et il faut choisir un camp, prendre position. On ne peut plus rester sur la touche à faire péricliter nos pouvoirs en attendant que ça se passe. »
« Qu’est ce que tu essayes de me dire ? »
« Que ça fait un paquet d’années que tu es sur le banc de touche, que ça fait un bail que tu te laisses vivre à tous points de vue et que cette guerre est aussi l’occasion pour toi de prendre la vie à pleines mains plutôt que la rêver. »
« C’est con, c’est un peu ma spécialité… »
« Non. Toi ta spécialité c’est de faire rêver les gens, monstres ou humains. Si tu oublies ça tu oublies qui tu es. Arrive un moment où la rêverie devient végétation dans son coin, arrive un moment où il faut vivre ses convictions plutôt que de les imaginer. C’est ton moment Dream, ton histoire, ne les laisses pas passer. »
Je le sens prêt à ajouter quelque chose mais les cris du stade nous empêchent de dire quoi que ce soit d’autre. Tout à notre discussion, nous avions oublié le match qui vient de se clore à l’instant avec une victoire sans appel de mes chimères. Elles se tombent dans les bras en criant alors que je regarde le score avec un sourire ; 9 à 8. Pas mal pour une première sortie. Quand on aura gagné la guerre, on fera la revanche pour fêter la fin des combats. Will me tape gentiment sur l’épaule, en signe de congratulation. Je lis aussi dans ses yeux la résignation à quitter la douce paix qui est encore la nôtre pour ce soir et s’enfoncer dans les méandres de la guerre. Qui sais ce qu’il restera de notre amitié après ce conflit, qui sait quelles terribles épreuves, combats, morts, trahisons, tortures, lâchetés nous attendent ? Qui sait comment nous nous en sortirons, quel que soit le résultat ? Je le vois s’éloigner pour remonter le moral de son équipe et du gros Franky qui pleure la défaite des Wandering Monsters. Je laisse pour ma part mes chimères à leur joie, profiter des applaudissements de la foule, de ce moment magique qui n’appartient qu’à eux et dont ils se nourriront lorsque les heures sombres s’abattront sur eux plus tard. Ce soir c’est la fête ; demain il n’y aura que la guerre.
Dream – 05 – Les retrouvailles explosives
Ambiance Musicale : Michael Buble, Dream A Little Dream of Me
La foule s’est dispersée très vite après la fin du match. Will a pris congé avec son équipe après les poignées de main fraternelles de rigueur entre mon équipe et la sienne. J’ai lu dans l’insistance de son regard toute l’importance qu’il place sur notre petite discussion à tous les deux, l’incertitude qui est la sienne quant aux actions que je vais prendre dans la guerre. Je lui ai souri du mieux que j’ai pu, soutenant son regard sans fuite afin de lui montrer que j’ai saisi le sens et le poids de tout ce qui s’est dit. Avec la discrétion qui est la nôtre depuis des siècles, les monstres se sont évaporés dans la nuit, laissant le pauvre Yankee Stadium seul. Le Yankee Stadium et moi. Je n’ai pas quitté ma place, appuyé sur la rambarde de fer juste à côté du terrain, la cigarette aux lèvres, à jouer avec mon briquet en argent. Je me délecte de ces moments de calme après la tempête, récupère au passage tous les rêves de victoire laissés par les spectateurs et les acteurs du match. La facilité avec laquelle je m’imprègne de toute cette énergie, vitale pour moi, me semble naturelle. Jusqu’à hier, je pensais ne pouvoir me repaître que d’un seul esprit rêvant à la fois, je croyais que seuls les humains pouvaient m’apporter cet élixir magique qui me maintient en vie, donne corps à mes chimères, alimente mes sorts. Alice, je pense à Alice.
Elle est parti hier, comme dans un rêve. Je me suis réveillé au matin et elle n’était plus là. Le grand lit m’a semblé si vide et froid sans elle ; pourtant, je m’y attendais. Quelque chose a changé entre nous depuis la réunion du Conseil, accumulation du coup de téléphone de sa mère, ma réaction face à l’ultimatum des cinq tyrans, la nuit de la mort de Kelanor où nous avons fait l’amour comme on se dirait adieu…Je ne crois pas à une action déterminante qui aurait tout changé, plus à un enchaînement malheureux et pourtant presque inévitable, ou que je n’ai pas su enrayer, qui nous a amené là. Alice est parti ; mon Alice ; celle que je pensais être la source de ma puissance, celle dont le jugement et les envies guidaient ma vie. Je me suis senti seul, très seul, et pourtant plus libre qu’avant. J’ai cru un moment que c’était Sagav qui l’avait tué mais je sais maintenant qu’il n’en est rien. C’est elle et elle seule qui a pris sa décision. En un sens, ça me rassure. Je m’étais beaucoup attaché à elle, rien ne m’aurait plus blessé que de lui faire du mal.
Les femmes me quittent rarement, d’habitude. D’ordinaire, c’est moi qui les tue à travers mes chimères via un processus que je ne comprends pas, dont je n’ai pas conscience de vouloir mais qui se répète à chaque fois. C’est ce qui m’a initialement amené à percer le mystère de mes origines, mon rapport ô combien fusionnel et funeste avec mes Alice. Je les trouve, je les recueille, je les fais rêver, me nourrit de leurs rêves en retour, les aime ; puis je les tue. Je n’ai jamais compris pourquoi. Je n’y ai pas cru au départ, je ne voulais pas y croire. C’est après la mort de la deuxième que j’ai commencé retourner à la Cité des Songes, la ville d’où je viens selon les légendes et à laquelle j’ai accès en rêve. C’est un voyage très périlleux, très éprouvant mais qui est devenu de plus en plus vital pour moi. Je devais comprendre pourquoi je donnais la mort à ces femmes que pourtant j’étais certain d’aimer et de vouloir protéger. Seul un retour à mes origines pouvait me donner les réponses sur des parties de moi-même que je n’affrontais pas de face. Je suis donc retourné à la Cité des Songes. Rentrer là-bas était à la fois totalement surprenant et étrangement familier. C’était comme une vie antérieure que j’aurai passé entre ces murs et qui revenait par bribes de manière sensorielle, par petites touches émotionnelles, intuitives. Mon premier choc fut de rencontrer des gens de mon espèce, d’autres maîtres des rêves. J’ai su à la fois que je n’étais pas seul et en même temps j’ai perdu l’illusion narcissique d’être unique, d’être le bon, le vrai Maître des Rêves. Mon père. Celui qui m’a donné la vie ainsi qu’à tous mes frères et sœurs.
Le contact avec ces derniers n’a pas été facile. J’ai découvert que nous avons tous le même problème, celui d’être perdu dans nos mondes intérieurs. La richesse et la tangibilité de ce que nous éprouvons dans notre intimité émotionnelle nous coupent des autres, fussent-ils comme nous, armée d’égoïstes qui ne vivent que pour leurs rêves. Rares furent ceux avec qui je parvins à communiquer malgré mes efforts. Je trouvais cependant des gens comme moi, des individus moins autocentrés qui pouvaient sortir de leurs chimères pour se tourner vers les autres, bref des gens qui avaient des choses à partager. Aucun n’avait le même problème que moi, tous m’ont assuré que les réponses à nos questions se trouvaient dans le Château des Songes, la demeure du Maître des Rêves original. Le problème c’est que le simple fait de s’approcher de sa demeure, point central de la ville, rend fou. J’ai bien entendu tenté l’expérience.
La terreur insoutenable qui m’a pris au ventre au moment de toucher le grillage m’a laissé un long moment entre éveil et inconscience. C’était comme une vague déferlante de pouvoir pur, une force sourde qui trouvait en un éclair toutes mes failles et faisait exploser en moi des détonations de peur primale. J’ai recommencé le lendemain, et le jour suivant. Ça fait six ans maintenant que j’y retourne tous les soirs, pour savoir, pour comprendre. Les autres me croient fou, se demandent quand je vais y rester pour de bon. Je suis le seul à essayer un tel stratagème ; ceux qui ont péri dans une telle entreprise sont morts depuis bien longtemps Il ne reste d’eux que des légendes et un interdit sacré, celui de ne pas recommencer. Moi je recommence, jour après jour. J’ai la certitude, aussi absurde soit-elle que les réponses à toutes mes questions sont là, derrières ces grilles que je même parvenu à franchir certaines fois, pour toujours me perdre dans les jardins du château, sans même en atteindre la porte.
Je ne sais plus quoi penser de moi, de cette guerre, de William, des autres, d’Alice, de tout. Ma fumée s’élève dans le ciel du stade, semblant prête à rejoindre les cieux. Dieu voit-il passer les volutes des fumeurs lorsqu’elles parviennent jusqu’à lui ? Je souris, imaginant un vieux monsieur apaisé qui regarde négligement passer la fumée de ma cigarette, se dire en son for intérieur « ha tiens, c’est Dream qui fume seul dans le Yankee Stadium. » et avoir une pensée pour moi, sans jugement, sans autre chose que cette sympathie silencieuse et inerte que l’on prête à Dieu quand on personne d’autre pour penser à nous.
Un éclat de rire qui résonne comme un joyeux chant d’oiseau me fait sursauter et me retourner. Ce n’est pas possible, ça ne peut pas être elle, ça ne peut pas être un moment aussi parfait. Elle est là, à rire de moi, de mon visage, de ma surprise ou un peu tout ça à la fois. Alice, Alice est venue.
« Je savais pas que tu fumais. »
Elle a repris un peu de contenance mais affiche toujours ce sourire radieux et si frais qui chasse toutes mes pensées introspectives en un clin d’œil.
« Ça ne te dérange pas si je suis là ? »
Je fais « non » de la tête, toujours incapable d’aligner un mot. La force des sentiments qui me balayent à cet instant me terrifie. Je comprends toute l’importance qu’elle a dans ma vie, cette Alice si particulière qui a su trouver la porte de mon cœur. Elle vient se poster à côté de moi, perdue dans la vision du stade de baseball.
« J’aurai bien voulu être là à l’heure, voir le match. Il paraît que ça a été une sacrée partie ! »
« Une sacrée partie, oui. »
Elle me regarde plus intensément, semble enfin prendre conscience du fait que c’est elle qui fait ça chez moi. Des pensées folles me traversent l’esprit, des pensées que j’écarte par réflexe de peur mais que je laisse tourner en moi. J’aime les idées folles, les impulsions qui s’enclenchent à certains moments magiques où tout fonctionne entre deux êtres. Je ne laisse pas passer le moment. Doucement, je prends la main d’Alice, je me colle contre elle.
« Star shining bright above you »
Elle ne comprend pas, surprise, capte l’intention au vol et se laisse prendre au jeu.
« Night breezes seem to whisper I love you ».
Je chante ; je n’ai jamais chanté avant. Les paroles sortent naturellement, libres, de ma bouche alors que j’entraîne Alice dans une valse qui la fait sourire puis rire aux éclats.
« Birds singin’ in the sycamore tree. »
Ma voix a gagné en force, en puissance. J’ai dépassé la honte initiale de chanter pour me perdre dans cet abandon absolu, cette expérience divine qui me touche directement à l’âme. Je regarde, émerveillé, le bonheur brut se lire sur le visage d’Alice que je fais danser et qui répond par son sourire à mes paroles.
« Dream a little dream of me. »
Je n’ai certes pas la cadence de l’original, je prends mon temps, laisse chaque phrase sortir avec la magie des rêves d’enfants qui se réalisent. Chaque strophe est une formule magique qui réussit à chaque fois, un souhait qui s’exauce sans cesse. La suite des paroles découle naturellement, nos pas de danse aussi. On fini dans les bras l’un de l’autre, à rire bêtement comme des adolescents amoureux qui réalisent leur désir d’être ensemble. On s’embrasse dans une synchronie parfaite, belle et pure. Je me demande une seconde si j’ai jamais été aussi heureux et replonge immédiatement dans le plaisir de ce moment que je refuse d’analyser. Marre de réfléchir, je veux vivre. Elle se serre contre moi, je la serre en retour, caresse ses cheveux qui me semblent plus doux et adorables que jamais.
« Chante encore, s’il te plaît. »
« Tu aimes quand je chante pour toi, ma toute belle ? »
« Oui. »
Le refrain sort à nouveau de ma bouche, le même qui me semble si approprié que je ne conçois pas d’en chanter un autre. Du coin de l’œil je la vois sourire alors qu’elle pose sa tête sur mon épaule. Je voudrais que ça ne s’arrête jamais. Elle finit toutefois par se dégager un peu à la fin de la chanson, même si on se toujours par les bras. Je dois lui parler, lui dire tout ce qui est resté bloqué dans ma gorge ces derniers jours.
« Tu m’offres une cigarette ? »
« Avec plaisir, ma chérie. »
Je sors la cigarette, l’allume en regardant la flamme de mon briquet projeter des ombres dansantes son visage d’ange. Je la regarde inhaler la première bouffée de tabac et recracher la fumée par la bouche dans un geste que j’ai toujours trouvé terriblement sensuel chez elle.
« J’ai repris. »
« Pardon ? »
« La cigarette. J’ai repris. »
« Pourquoi ? »
« Parce que j’en avais envie, que j’en ai marre de me retenir. »
« Ça se tient. »
On se sépare d’un commun accord muet. Au-delà de la joie pure de se retrouver, il nous faut maintenant aborder des sujets essentiels entre nous. Je m’allume moi aussi une cigarette, m’adosse à la rambarde du stade.
« Je t’aime. »
Elle est prise de court devant l’impact de cette phrase toute simple qui colle tellement bien à ce moment et ce qu’on vit tous les deux.
« Je m’attendais pas à ça, mon chéri. »
Entendre me faire appeler « mon chéri » augmente encore la densité de la magie de cette nuit. Le ton de sa voix est chaud, langoureux, parfaitement accordé. J’ai l’impression qu’on danse toujours sur une partition sans fausse note.
« Je fais beaucoup de rêves en ce moment. »
« Du magicien aux cheveux bleus et de la femme en blanc ? »
C’est mort tour d’être interloqué. Comment a-t-elle fait pour savoir quelque chose d’aussi intime sur mes rêves ?
« Oui. C’est comme s’ils guidaient ma vie en ce moment, qu’il était là, quelque part en moi à murmurer dans ma tête pour me remettre sur les rails quand j’en ai besoin. »
« C’est pour ça que tu t’es teint les cheveux en bleu ? »
« Entre autres. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai l’impression que tu es la seule à qui je puisse parler de tout ça. Ce n’est pas absurde, de se laisser guider aveuglément dans ses choix les plus graves par des rêves d’un autre monde, une figure à peine perceptible de quelqu’un qui n’existe pas vraiment mais à qui tu voues une foi sans faille ? »
J’ai dit ça sans amertume, sans la culpabilité qui m’accompagne d’ordinaire. Je me sens incroyablement libre ce soir. Le rire cristallin d’Alice me fait sourire.
« Pas quand on s’appelle Dream. »
« C’est vrai. »
J’ai murmuré la dernière phrase, conscient que je vais avoir le courage d’aborder la suite.
« J’ai eu très peur de te perdre tu sais, quand tu es partie. »
Elle rit à nouveau, cette fois-ci un peu moqueuse.
« Mais où veux-tu que j’aille, gros nigaud ? »
« Je ne sais pas, n’importe où. »
Elle baisse les yeux au sol ; pourquoi a-t-il fallu que je la ramène à cette facette douloureuse de son existence, celle qui l’a amené jusqu’à moi ?
« Tu me crois si forte que ça ? »
« Oui. »
Le silence s’instaure, sans pour autant nous expédier dans nos mondes intérieurs comme c’est parfois le cas. Même silencieux, même lorsque c’est dérangeant, on continu de vivre ce moment à deux, unis.
« Je les tue d’habitude tu sais, les filles qui partagent ma vie. »
Elle ne répond pas, ne réagit pas ouvertement, comme si elle savait à l’avance.
« Je lutte contre ça, j’essaie de comprendre. »
« C’est Sagav. »
« Quoi ? »
« C’est Sagav qui les tue, pas toi. »
« Lui c’est un peu moi tu sais. »
Elle attend un moment, puis éclate de rire à nouveau.
« Et tu veux que je vienne te délivrer de ça ? »
« Non ! Enfin…je sais pas ! Je voulais te prévenir, c’est tout ! »
Pourquoi ce sourire sur mes lèvres alors que le sujet est si grave et pourrait la faire fuir ? Était-ce si simple d’affronter de face cette facette de moi-même que j’avais tant honte qu’elle découvre ? Elle vient poser sa main sur mon épaule.
« Tu as si peur que ça d’avoir besoin de quelqu’un, Dream ? D’où te vient ce besoin perpétuel de paraître infaillible ? C’est valorisant pour les gens qui t’aiment d’être là pour toi quand tu en as besoin, tu sais. »
« J’avais peur que tu partes si tu l’apprenais. »
« Que je parte ? Que je me barre parce que mon mec ne peut pas être le parfait petit chevalier blanc qu’il aimerait être en toute occasion ? Il faudrait être une sacrée garce pour faire ça… »
Je la prends dans mes bras, bras dans lesquels elle se blottit.
« Tu m’as sauvé la vie, tu te souviens ? Sans toi, je serais morte ; alors je vais pas te lâcher au moment où toi tu as besoin qu’on t’aide. »
Elle redresse la tête vers moi, soudain grave.
« C’est toi que j’ai choisi Dream. Arrête de vouloir me protéger de tout et laisse moi payer le prix de mes choix. Je sais que tu es dangereux, pour moi comme pour d’autres, je sais qu’il y a plus derrière ton masque de gentil garçon sage que ce que tu aimerais croire. À part toi, personne n’est dupe. Mais je suis avec toi, quoi qu’il m’en coûte à la fin. »
Décrire avec des mots la vague de chaleur qui m’envahit à ce moment serait futile. Le langage n’est pas assez riche pour rendre à sa juste valeur la force et la subtilité de ce sentiment qui m’enflamme le corps. D’un geste, j’invoque une vapeur verte qui se solidifie sous nos pieds et nous élèvent jusqu’au toit des gradins sur lesquels on se pose en douceur. Sous nos yeux, la ville brille de toutes ses lumières. Je ne sais plus quoi dire, qu’ajouter après cet aveu qui va bien au-delà de ce que j’avais espéré entre nous ? heureusement, Alice est plus pragmatique.
« Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? »
« Par rapport à quoi ? »
« À la guerre, à toi, à nous. »
Je m’assois sur le toit, elle vient se mettre derrière moi.
« J’ai envie de te dire que je ne sais pas ; mais ce serait faux. J’ai envie de me battre. Je ne m’en suis pas cru capable avant la mort de Kelanor, le troll tué par les chasseurs du Conseil. Je sais maintenant que je peux, pas que j’en ai le pouvoir mais que j’en ai le courage. »
« D’accord, tu vas te battre, mais en faisant quoi ? »
« Je vais tuer les chefs du Conseil. »
Je ne tire aucune fierté du silence que j’impose par ma réplique. Elle ne s’attendait sûrement pas à ça ; j’aurai au moins réussi à la surprendre une fois ce soir.
« Ils veulent que je joue au chef, que je mène les troupes au combat. Mais je n’ai rien d’un meneur d’homme, je n’en ai pas la patience, pas l’envie. Par contre je suis l’un des seuls à pouvoir affronter les chefs sans me faire battre à coup sûr. »
« Tous les cinq ? »
Sa question naïve me fait sourire.
« Non, pas tous les cinq, et pas tout seul. Il y en a d’autre comme moi qui sont forts et sont restés dans l’ombre. J’irai les chercher. »
« Et s’ils refusent ? »
« On verra bien. »
« Et si tu échoues ? »
« On verra bien. »
Je tourne la tête pour la voir enserrer ses genoux dans ses bras, l’air soucieuse et triste. Elle capte mon regard et tourne ses grands yeux vers moi.
« Je ne veux pas que tu meurs. »
« Je ne vais pas mourir. »
« Menteur ! Tu te connais si mal, Dream. Tu ne sais pas à quel point tu peux aller jusqu’au bout. Moi j’ai peur pour toi. »
« Je te promets de faire attention. »
Elle semble se détendre, accepter ma réponse comme sincère ; ce qu’elle est. Je ne veux pas mourir. Elle dénoue ses bras et allonge ses jambes sur le sol de pierre.
« Tu ne t’es jamais interrogé sur la signification de ton prénom ? »
« Alice ? À part l’histoire d’Alice au Pays des Merveilles…non. Pourquoi ? »
« Parce que ça me travaille pas mal en ce moment. J’ai l’impression que c’est très important, voir même la clef du mystère tout court. »
« Le mystère ? Mais le mystère de quoi ? »
« De tout. De mes rêves, de moi, de cette guerre à venir. »
Elle éclate brusquement de rire, me poussant l’épaule pour m’extirper de mon air sérieux.
« Attends une seconde mon chéri : l’histoire d’une petite fille qui rentre dans un trou sombre, qui a besoin d’une clef pour ouvrir une porte quelle cherche tout prix à ouvrir, qui devient un coup grande et un coup petite…il te faut un dessein pour t’expliquer ce à quoi ça correspond ? C’est ça ta recherche métaphysique ? »
Je m’enferme immédiatement dans un attitude boudeuse malgré son beau sourire ravi qui me fait fondre et l’aimer comme jamais. Je n’aime pas qu’on explique les rêves et les histoires avec des explications trop simples, je n’aime pas quoi les dépouille de leur part de mystère, cette aura mystique qui leur donne tout leur charme. Cette part infantile et débridée est mon domaine, si on enlève ça, je perds mon pouvoir, ma place, mon rôle. Je tire ma force de la peur et de la fascination des hommes pour la superstition, leurs croyances. Elle passe ses bras autour de moi en riant, m’embrasse la nuque. Le contact de ses lèvres sur ma peau est électrique, libère un flot de sensations qui me parcoure le corps, me fait ressentir chaque fibre de mon être. Serait-elle la clef vers cet absolu chimérique dont j’ai tant eu l’intuition sans pour autant jamais tenter le grand saut ? Elle, l’humaine étrangère à notre monde, serait-elle le centre de tout ce théâtre monstrueux ?
L’explosion aussi soudaine qu’assourdissante sur Union Square me ramène d’un coup sur terre. On en entend la déflagration jusqu’ici alors que la colonne de flamme monte à plusieurs centaines de mètres dans le ciel, illuminant toute la ville. On reste tous les deux figés, Alice et moi, devant ce spectacle à la fois si beau et tellement annonciateur de malheur. Je repense à ma discussion avec William, au fait de choisir un camp, de prendre position, de vivre ses convictions plutôt que de rêver une vie tandis qu’on végète. D’un coup, le poids de la réalité s’abat sur moi et vient balayer la rêverie duveteuse dans laquelle Alice et moi baignons depuis son apparition. On se lève d’un bond, elle et moi, on se regarde effaré, aussi conscient l’un que l’autre de ce qui est en train de se jouer. C’est trop rapide, trop violent et pourtant c’est là, sur nous. La guerre a commencé.
Dream – 06 – La guerre
Ambiance Musicale : Everlast, Blinded By The Sun
Je marche sur Sullivan Street, passe West 3rd pour arriver sur Washington Square Park. Autour de moi, les humains semblent courir dans un désordre organisé. Ce n’est pas la panique, pas encore, mais ces dernières nuits leur ont réappris à avoir peur du noir, de l’obscurité nocturne. Je vois des mères prendre leur enfant de force par la main pour les ramener dans leur foyer, espérant que la résistance de leur porte et leurs prières tiendront ceux qui sont tapis dans l’ombre de les dévorer. Je vois des étudiants sortir en bloc des bars pour filer dans leur dortoir où le nombre et l’alcool, croient-ils, les délivreront de la peur. Dans leurs regards à tous je vois l’instinct, le sentiment diffus d’être fragiles, victimes, proies. Ils ne parviennent pas tous à mettre des mots là-dessus, rares sont ceux qui intellectualisent ce qui se passe ; mais au fond d’eux ils savent. L’odeur de la guerre est là, palpable dans l’air. C’est une guerre qu’ils ne comprennent pas, qu’ils ne voient pas. Ils ne seront témoins demain que des traces de sang sur le sol, les impacts sur les voitures et les murs, les endroits calcinés. Dans leur cœur, la peur est encore plus vive que l’agresseur est invisible, insaisissable.
J’arrive jusqu’au parc, me surprend à prendre plaisir à voir la grille éventrée sur cinq bons mètres, la bande jaune de la police autour de flaques d’hémoglobine si grandes qu’il aurait fallu saigner trois vaches pour en couvrir l’étendue. Mais pas de forme de cadavre dessinée à la craie, pas de corps, pas de mobile ; tout ça disparaît au petit jour ; du coup, ils sont perdus. Les policiers sont à dix autour de la scène du crime, collés les uns contre les autres, comme si la nuit qui tombe doucement sur la ville pouvait les aspirer, agripper de ses griffes le premier qui s’éloignerait de la masse réconfortante de la multitude. Je suis le seul qui marche au milieu du trottoir, le seul qui ne se colle pas au mur pour rentrer chez lui d’un air empressé. Je n’ai pas le comportement des autres, je deviens suspect. J’imagine que mes cheveux bleus n’arrangent rien. Le déclencheur sera mon sourire en coin lorsque je regarde les policiers, rassemblés en cercle comme des pingouins qui se protègent du froid. Le plus hardi d’entre eux me fait un signe du bras, le badge en évidence et la main sur son arme ; il s’avance vers moi.
« Bonsoir, officier. »
Je n’ai nulle réponse. Il a le visage fermé de ceux qui sont prêts à se jeter sur la source de leur peur, exutoire libérateur qui viendra les délivrer de l’étau qui leur vrille le ventre.
« J’ai dit bonsoir, officier. »
« J’ai entendu la première fois, mec. »
D’autorité, il range son badge, lève sa grosse lampe torche dont il jette la lumière en plein dans mes yeux alors qu’il ne fait pas encore nuit. Connard. Connard qui se réfugie dans la force pour faire taire ses terreurs intimes. Mais ces terreurs, j’en suis le maître. Tu n’as pas vraiment pris la bonne solution pour t’en sortir vivant. As-tu seulement remarqué que tous tes collègues, des types qui vont boire des bières avec toi le soir, qui connaissent le nom de ta femme et celui de tes gosses, ceux sur qui tu comptes tellement en ce moment même ont tous détourné le regard, qu’ils font semblant de ne rien voir de crainte d’être impliqué dans notre conversation. Tu crois que c’est moi qui fait ça ? Tu crois que c’est mon œuvre ? Non, c’est celle de la lâcheté inhérente à ta race. Ces mêmes camarades que tu appelles tes amis te laisseront mourir s’il me prenait l’envie de te tuer dans les ténèbres. J’ai dit que les humains avaient peur de la guerre nocturne dont un nouvel acte va se jouer ce soir, je n’ai jamais dit que j’avais de la compassion pour eux.
« Qu’est-ce que tu fais ici ? »
« Je me ballade, officier. Il y a une loi contre ça ? »
Arrête gros con, arrête de sourire avec ce rictus en coin qui trahi tellement le mépris que tu as pour lui. Fait le mort, prend un air apeuré et laisse le jouir de ses illusions de puissance. La petite voix crie rageusement dans ma tête, priant pour que je fasse un choix sage et adulte.
« Montre moi tes papiers. »
Des papiers…comme si j’en avais. Pour qui il me prend cet imbécile ? Tu n’as pas remarqué que seuls sont dangereux ceux qui ne perdent pas leur sang-froid dans ce genre situation, marque évidente de leur supériorité ? Je vois tes doigts qui tremblent et agrippe la crosse de ton arme comme un enfant agrippe son ours en peluche la nuit pour conjurer le monstre du placard qui en fait grincer la porte. Et ce que tu sais seulement que ça marche ? Non, tu ne sais rien, tu es mort de peur et tu me fatigues.
« J’ai dit : montre moi tes papiers, tocard. »
Mon Dieu, pardonnez-moi d’y prendre tellement de plaisir. Sa lampe torche se met à clignoter, s’éteint, se rallume, s’éteint, se rallume et meurt définitivement. Son visage change totalement d’expression. Brusquement, il est dans le noir. Il est dans le noir avec moi. On ne se dit rien, on ne bouge pas. J’entends avec délectation sa respiration qui s’emballe progressivement, l’irrationnel qui gagne son esprit et paralyse son corps. Il ne comprend plus pourquoi tout son corps se met à suer, pourquoi ses jambes flanchent presque, pourquoi il a brusquement si peur. Je vais te le dire, petit policier : c’est ton instinct, autrement plus clairvoyant que ta raison, qui a depuis longtemps compris à quel point tu es en danger, combien tu es faible et vulnérable face à moi. Le pauvre ; maintenant, j’ai de la pitié pour lui.
« Bonne soirée officier. »
Je pars dans un sourire que je n’ai pas lâché mais qui s’est changé en autre chose, une promesse de douleur s’il me suit dans la nuit. Il ne me suit pas. Alors que je m’enfonce dans les ombres apparues comme par magie (c’est d’ailleurs le cas), il tente de retrouver une contenance avant de retrouver ses potes près du marquage au sol. C’est l’appel d’un de ses collègues qui va le ramener à la vie, l’animer pour le rendre à la lumière. Je l’abandonne pour continuer ma route, contourner le parc et marcher tranquillement dans les rues de West Village. Je ne vais nulle part, je ne veux d’ailleurs pas trop m’éloigner de la maison même si j’y ai laissé des chimères en protection des lieux. Je me contente d’arpenter les rues, cible offerte aux chasseurs nocturnes qui vont sortir d’ici quelques dizaines de minutes. Je veux qu’ils m’attrapent, je veux qu’ils essayent. Je veux en tuer suffisamment pour décider leur chef à sortir de leur tanière, pousser les maîtres à venir voir qui tue ses chiens de guerre à la nuit tombée. Pauvre petit flic, si seulement tu avais su que tu tenais presque en joue celui qui répand le sang des victimes nocturnes…mais je doute que les vampires fassent partie de ta juridiction.
Je marche, seul, avec un curieux goût de déjà-vu singulier. Bizarre comme certains des gestes les plus simples prennent en ce moment chez moi des tournures singulières. Il faut vraiment que je fasse la lumière sur mes rêves du magicien rêveur. La nuit semble tomber d’un coup sur New York, engloutissant de sa noirceur la vie de la ville vrombissante. La cité qui ne dort jamais est bien sage ce soir ; même la lueur des lampadaires semble un faible rempart face aux créatures qui vont se déverser dehors. J’ai envie de chanter, de marcher dans le désert. Bizarre, très bizarre.
Ils m’attaquent alors que je suis perdu dans ces réflexions lointaines. Ils sont cinq ; c’est beaucoup, même pour moi. Pourtant je ne panique pas. Je ne panique plus depuis la soirée avec Alice et le match de baseball qui remonte à une bonne semaine. Depuis l’explosion d’une salle de réunion d’une partie des chasseurs du Conseil à Union Square, c’est la guerre partout le soir. Chaque nuit, les rebelles sortent se battre contre la milice composée de vampires, des loups-garous et de ceux qui se sont rangés du côté des cinq chefs. Que j’ai été triste d’apprendre tous les grands noms qui se sont rangés sous leur bannière tyrannique. Il y a là des gens intelligents, des gens que j’estime. J’ai trop peu d’amis pour les compter dans les rangs adverses, Dieu merci ; mais tout de même, ça fait quelque chose. J’espère ne jamais avoir à choisir entre ce que je crois être juste et quelqu’un auquel je tiens.
La frappe de griffe du loup-garou me sort de ma rêverie. Lui part dans la sienne alors que sa main velue balaye l’air. C’est le moment que choisissent les quatre vampires qui l’accompagnent pour se jeter sur moi. Ils espèrent qu’ayant utilisé mon pouvoir sur le plus dangereux, ils auront quelques secondes de répit avant que je puisse tenter un de mes tours. C’est sans compter sur Sagav et Saned qui sortent de l’ombre pour contrer leur assaut. Le combat qui s’ensuit ne m’intéresse pas. L’attaque surprise de mes chimères ainsi que la force que je leur confère devrait logiquement lui offrir la victoire. Je m’arrête toutefois plutôt que de continuer mon chemin. Ils sont quatre tout de même.
Je fais volte-face pour voir un vampire plus rapide que tout le monde se jeter sur mon dos. Il ne s’attendait pas à me voir me tourner, il est pris à contre-pied. J’en profite pour sortir mon épée de ma cane et fendre l’air en direction de sa gorge. Le sang gicle en trombes, comme il le fait à chaque fois qu’il s’écoule du corps d’un membre de sa race. Mon agresseur n’a toutefois pas pris le coup de taille de plein fouet, sa vitesse l’a sauvé in extremis. Il se rattrape sur le sol, la main au niveau de la gorge d’où s’écoule le fluide vital qui le maintient en vie. Beaucoup plus vite que je ne l’aurai cru, il se jette à nouveau sur moi, m’agrippe par le torse et me plaque contre une grille noire qui sépare une école privée de la rue. Le choc est rude, me coupe le souffle alors que la douleur se répand dans mon dos. Ça fait bien longtemps que personne ne m’a secoué autant. Pourtant je n’ai pas peur, toujours pas. Collé à moi, il tente de me mordre au coup, j’interpose le manche de mon épée au dernier moment. Il le mord à belles dents, sans pour autant le briser par la seule force de sa mâchoire comme il l’aurait cru. Derrière, je vois Sagav qui tient dans une main le corps d’un vampire affaissé, le cou brisé. L’autre tourne autour de ma chimère n’osant pas attaquer. Saned a plus de mal ; il est d’avantage conçu pour désarmer les grosses brutes plutôt que des morts-vivants. Si les griffes du vampire semblent s’enliser dans le fluide incorporel de mon autre chimère, celle-ci ne parvient guère à blesser son adversaire. Mon vampire à moi change brusquement de tactique et tente de m’écraser sous la force de ses bras. C’est bien trouvé, il est plus puissant que moi. Mais j’ai déjà mis le doigt sur les cauchemars qui le suivent depuis sa vie humaine. J’en trouve la clef, libère une chimère créée sur l’instant pour incarner ses peurs les plus profondes. Il se met à hurler alors qu’une femme au visage difforme prend avec violence le visage de mon adversaire entre ses mains, hurlant un son incompréhensible à mes oreilles. Le pauvre vampire tombe au sol, geignant comme un chiot à qui on a décoché un coup de pied trop violent. Il est en vie mais il n’embêtera plus grand monde celui-là ; j’imagine que c’est à peine s’il sentira la lueur du soleil s’abattre sur lui demain matin pour le réduire à un petit tas de cendres.
Je suis hors la loi maintenant. On ne s’est rien dit avec les gens du Conseil mais c’était évident depuis le match qui a rassemblé une grande partie des rebelles. Le bruit s’en est répandu très vite, non du match en lui-même mais du nombre de gens qui sont venus. Les plus timorés ont finalement choisi de croire en notre lutte et, galvanisés par cette heureuse nouvelle, se sont joints à nous. Reste que nous sommes en infériorité numérique, désorganisés, désunis. Je me demande souvent ce qui nous a tous poussés, dans un camp comme dans l’autre, à nous battre sans rémission. D’où nous vient cette rage chevillée au corps qui nous pousse à sortir chaque soir risquer notre vie ? Il y avait d’autres solutions : l’exil, la soumission, le compromis. Nous avons choisi, et je me compte dans le lot, la plus primale et la plus violente. Peut-être est-ce notre nature profonde ? Nous sommes des monstres après tout.
Alors que je m’apprête à prêter main forte à mes chimères, je sens une vague de pouvoir qui déferle et alerte tous mes sens magiques. Il y a quelque chose qui approche, un individu puissant qui ne prend même pas la peine de masquer sa présence. Je souris à l’approche de cette confrontation dantesque avec une même phrase qui tourne dans ma tête à répétition : j’écris ma propre histoire.
Je n’aurai pas le temps de me pencher plus que ça sur la signification de cette phrase cryptique. Il arrive très vite, bien plus que je ne l’aurai imaginé. Il retombe sur le sol de tout son poids, démultiplié par sa transformation. D’instinct, les chimères se sont écartées, les vampires ont pris le large. Tout semble s’arrêter autour de nous alors qu’il est à moins de trois mètres de moi. Il me domine de toute sa taille, sa rage, sa certitude de la victoire également.
« Bonsoir Gonzales. »
Il ne répond rien, décidément ce soir c’est une habitude chez mes interlocuteurs. Il faut dire que dans l’esprit du maître des loups-garous, l’heure n’est plus aux palabres mais au combat. Je constate, flatté, qu’il s’est fait couvrir de sceaux magiques destinés à le protéger de mes pouvoirs. Je reconnais sans peine la marque de Felicity, la chef des sorcières. Peut-être qu’Alice avait raison finalement et qu’ils couchent bien ensemble. Ça me le rend assez sympathique même si plus je l’observe plus je prends la mesure du formidable adversaire que j’ai en face de moi. Il est plus fort que moi, c’est sûr ; je suis plus malin et je peux tirer avantage de la situation, du terrain ; mais fondamentalement il est plus fort. Elvis. Il faut que j’appelle Elvis. Mais qu’est-ce que c’est que cette pensée absurde. Je manque de m’esclaffer alors que l’image du King se matérialise dans ma tête. Appeler Elvis, quelle drôle d’idée.
Mon hésitation n’a toutefois pas échappé à Gonzales dont tous les sens sont en ce moment exacerbés à leur paroxysme. Il bouge trop vite pour que je puisse réagir, lance son bras et vient trouver ma tête qui explose sous le choc. Un instant persuadé de sa victoire, rapide en outre, il déchante vite lorsqu’il voit mon corps fait de fumée se désagréger sous ses yeux. Je réapparais deux mètres plus loin, sortant des ombres où j’ai trouvé refuge. Mon corps physique réagit moins vite que le sien, mais personne n’est plus rapide que moi pour lancer des sorts. Il a été trompé par sa connaissance des sorcières qui ont l’habitude des formules magiques et des incantations. Moi je n’ai pas besoin de tout cela pour utiliser mes tours. Reste que c’était moins une et qu’il a bien failli m’avoir.
« Raté mon vieux, il va falloir t’appliquer mieux que ça ! »
Un grognement sourd répond cette fois-ci à ma bravade. Je dois l’enrager, le pousser à faire une erreur. Avec mon sourire moqueur, je me dis que j’ai tout ce qu’il faut pour froisser qui que ce soit ce soir.
Nouvelle attaque de Gonzales que j’esquive au dernier moment en me jetant en arrière. J’en profite pour le taillader d’un large coup d’épée au niveau du sternum. C’est peine perdue, je n’entaille même pas son pelage sombre. S’il résiste à toutes mes attaques physiques et qu’il a des protections contre mes sorts, je vais être vite désarmé. Nouvelle attaque, qui ne s’arrête plus ; battant des mains face à lui il me force à reculer sans cesse pour ne pas être déchiqueté sur place. Puis tout s’emballe : Une femme immense au corps vert de serpent surgit derrière moi, m’enroulant dans ses anneaux qui me broient instantanément. Je crie de douleur, me dématérialise en fumée pour apparaître quelques mètres plus loin sur la gauche, esquive une autre frappe de Gonzales en me jetant sur le côté, bloque la décharge d’éclairs magiques que la femme-serpent vient de m’envoyer. Je bloque le sort mais la décharge physique me propulse au sol. Je vois brusquement l’immense masse du loup-garou fondre sur moi des airs dans lesquels il s’est projeté. Ma rapidité à effectuer des tours magiques me sauve encore alors que je crée un écran de fumée rouge, plongeant tout le monde dans le brouillard.
Là je commence à paniquer. J’ai trouvé refuge derrière un arbre, tentant de reprendre ma respiration. Je vais perdre ce combat à deux contre un dans lequel je suis perpétuellement sur la défensive. Je dois trouver un moyen d’en tuer un vite pour affronter l’autre à armes égales. J’en suis là de mes réflexions quand une décharge froide d’horreur de paralyse sur le coup. Ça ne vient d’aucun adversaire ; c’est une de mes chimères qui vient de mourir. Cindy, ils ont tué Cindy. Cindy que j’avais laissée à la maison. Ils sont chez moi. Alice est chez moi. La terreur parcoure mes veines alors que les images arrivent en flash les unes après les autres dans ma tête ; j’imagine ce qui peut bien arriver en ce moment à mes enfants et la femme que j’aime. Je dois y aller.
Le moment où je sors de ma cachette coïncide avec l’attaque de la femme-serpent. Je l’esquive à nouveau, roule sur le sol, me relève. À fuir comme ça je fais une cible parfaite, mais ce que je peux découvrir chez moi me fait bien plus peur que de combattre ou me faire blesser. Je continue mon sprint dans Washington Square Park. Le choc du corps de Gonzales qui s’écrase sur moi me plaque face contre terre. Incapable de bouger, l’esprit trop en berne pour lancer un sort si vite, je sens sa mâchoire qui trouve mon épaule et mord de toutes ses forces. Mon cri résonne dans tout le parc. J’entends autant que je sens les os qui sont broyés par la fantastique force de la gueule, les muscles qui se déchirent, le sang qui se met à couler. Par réflexe, je projette mon pied vers le haut, trouve non sans une joie mauvaise les parties génitales de Gonzales que je frappe de toutes mes pauvres forces. Ça le fait réagir et me donne l’espace pour me libérer. Je sors en trombe, mais non sans prendre une autre frappe de griffe dans le dos. Bon Dieu que ça fait mal. J’avance, titube, pose un genou à terre. À bout, mon corps est à bout. La force des attaques couplée aux sceaux magiques qui blessent mon essence chimérique aura bientôt raison de moi. Je vais peut-être mourir. Mais je ne pense qu’à Alice, Alice que ces salauds ont pu blesser ou même tuer. Il faut que je trouve le courage de rentrer la sauver.
Gonzales se relève, l’œil noir et aussitôt rejoint par la femme-serpent. Sur son visage à lui je vois une promesse de vengeance, dans ses yeux à elle la certitude de leur victoire. Je ne pourrais pas m’échapper sans les battre, mais je ne pourrais pas les vaincre dans mon état actuel. Alors que le champ des possibles s’emballe dans ma tête, la douleur reflue en moi, lançant mon épaule broyée et mon dos d’où s’écoule du sang. Je me suis cru invincible, tout puissant chez moi, dans ce quartier qui est le mien. Combien je les ai sous-estimé, eux, leur force, leur nombre. J’en paye le prix ce soir. Je n’aurai d’ailleurs pas de seconde chance, ma prochaine action sera décisive et scellera le combat dans un sens comme dans l’autre. Je peux plus me battre, à peine lancer un sort. Je ne sais pas quoi faire. Ma vision se brouille, le visage de mes adversaires semble se métamorphoser, prendre d’autres traits qui sont bizarrement très nets alors qu’ils devraient perdre en consistance. Un nouveau flash me ramène à mes intuitions chimériques, mes voyages jusqu’à la Cité des Songes. Je ne suis pas un combattant, je ne suis pas un magicien ; ma force ne réside pas là. Je suis Dream, je suis le rêve. Je dois faire confiance à cette part intangible et folle qui est en moi si je veux vaincre.
Tenant, à peine debout, incapable de bouger, je les vois qui s’avancent vers moi ; moi qui suis tout seul dans Wahsington Square Park et Alice est peut-être morte. Je n’ai pour seul espoir que les appels venus d’autres mondes que je reçois par fragments. Il est temps de voir jusqu’à quel point j’ai eu raison de croire en eux. Mes adversaires se placent de part et d’autre de moi, armes leur coup, se jettent sur mon corps blessé. Et moi j’appelle Elvis.
Dream – 07 – L’alliance
Ambiance Musicale : Dire Straits, Calling Elvis
C’est comme une libération, une chape de plomb que j’ai fait peser sur mes épaules et qui se libère d’un coup. Je ne comprends pas trop ce qu’il se passe, je n’ai pas envie de chercher à comprendre non plus. Le pouvoir à l’état brut semble émaner de moi, comme si j’avais trouvé la bonne réponse, la bonne clef au mystère de mon existence. Brusquement, j’ai l’impression de faire le bon choix, celui qui est le mien viscéralement, ne plus chercher à retenir le torrent qui m’amène dans mon sens mais le suivre, chevaucher la force immense que m’amène la certitude d’un acte tout à fait sincère. Je ne cherche plus à plaire, à agir tel que je le devrais, subir ce qu’on attend de moi. Je fais le choix d’une petite voix intime qui a toujours raisonné en moi et que j’ai sempiternellement fait taire par peur des conséquences. Jusqu’ici je n’ai fait que les choix sages, posés, sérieux. Il est temps de faire ceux que je n’ai jamais osé.
Elvis est là, avec moi. Il prend la forme d’une boule de feu assourdissante qui explose sur le corps de la femme-serpent alors qu’elle se jette à l’assaut. J’en vois des bouts également dans les deux balles qui rentrent de plein fouet dans la chair de Gonzales, brisant le saut qu’il vient d’effectuer pour se jeter sur moi. Il retombe au sol, juste en face de moi. Il est perdu, cherche du regard son agresseur. Je n’ai pour ma part pas besoin de me retourner pour comprendre ce qui se passe : mes amis sont venus. Mes amis sont venus pour moi. La douleur m’a quitté instantanément depuis que j’ai lâché prise mentalement, je peux agir. Dans mon dos j’entends le golem de Saül qui charge de son pas lourd et pesant. Combien de fois ai-je vécu cette scène, celle de lutter, épée en main, avec derrière moi mes frères d’arme pour me soutenir ? J’ai pour moi les tirs de William, le pirate fantôme, les sorts de Magnus, le mage mystique, les miracles de Saül, le kabbaliste. Nous sommes les anciens, combattants d’une guerre aujourd’hui oubliée qui a provoqué l’effondrement magique et monstrueux du Vieux Continent. Ensemble, nous étions invincibles. Cela n’a pas empêché la défaite de notre camp.
Le coup de griffe rageur de Gonzales m’extirpe de mes souvenirs et me ramène tout de go à une somme de problèmes très tangibles qu’il me reste à régler. Je bloque le coup d’une parade de ma lame, étrangement surpris de la facilité avec laquelle je contiens la force herculéenne de mon adversaire. Je n’ai toutefois pas le temps de contre-attaquer. Non qu’il soit plus rapide que moi à réagir mais parce qu’il se prend de plein fouet le poing d’argile du golem. Je perçois avec une précision surprenante les os qui se brisent au sein de la cage thoracique de Gonzales, son visage qui se crispe sous l’effet de la surprise et de la douleur. Il part voler sur plusieurs mètres avant de retomber au sol. Inerte, il gît là alors que des spasmes nerveux parcourent son corps. Une voix résonne dans ma tête.
« Dream, ça va ? »
« Ça va Magnus. »
« Ta nana est chez moi, blessée. Elle s’en sortira. »
« Merci… »
« Tu me remercieras plus tard, je crois que notre client se relève. »
Il se relève effectivement. J’ai une sincère admiration pour son courage et sa détermination. Il faut dire que les loups-garous sont très résistants et que leur métabolisme permet une régénération des blessures incroyable. Mais quand même. Gonzales n’aura toutefois pas le loisir de profiter de son sursaut héroïque : à peine debout, des tentacules noires jaillies du sort de Magnus l’enserrent, finissant de le broyer. Ça pourrait finir là : il n’est plus en état de se battre et il lui faudra plusieurs heures pour parvenir à rentrer, penaud, dans son antre. Je ne lui laisserais pas l’occasion de le faire. Guidé par la force nouvelle qui est en moi, j’arme mon coup et lui perce le cœur avec mon épée. Il se fige, ne bougeant plus que par endroits sous l’impulsion des nerfs. Sa tête retombe enfin, inerte. Il est mort.
Je me retourne pour faire enfin face à mes compagnons. Nos sourires gauches transmettent à la fois la gêne de se retrouver après tant de temps passé loin les uns des autres, ce baptême du feu qui se sacre dans le sang et la violence, la joie sincère d’être à nouveau réunis. William, ce qui ne surprend personne, est le premier à nous sortir de ce moment ambigu en achevant la femme-serpent d’une balle dans la tête. C’est la guerre ; pour la première fois je prends pleinement conscience de tout ce que cette constatation implique. Il va falloir se battre, tuer, vaincre. Ce ne sera pas toujours juste, des gens de valeurs qui méritaient de vivre y périront. Mais la guerre est là et nous avons choisi notre camp.
« Les renforts ne vont pas tarder à arriver. »
La voix calme de Saül résonne à nos oreilles, voix de la sagesse que nul ne songe à contredire. Avec elle vient l’évident besoin de partir.
« Il faut que je rentre chez moi. »
« Il n’y a plus rien chez toi, mon ami. », rétorque le kabbaliste.
« Quoi ? »
Ma maison, l’appartement chargé de souvenirs, j’ai perdu tout cela en une nuit ?
« Ils sont venus en force, Dream ; tout ce qu’on a pu faire c’est éviter à tes autres chimères d’y passer et sauver la fille qui était là-bas. »
L’image d’Alice blessée reflue en force dans mon esprit. Mon Alice, mes chimères. J’ai perdu ma maison, ça fait mal mais c’est un bien maigre prix à payer par rapport à ce qu’il aurait pu se passer sans leur intervention. Du reste, je pourrais toujours y revenir. Magnus semble lire dans mes pensées.
« Il ne reste plus rien là-bas. Ils ont envoyé tous ceux qu’ils avaient sous la main et personne n’a cherché à faire dans le détail. »
Je soupire, partagé entre la perte de mon sanctuaire et le songe fugace autant que glorieux de la bataille d’anthologie que ça a dû être. Je suis fier d’être leur égal, que ce soient eux mes amis, ces gens que j’estime tellement.
« Bon, on discute toute la nuit ou on vide les lieux ? »
La voix sépulcrale de William nous décide à partir presque autant que les clameurs des troupes du Conseil qui lui font écho. À juger les cris qui s’élèvent et toute part du parc, ils sont effectivement venus massivement.
« On dirait qu’ils nous encerclent. »
La réflexion de Saül nous fait tous sourire. Presque rituelle, la phrase déclenche une exclamation de joie de William qui va pouvoir nous faire son tour favori, qui est le nôtre également. Rangeant avec emphase ses pistolets, il émet un sifflement strident entre ses doigts. Du sol, émerge une immense poutre ronde translucide et bleutée ; la proue d’un navire fantôme. Le reste du bâtiment s’extrait du sol alors que nous agrippons tous, mage, golem, kabbaliste, capitaine pirate et maître des rêves, une corde pendante qui nous permet de nous hisser sur le pont. Alors que le bateau, vaisseau majestueux, vestige comme nous d’un autre temps, continue de s’élever dans les airs, je regarde la marée en bas ; de plus en plus visible, elle amène avec elle des êtres de tous poils qui, telle une marée monstrueuse, arrivent aux abords de Washington Square Park pour fondre sur nous. Je les regarde lever les yeux au ciel et constater notre fuite si romanesque.
« On n’est pas encore tiré d’affaire, moussaillons ! »
Dans un joyeux raffut, les marins fantômes commencent à s’activer follement sur le pont, prenant place aux canons, dépliant la grande voile. William est à son poste, à la barre, gueulant des ordres à tout va sur son équipage. Du sol, tout ce qui a une paire d’aile ou un moyen quelconque de prendre son envol converge maintenant vers nous. Je me tourne vers Magnus et Saül.
« On l’aide ? »
« Bof… », répond Magnus, laconique.
« Je crois qu’il nous en voudrait plus qu’autre chose. », renchéri Saül.
« Feu ! »
Dans un vacarme assourdissant, l’équipage déclenche le tir sur les harpies, gargouilles et autres sorcières sur leur balai qui nous donnent la chasse. Ils sont pour la plupart abasourdis devant le spectacle que nous offrons ; pour eux, le bateau volant du capitaine William Blake n’est qu’une légende. Ils ont la preuve ce soir que les légendes ont la peau dure. Les boulets ont beau être incorporels, ils n’en sont pas moins chargés d’énergie magique et explosent avec fracas sur nos adversaires. De toutes parts, les décharges sourdes retentissent, les corps tombent au sol. Même ceux qui sont restés sur la terre ferme ne sont pas à l’abri de certains canonniers qui font du zèle en semant la pagaille en bas. Rien à faire, même après en avoir tant souffert, je ne vois dans tout ceci qu’un grand jeu qui m’amuse follement.
Les plus hardis et les plus doués de nos poursuivants arrivent pourtant jusqu’au pont. Ils sont immédiatement engagés par tous ceux qui ne sont pas occupés à manœuvrer le navire fantôme ou à tirer leurs mortels boulets. William lui-même, sabre d’abordage au clair, lutte contre trois adversaires que l’indescriptible mêlée qui me sépare de lui ne me permet pas d’identifier. Son rire à gorge déployée, cri de ralliement qui surplombe tous les autres bruits autour de nous, m’indique toutefois qu’il n’est probablement pas en danger. Il convient d’être prudent toutefois : Will a tendance à être téméraire et ne pas toujours prendre le danger à sa juste mesure. Le sort de la bataille est joué d’avance cependant : Saül, Magnus et moi n’avons même pas besoin d’intervenir. On le fait quand même parce que ça nous amuse et que ça vient sceller nos retrouvailles de cette nuit. Combattre dos à dos avec mes amis, quelle sensation d’exaltation c’est pour moi ! La facile victoire ne vient en rien gâcher les émotions brutes que la fureur du combat génère en nous. Je taille, plante, pique, contre, esquive avec une énergie que ma vie mélancolique, vécue recluse chez moi, ne m’offrait plus guère.
Je sais que la vision d’un autre monde va s’instaurer très vite. Elle vient à chaque moment fort de ma vie ces derniers temps. Cette fois-ci, je la laisse venir, l’invite à prendre place. C’est sans surprise que je vois le visage des mes amis se métamorphoser ; Magnus a maintenant un visage tout rond dans lequel sont logés deux grands yeux où vibrent le pouvoir, Saül un visage froid, austère, royal, à l’intelligence surnaturelle. Nous sommes dans le grand couloir d’un château médiéval ; les ennemis, des géants au corps bizarre gracile et souple, nous attaquent. Non, c’est nous qui sommes sur l’offensive. Je mets du temps à comprendre que je suis à nouveau le magicien aux cheveux bleus. Tout ici semble à la fois différent et curieusement familier. Il y a une guerre ici aussi, des gens comme moi qui donnent forme et consistance au rêve pour se hisser au dessus des autres. Du rêve viennent nos pouvoirs, nos sorts, les créatures auxquelles nous donnons vie. Tout le monde s’entredévore dans cette guerre sans pitié, tout le monde se bat les uns contre les autres ; sauf moi. Moi j’affronte le monde entier. Je ne me bats pas pour moi mais pour le rêve que je vénère entre tout. Je rêve et c’est là toute ma vie. Mon unique but est de plaire à la Maîtresse des Rêves, la femme en blanc, celle qui nous donne notre pouvoir à tous. Je n’existe que pour cette connexion intime avec le pouvoir, ce lien onirique et sacré qui m’amène chaque fois plus proche de l’absolu. C’est aussi mon arme de bataille, la source des sorts que je lance sur mes adversaires. Je lis la peur dans leurs yeux, la certitude, lorsque je suis enfin face à eux et qu’ils m’affrontent, que je suis le plus puissant. Je dois rester dans ce rêve, comprendre ce songe qui m’assaille nuit après nuit et dont seule Alice possède la clef à ce jour.
Je chante et j’appelle Elvis, nom singulier que j’ai donné au dieu, ou peut-être la déesse, du rêve. Je prie, cajole, choie cette entité invisible en laquelle j’ai une foi inébranlable. En échange, elle me donne sa force, déclenche des salves d’énergie qui propulsent mes adversaires au sol et contre les murs. Ils ne se relèveront plus. En quelques dizaines de secondes, mon corps rodé au combat tue plus que moi, Dream, durant toute une saison passée à faire la guerre dans les rues de Londres, Paris et Rome. Il faut que je fasse attention, ne pas perdre mon identité lorsque je rentre dans la peau de cet autre, à la fois follement intime et tellement étranger. Une attaque je n’ai pas vu venir me frappe au torse ; je tombe à la renverse sous l’effet du coup, trouve le temps de dégainer en un éclair un pistolet à mèche porté sur la cuisse et faire feu en pleine gorge de celui qui m’a touché. J’ai mal mais mon entraînement à la douleur m’a fait voir bien pire. Pas une seconde je ne perds ma concentration, mon esprit guerrier. Je tombe au sol, roule sur l’arrière, suis debout, empale un ennemi plus téméraire que les autres avec mon épée familiale. Je prends enfin conscience de n’être que spectateur de ce qui se déroule sous mes yeux ; c’est comme si j’étais en lui, le fameux magicien aux cheveux bleus, sans pouvoir rien dicter mais en même temps dans un état de fusion parfaite avec lui. Je ressens tout, de ses émotions aux sensations physiques, de ses certitudes forgées à la pureté de son rêve. Un sort lancé par l’être qu’est devenu Saül fini dans une grande explosion nos derniers opposants. Il se tourne vers moi, sincère inquiet.
« Nésis ? Nésis, ça va ? »
Enfin ! Enfin un nom, une identité. Je sais ce soir qui je suis lorsque je suis lui. Nésis.
« Tu peux courir ? Il faut fuir maintenant : tous nos hommes sont morts. »
« Moi je dis qu’on continue. »
Le type au visage rond qui vient de parler, un mage du Rêve comme celui qui me fait face, comme moi probablement, partage visiblement l’optimisme de Magnus.
« Non. Replions nous. »
La voix de mon interlocuteur est sans appel. Un stratège et un meneur d’homme, comme Saül.
« Je peux courir. Et je peux encore me battre, Adjam. »
Il s’appelle donc Adjam. Je le vois soupirer, la mine grave. J’imagine qu’il doit pester intérieurement sur notre aveuglement à tous les deux.
« Savir, il faut battre en retraite. Pour l’heure. On reviendra avec du support, des troupes, là on va juste… »
Il ne finit pas sa phrase. D’instinct, nous avons érigé des champs de force par le pouvoir du Rêve pour nous protéger de l’éclat de la boule de feu qui explose face à nous. Du bout du hall du château, apparaissent d’autres ennemis, plus dangereux. Ils sont comme nous, des magiciens qui utilisent le rêve pour lancer des sorts. Ils sont plus nombreux que nous, je connais certains par leur nom tant ils sont connus. Mais je n’ai pas peur. En moi, une rage sourde sonne le début du combat que ne pense pas une seconde à fuir. Le combat s’engage, violent, primaire, incertain. Mon corps est fatigué et blessé, mes réserves magiques sont loin d’être pleines. Ce n’est pas grave, la haine me galvanise et parcoure mes veines comme un carburant inépuisable. Je fais couler le sang de mes ennemis, brise tout espoir de victoire de leur côté, ôte la vie de ces inconnus à qui je voue une rancune sans limite.
« Dream ? »
Mon poing s’écrase sur la tempe d’un homme que j’envoie rejoindre ses ancêtres, je tire sur un autre qui érige un bouclier comme j’en ai conçu un pour me protéger de la boule de feu.
« Dream ? »
Je plante mon épée dans le cœur du magicien qui me fait face, prend de plein fouet une vague d’énergie qui fait pleurer ma chair mais n’entame pas ma résolution.
« Dream ! »
Je m’acharne au sol sur mon ultime adversaire, réduisant coup après coup son visage à l’état de masse sanguinolente. Je frappe comme un fou, une bête enragée. Ils m’ont volé mon enfance, ma famille, ma mère. Je vais leur faire payer. Mon poing s’écrase une fois encore, une main ferme m’agrippe l’épaule. Je me retourne vif comme l’éclair, prêt à tuer.
« Dream ! »
C’est Saül. Je me fige immédiatement, prend conscience de mon bras prêt à frapper et l’embrocher sans la moindre retenue. Autour de moi, il n’y a que le silence. Tout le monde, Magnus, William, Saül et le reste de l’équipage, me regarde. J’ai le corps suant, le visage couvert d’un sang où se mêlent toutes les couleurs. Le sang de ceux que j’ai tué. Je regarde me mains couvertes du liquide poisseux qui commence déjà à sécher sur ma peau. Je relève la tête vers Saül, vois la peur dans ses yeux, la peur que j’inspire. Une grande claque dans le dos fait, béni soit Will, s’envoler la gêne palpable qui est sur nous. D’un geste, il envoie ses hommes s’occuper d’amener le navire à bon port. Magnus me pose sa main sur le bras alors que je rengaine ma lame.
« Il faudra parler de tout ça, Dream. Je crois que tu as besoin d’aide. »
J’acquiesce, incapable de parler. Je me dirige vers Saül, mort de honte à l’idée de ce qu’il aurait pu se passer si…si j’étais resté là-bas plus longtemps.
« Désolé. Je ne sais pas ce qui m’a pris. »
Il rigole, sans vraie joie mais sans drame non plus.
« J’imagine que ce sont des choses qui arrivent. Je ne t’ai jamais vu combattre comme ça en tout cas. »
Il y a de l’admiration dans voix, de la crainte aussi. Je ne sais pas comment lui dire que les mêmes sentiments m’animent désormais. Je ne suis pas comme mes amis. Je sais moi qu’il ne s’agit pas d’une possession, d’un coup de sang ou d’un effet passager. Je donne corps à mes rêves et celui-ci, aussi fou que paraisse cette théorie, je suis allé le chercher en moi. Cette rage, cette fureur est à moi ; c’est resté enfoui, loin sous la surface mais ça a toujours été là. Pourquoi ai-je conçu ce besoin d’aller chercher cette face de moi-même à ce moment précis ? Pourquoi cette sensation terrifiante mais en même temps follement enivrante lorsque je passe de l’autre côté du miroir, dans le monde du magicien aux cheveux bleus ? Serait-ce lui l’Unique, le premier maître des rêves, mon père ? Pourquoi me parler, plus que ça m’influencer, de cette façon ? Pourquoi moi ?
Ces réflexions à chaud tournent en cercle à toute vitesse dans mon esprit. Et toutes tournent autour de la même vérité, certaine, insondable pour l’heure mais dont je me rapproche de plus en plus à chaque fois : Alice, tout est lié à Alice.
Dream – 08 – Le conseil de guerre
Ambiance Musicale : Jefferson Airplane, White Rabbit
Je me jette hors du bateau volant au moment où celui-ci touche le toit de la maison de Magnus. C’est une grande bâtisse de vielle pierre située non loin des docks sud de Manhattan, un quartier tranquille dans lequel il peut faire ses recherches magiques sans être ennuyé par des intrus de toutes natures. Ce soir, la maison semble bourdonnante de vie alors que toutes les créatures de Magnus, majoritairement des petits démons ailés, s’affairent à patrouiller autour de la résidence, s’occuper des blessés, réparer les morceaux abîmés des murs. Il y a déjà eu un combat ici, visiblement sans grands dommages mais très récent. Je me fiche de tout ça, courant dans les couloirs de cette maison que je connais comme ma poche en quête d’Alice. Comme appelé, je devine sans avoir à demander à quiconque dans quelle pièce elle se trouve. Aussi clairement que si elle était dans ma tête, je sens sa présence, j’entends sa voix, je vois son visage. J’arrive, essoufflé, jusqu’à la chambre d’ami dans laquelle elle est allongée. J’ouvre la porte au moment où elle ouvre les yeux vers moi, comme devinant à l’avance que j’arrive. Ma course folle ne s’arrête que lorsque mes bras passent autour de son corps, que j’ai contre moi son visage faible, que ma présence chaude consume la peur qui était la sienne de nous voir séparés. Je prends son visage dans mes mains, regarde fiévreux les blessures que mes ennemis ont pu lui infliger. Sous la couverture dont on l’a couverte, je vois en tremblant une large balafre au niveau du ventre, trace d’un coup violent porté à l’arme blanche. La plaie a heureusement disparu, trace de l’action de Saül. Reste une longue ligne blanche sur son corps adorable et le sentiment qu’elle aurait pu ne plus être en vie sans l’action de mes amis.
Je lève les yeux vers elle, mortifié de ce qui lui arrivé par ma faute. Elle me fait un pauvre sourire, teint de fatigue et des terreurs expérimentées durant la nuit. Elle vient se blottir à nouveau contre moi comme si le plus important pour l’heure n’était pas son état de santé mais d’ancrer dans son esprit que tout ça est bien fini, que ma présence la protège désormais d’une fin aussi rapide que funeste aux mains des monstres du Conseil. Je passe ma main dans ses cheveux blonds, tombe sur les lambeaux de sa robe noire, tâchée d’hémoglobine, posée au sol. La vision de son sang écrase dans mon cerveau la réalisation de sa mort passée si proche. Une coulée de haine brute se déverse en moi, à la fois pour le Conseil qui a failli me la prendre et envers moi pour ne pas avoir su la protéger. Alors que l’étau glacé de la peur de sa disparition me bloque l’estomac, je prends conscience que je deviendrai fou si elle mourrait, elle qui est, je le sais désormais, toute ma vie.
« J’ai eu très peur. »
Mon Dieu que sa voix est faible ; elle y transmet toute la terreur qu’elle a eut, le traumatisme toujours présent de la violence de l’attaque.
« Je suis là ma belle, tout va bien maintenant. »
En réponse, elle vient se pelotonneur encore plus contre moi, calant comme à son habitude son visage dans le creux de mon cou. Un raclement de gorge gêné, celui de Saül, vient me dire que le temps des retrouvailles est fini et qu’il me faut retrouver mes amis. À regret, je me détache doucement de la femme que j’aime.
« Il faut que j’y aille, Alice. Les combats ne sont pas terminés. »
Je sais qu’elle lit dans mes yeux l’envie qui est la mienne de rester auprès d’elle. Elle hoche cependant la tête en signe d’assentiment.
« Tu veux venir avec moi ? »
Elle ouvre grands ses yeux bleus, surprise que je l’invite à se joindre à la réunion hautement symbolique de ce soir.
« Je pense qu’il vaut mieux que je reste allongée. »
« Elle a perdu beaucoup de sang, Dream, elle doit se remettre tranquillement. »
Il ment, je l’entends au son de sa voix. Le pauvre Saül n’a jamais su mentir. Ce n’est pas l’état de santé d’Alice qui motive ses paroles mais autre chose ; si je ne le connaissais pas mieux, j’y verrai de la peur. De quoi peut-il avoir peur la concernant ? À l’incompréhension se mêle dans mon esprit la curiosité de cette révélation cachée. Je laisse glisser ma main du doux visage d’Alice, quittant la salle tout en gardant mon regard dans le sien. Une fois dehors, je suis Saül dans un silence gêné de part et d’autre. Mon Dieu qu’il doit s’en vouloir de me cacher des choses ! ça semble si irrationnel de sa part…
Nous arrivons jusqu’au salon, traditionnelle pièce de réunion de notre petite fratrie. Le caractère inaltérable des meubles en bois, des rangées de livres antiques, la table ronde sur laquelle trône une boule de cristal divinatoire m’a toujours rassuré. Cette pièce n’a pas bougé depuis que j’en ai franchi le seuil il y a longtemps à Londres ; en dépit de son déménagement à Brooklyn, Magnus a recréé la salle centrale de sa maison à l’identique, renforçant le caractère intangible de l’endroit. Mais le sentiment familier et confortant s’estompe lorsque je vois le visage de mes compagnons. J’ai l’habitude de m’attacher aux petits détails, ceux qui échappent au plus grand nombre mais qui sont pour moi les vrais révélateurs de ce qui se passe intérieurement chez les gens. C’est la raison pour laquelle je ressens immédiatement la tension silencieuse qui plane dans la pièce lorsque Saül et moi rentrons. Pas une seconde William et Magnus ne jettent l’œil sur le vieux kabbaliste ; c’est moi qu’ils scrutent. Sous leurs regards intenses, je m’assieds dans le large fauteuil en velours rouge que j’affectionne. J’essaye de faire mine de ne rien avoir remarqué, de déterminer discrètement la source de la rigidité sociale qui rend nos gestes artificiels, dénués de spontanéité. J’essaye de fuir mentalement en perdant mes yeux sur cette pièce, dernier ancrage connu, rassurant, dans ce monde qui ne cesse d’être bouleversé. Voilà, ça y est, j’ai envie de partir. Je n’ai jamais su gérer ce genre de situations ; lorsqu’elles se présentent à moi, la démangeaison est physique, j’ai besoin de m’évader au plus vite. Je sens d’ailleurs que je commence à m’asticoter sur ma chaise, comme un lapin au départ de la course. Un lapin. Quelle drôle d’image. C’est pourtant la première qui me soit venue en tête. Bizarre. Étrange. Et terriblement lucide, j’en suis convaincu. Il ne s’agissait pas d’une image en l’air mais d’un flash comme j’en ai parfois, sorte de souvenir vaporeux d’une réalité plus concrète que celle que j’expérimente mais que je ne perçois que par bribes.
Retour à la réalité justement ; il est temps de se donner une contenance et de revenir à mes problèmes actuels. Ils me regardent fixement tous les trois. L’intensité de leurs yeux, dans lesquels je vois tour à tour l’appréhension, l’interrogation et la compassion. C’est donc le plus naturellement du monde que je demande :
« Quoi ? »
Personne ne me répond, personne n’ose ; pas même Magnus. Ce n’est pas la guerre dont nous allons discuter ce soir, j’en suis certain désormais. J’essaye toutefois de me raccrocher à cette idée, autrement moins angoissante que ces paroles trop lourdes pour sortir de leurs bouches.
« Bon, on établi un plan d’attaque ou on continue de se regarder dans le blanc des yeux ? »
« La guerre attendra, Dream. »
Je dévisage Magnus, un sourire en coin aux lèvres. C’est devenu un jeu l’espace d’une seconde entre eux qui n’osent pas et moi qui les tente en sautillant verbalement sous leur nez.
« Le Conseil doit déjà être en train de panser ses plaies, voire de préparer une nouvelle offensive. La peur qu’incarnent ta maison et tes sortilèges ne les tiendra pas longtemps à l’écart. »
« Ce n’est pas du Conseil dont j’ai peur ce soir, Dream. »
Peur. Le mot est lâché. C’est ça qui les réuni ce soir, peut-être même avant que de venir me prêter main forte et de sauver Alice. L’envie de les titiller encore un peu est bien présente mais la curiosité me taraude maintenant tout à fait. Je veux savoir ce qu’on me cache, ce qui s’est décidé sans moi et qui me concerne directement.
« Peur ? De quoi as-tu peur alors ? »
« Oh, y en a marre à la fin ! »
Ça y est, William a perdu patience, comme prévu. Je m’en amuse, un peu honteux mais heureux.
« Il faut qu’on parle, Dream. »
« Et bien parlons. »
« Nous pensons que tu as besoin d’aide. »
« Ça ne ressemble pas à une réunion d’aide sociale, Saül. »
« Ce que j’essaye de dire… »
« …c’est que tu pars en vrille Dream. Ça fait un moment qu’on t’observe… »
« …pour ton bien ; on se soucie de toi… »
« Comment ça, vous m’observez ? Depuis combien de temps ? »
Ils marquent un temps ; l’emballement nerveux de leurs discours superposés s’effondre d’un coup. Peur ; culpabilité aussi, je le lis en eux. Ils n’osent pas car ils me veulent du mal.
« C’est dans ton intérêt, Dream. Certaines choses nous ont choqués dernièrement… ».
« …on se demande ce qui se passe dans ta tête. »
« Et la meilleure façon n’était pas de me le demander simplement ? »
« Mais c’est ce qu’on fait, maintenant… »
« Maintenant que vous avez pris votre décision me concernant. »
« Qu’est-ce que tu veux dire ? »
« Tu sais ce dont je parle, Saül. »
Je plante mes yeux dans les siens, le plus fragile, celui qui va me livrer malgré lui ce qui s’est décidé me concernant. Mais quelqu’un d’autre a fait le même calcul et lui vient au secours.
« Qu’est-ce que tes rêves te disent dernièrement, Dream ? »
La voix posée, presque tranchante de Magnus vient briser le silence. À l’assurance de sa question, je sens que c’est lui l’instigateur de tout cela. Son intervention me touche plus que je ne l’aurai soupçonné. Magnus est mon plus vieil ami, un être à l’intellect rare dont nous avons pris l’habitude d’écouter comme si la vérité sortait invariablement de sa bouche. C’est d’ailleurs souvent le cas. Entre son intelligence et sa connaissance des sciences occultes, il ne prend rien à la légère. S’il se risque à échafauder quelque chose me concernant, c’est qu’il y a mûrement réfléchi. Il n’a en outre pas la maladresse sociale des deux autres, s’il le fait c’est aussi parce que c’est selon lui la seule issue. Plus que tout, je lui fais confiance. Je décide donc de rentrer dans son jeu.
« Je rêve de chez moi, du pays des Maîtres des Rêves. »
« Que se passe-t-il lorsque tu es là-bas ? »
« Il y a la guerre, des exploits héroïques, la mort, la gloire, la magie des grands moments. »
Je sens qu’il trébuche sur son investigation. Ce n’était pas ce qu’il prévoyait que je réponde. Il n’est pas surpris mais déçu. Il attendait autre chose.
« Pourquoi ? »
« Nous viendrons au pourquoi plus tard Dream…ma question n’était pas celle-ci. »
« Alors pose la mieux. »
Je le vois tiquer. Je repense à notre antagonisme amical, celui au sein duquel nous nous affrontions pour déterminer qui serait le chef de notre petit groupe. Lui et moi étions conscient de ce qui se jouait dans ces moments jugés anodins par les autres. Il a fini par s’imposer à force de connaissance et de décisions prises au bon moment. Fondamentalement, il est un bien meilleur chef que je n’en serais jamais ; je ne convoitais cette place que par orgueil et envie d’être choisi, lui par sens du devoir. Même si cette rivalité de jeunesse n’est plus vraiment de mise aujourd’hui, force est de constater que lors de nos oppositions elle ressort pourtant. Ces réflexes défensifs nous amènent souvent dans l’impasse discursive. Je dois moins me braquer si je veux savoir.
« Qu’est-ce que tu voulais dire, Magnus ? »
« Ce que j’entendais par là c’est : que crois-tu faire dans le vrai monde lorsque tu rêves ? »
La question me désarçonne. Que veut-il que je fasse ? Je dors, voilà tout. C’est ce que je m’apprête à lui répondre lorsque je vois la tension impatiente dans leurs visages à tous les trois. On arrive au fond du problème, autrement plus complexe que ce cette réponse spontanée. Le doigt de l’intuition vient en outre me tapoter le torse pour me dire que c’est là une question essentielle pour moi. J’ai envie de fuir, encore plus qu’avant. Mais je veux savoir.
« Je ne sais pas. J’ai envie de te dire : rien, je dors. Mais à voir vos têtes, ce n’est pas aussi simple. »
Magnus hoche la tête, content de voir que je ne cherche pas à fuir ou à détourner la conversation comme je sais si bien le faire quand je n’ai pas envie de répondre. C’est entre lui et moi désormais.
« Et si je te disais que tu ne fais pas que dormir ? Et si tu avais une vie, tout à fait différente de la première lorsque ta conscience part dans le Monde des Rêves ? »
« C’est absurde. Mon corps ne peut pas bouger de lui-même. Toute ma conscience est là quand je rêve, je n’en laisse pas un bout derrière… »
Pour égorger les gens. C’est ce que j’ai failli dire malgré moi. Malgré moi mais ça a la solidité des vérités évidentes. Comme le lapin. De plus en plus étrange ; et follement passionnant. Brusquement, je prends conscience d’une chose : ce n’est pas d’Alice dont Saül avait peut tout à l’heure dans la chambre, mais de moi. Qu’est ce que j’ai bien pu faire, ou monter, qui les terrorise à ce point ?
« D’accord, Dream. Laissons ça de côté pour le moment…et Alice ? »
« Quoi Alice ? »
J’ai répondu trop vite, trop fort. Comme si elle était en danger face à lui. Il le voit tout de suite et embraye.
« Comment l’as-tu rencontré ? »
Je ne réponds pas tout de suite. Des souvenirs affluent dans ma mémoire, me submergeant : je revois Alice Livingston, la première des Alice. Magnus l’aimait lui aussi ; il l’impressionnait beaucoup avec son air mystérieux, son savoir. Mais c’est moi qui la faisais rire et c’est moi qu’elle a fini par choisir. C’était la première, la première que Sagav…que j’ai tué. Est-ce qu’il m’en veut encore ? Y a-t-il toujours dans la rancœur en lui de cette joute amoureuse que j’ai gagné pour au final assassiner, malgré moi, l’objet de son affection ?
« Dream ? »
« Dans un squat, dans le Queens… »
« Qu’est-ce qui s’est passé exactement ? »
« J’ai entendu son appel ; un appel chimérique. Elle était sous héroïne, à mi-chemin entre conscience et rêve. Moi je me baladais non loin de son squat, à la recherche de nouveaux rêves. Malgré son état, elle a compris qu’elle était en danger, pas en état de se défendre. J’ai accouru, découvert un autre type défoncé à un truc à base de lsd qui le rendait très violent. Il venait de planter une autre nana avec un tournevis aiguisé et s’apprêtais à faire de même avec Alice. »
« Et tu l’as sauvé. »
« Oui. J’ai tué le type sur le coup. J’ai juste voulu le faire cauchemarder un bon coup pour l’étendre mais la drogue a amplifié l’effet de mon sort et il est mort sur le coup. Mort de peur. »
« Et ensuite ? »
« Ensuite ? Ensuite je suis rentré dans le rêve d’Alice. Nous avons discuté, j’ai décidé de la prendre avec moi, de la sortir de cet univers de sdf drogués et la spirale d’autodestruction dans laquelle elle s’était lancée. Ce n’est que plus tard qu’elle m’a révélé son nom. J’ai été surpris bien sûr, mais pas plus que ça. Au début, elle n’était qu’une étape de plus dans la longue liste de mes Alice, une autre que ma malédiction allait frapper tôt ou tard. Puis, elle est devenu autre chose, spéciale, autrement complexe et touchante que les autres. »
Le silence retombe à nouveau. Je vois la perplexité, les déductions qui s’enchaînent dans leurs têtes. Et s’ils s’étaient trompés ? C’est ce que je vois dans leur manque d’assurance. Et s’ils avaient fait une erreur me concernant ? Qu’ils avaient déduit des choses qui n’existent que dans leur esprit, un danger qui n’a pas lieu d’être. William et Saül ne savent plus trop quoi dire. Mes réponses ne doivent pas être ce qu’ils voulaient entendre. Mais Magnus est toujours résolu, calé dans sa chaise à me regarder droit dans les yeux. C’est lui qui les a entraînés là-dedans, lui qui leur a dit de se méfier de moi. Il joue sa crédibilité à leurs yeux en ce moment. Les accusations qu’il a proférées sur moi doivent être très graves pour qu’ils fassent une tête pareille. L’enjeu est donc de taille. Vis-à-vis de moi, c’est encore pire : s’il a faux me concernant, toute la confiance que nous avions l’un pour l’autre serait détruite.
« Dream ? »
« Oui ? »
« Est-ce que tu peux revenir sur cette nuit plus précisément ? »
« Qu’est-ce que tu veux savoir ? »
« Ce que tu faisais dehors en premier lieu. »
« Je me baladais, je t’ai lai dis. Ça m’arrive de me promener pour capter les rêves des gens, m’inspirer de leurs songes, me nourrir de tout ça…».
« Ça t’arrive souvent ? »
« Errer dans la ville à la recherche de rêves nouveaux ? Parfois. »
« Est-ce que tu en es sûr ? »
Le ton appuyé de sa voix ne me plaît pas. On dirait qu’il sait quelque chose sur moi que je ne sais pas. Ça a un côté très frustrant et terriblement prétentieux.
« Est-ce que tu as le souvenir d’être sortir de chez toi ? Est-ce que tu te revois marcher jusqu’au Queens cette nuit-là ? »
« Bon Dieu, Magnus, qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Non je ne m’en souviens pas précisément, je ne me suis pas dit « fait gaffe, Dream, note bien tout ce que tu fais parce que dans quelques semaines ton ami le magicien de Brooklyn va te faire passer un interrogatoire sur ce que tu as fait ce soir »…pourquoi cette nuit t’intéresse-t-elle autant ? »
« Parce que c’est la seule où tu t’es réveillé. »
Dream – 09 – Va demander à Alice
Ambiance Musicale : Blue Man Group, White Rabbit
Sans que je comprenne pourquoi, cette réplique m’assomme par son effet. Je suis comme perdu, pris au piège. Non, je ne me souviens pas d’être sorti de chez moi, non je ne me souviens pas d’avoir marché, ou pris un taxi ou que sais-je encore. J’ai marché, la tête dans la lune et les rêves que je captais au passage, à mille lieux du monde réel. Mais je me souviens du réveil brusque dans une rue aux immeubles délabrés ; pour une raison que je ne parviens pas à m’expliquer mais qui donne curieusement corps à l’interrogatoire de Magnus, je me rappelle juste de prendre conscience de ma présence dans la rue, la carcasse d’une voiture calcinée depuis longtemps à côté de moi. Je sais à ce moment que j’ai entendu l’appel d’Alice. Ça m’a semblé bizarre par la suite car je ne capte d’ordinaire que les rêves purs, les songes des gens endormis, pas les divagations mentales des gens, fussent-ils sous drogue. Je me suis réveillé et j’ai su où elle était, qu’elle était en danger. Comme j’ai su ce soir précisément où elle se trouvait dans la demeure de Magnus. D’autres pensées jaillissent dans mon esprit à toute vitesse : la capacité d’Alice de connaître mes propres rêves, les secrets intimes, jamais révélés à personne qu’elle découvre naturellement. Elle est spéciale, différente des autres Alice. J’ai voulu voir en elle celle qui conjurerait ma malédiction des Alice, celle qui ferait cesser ces meurtres absurdes que j’accomplis malgré moi.
« Qu’est-ce que tu sais de moi que je ne sais pas, Magnus ? »
Il se racle la gorge, probablement en quête de courage. Il doit me dire maintenant, ça n’aurait plus de sens de me cacher quoi que ce soit vu où nous sommes rendus.
« Il y a autre chose chez toi Dream. Il y a quelque chose qui te pousse à sortir chaque jour pour chasser dehors alors que tu crois dormir. Je sais à présent avec certitude que tu n’en es pas conscient, comme le pensais Saül. Je ne sais pas encore si c’est une seconde personnalité, l’effet d’un sortilège qui te contrôle à distance ou quoi que ce soit d’autre mais tu sors. Et tu tues. Tous les jours. »
« Non. »
J’ai répondu par instinct, par protection aussi. C’est faux, je le sais. Le jour, je dors, je rêve. Je m’évade dans ce monde qui est le seul à être vraiment le mien, tout en opposition avec ce monde matériel qui me débecte tant par son manque d’idéal, d’ampleur, de panache. Ici tout est laid, vide de sens, sans couleur. Mes rêves sont beaux, purs, grandioses. Ils sont ma raison de vivre, l’essence de mon existence. Admettre que je ne m’envole pas pour le Pays des Songes chaque jour, c’est admettre que je suis autre chose que ce en quoi j’ai toujours cru.
« Si. Si, Dream. »
« Le jour je vais au Pays des Songes et je… »
« Il n’y a pas de Pays des Songes. Cet endroit n’existe pas…autrement que dans ton esprit. »
Un froid glacial commence à se répandre en moi. J’ai envie de hurler, de leur crier à tous que tout ça est bien réel, que ce sont eux qui se trompent. Mais une part raisonnable de mon cerveau me susurre que je suis face au plus grand expert des univers parallèle que le monde nocturne possède. Les mondes parallèles, Magnus les a presque tous visités. Ceux dans lesquels il n’est pas allé, il les connaît par son savoir. Comme sous l’effet d’une course folle, mon esprit cherche une explication rationnelle à tout ça, une porte de sortie qui mettrait à défaut les révélations du magicien. Je cours, je cours, mais je ne trouve rien. Les paroles de Magnus sonnent avec la certitude de celui qui détient la vérité. Je n’ai pour moi que mes espoirs et mes croyances. Je dois faire une drôle de tête car je vois le visage de mes amis brusquement en alerte.
« Dream ? »
Je ne réponds pas. Mon corps est tout autant en berne que mon esprit. J’ai dans la tête un lapin fou, avatar de ma conscience, qui court dans tous les sens pour trouver un sens à toute cette histoire. Les grosses mains de William qui agrippent mes épaules et me secoue me ramènent un peu à la réalité, comme si cet ancrage tentait de me retenir dans le monde réel, luttant contre le tourment qui s’empare de moi.
« Dream ! Dream ne pars pas ! Reste avec nous mon vieux ! »
Alice. Son image se matérialise dans ma tête avec une netteté et une violence surprenante. D’un coup, je suis debout, projetant William à l’autre bout de la pièce. Le pauvre pirate va s’écraser contre un pan de la bibliothèque avec fracas. Mon Dieu, depuis quand suis-je si puissant pour propulser un homme dans les airs avec cette aisance ? Je lève le bras vers eux, la main ouverte pour leur faire signe de ne pas bouger et de ne plus me toucher. J’ai mal, ça tourne trop vite dans ma tête. J’essaye de rattraper la course folle du lapin blanc, je sais que si je le rattrape j’aurai à nouveau le contrôle de mon esprit. Les yeux fermés, le visage congestionné par la souffrance psychique, je tente de gagner ce combat contre moi-même. Je sais que je dois le gagner, que des choses terribles vont advenir si je laisse le lapin blanc s’enfuir maintenant.
Je l’agrippe, luttant mentalement avec ma conscience folle. J’essaie de recoller les morceaux dans le chaos qu’est devenu mon cerveau. Il y a d’abord la couleur rouge qui me vient en tête, une forêt dont on ne sort que si on se tient immobile, un mur de briques rouges, le chiffre onze. Et il y a Alice, obsédante Alice qui est partout à la fois. Le flot submergeant des informations disparates m’envahit, m’avale. Des flashs dont je ne sais s’il s’agit de souvenirs, de rêves ou d’illusions s’imposent à mes yeux. Alice, je dois parler à Alice.
Je rouvre les yeux. Je suis chez Magnus. Est-ce que je rêve ? Est-ce que c’est vraiment en train d’arriver ou est-ce une nouvelle folie de ma part ? Cette frontière si ténue chez moi entre le rêve et la réalité était mon domaine ; j’en étais le maître, m’en voici prisonnier. J’expérimente brusquement ce que j’inflige à mes adversaires. Plus j’essaie de me persuader que je vis bien la réalité, plus mon intuition me dit que le réel se trouve dans mes voyages oniriques, les certitudes intimes et météoriques qui m’animent. « Il y a plus que ce monde », voilà ce que je n’arrête pas de me répéter, chaque jour où j’ouvre les yeux, un peu plus en ce moment. À nouveau, la course folle reprend, me faisant courir à toutes jambes vers la folie. Mais, l’un dans l’autre, je sais que c’est là que réside la clef. Je déteste ma vie, déteste qui je suis, ce que j’incarne : cet enfant sage, pacifique utilisateur de ses pouvoirs qui cherche à se rassurer sur sa puissance de temps à autre en tuant un rival. Je suis pathétique. La vérité c’est que je suis face à la porte. Derrière, se trouve l’aventure, la vie, mon accomplissement. Derrière, se trouve ce que j’ai toujours voulu avoir, vivre, expérimenter. Et la clef de cette porte, c’est la folie. Je le sais depuis le premier jour, comme une intime certitude lancinante qui ne m’a jamais quitté mais que j’avais trop peur d’écouter. Pour ça, je suis allé chercher celle qui pourrait m’emmener de l’autre côté de la porte. Je suis allé chercher Alice. Mais au moment où elle aurait pu me faire passer de l’autre côté, au moment où celle qui ouvre toutes les portes allait enfin ouvrir celle qui me retient prisonnier, je l’ai tué. Puis j’ai vécu seul, avec l’intuition qui jamais ne se taisait. J’ai à nouveau eu envie de sortir, de découvrir la vérité. J’ai retrouvé une Alice. J’ai eu peur au moment fatidique, je l’ai tué. Et j’ai recommencé. Jusqu’à aujourd’hui où je suis enfin conscient du mécanisme destructeur qui m’anime, que j’aime assez mon Alice pour avoir envie de franchir la porte avec elle, que j’ai le courage de vivre et non plus de lui donner la mort par protection.
C’est une immense chaleur qui me refait prendre pied dans le réel, un chant mélodieux qui fait monter en moi une flamme forte et structurante. J’ouvre les yeux sur le bras de Saül qui murmure ses mélopées hébraïques à mon oreille. Je suis allongé sur l’épais tapis du salon, mes trois amis autour de moi. J’essaye de me relever, immédiatement aidé par William que je trouve, avec un sourire, très peu rancunier ce soir.
Je suis debout, la pièce est dévastée. Magnus est blessé au bras, il saigne. C’est une épée qui lui a fait ça, la mienne. Je suis plus calme mais mon cerveau marche toujours à plein régime ; un instant me suffit à tout analyser. J’ai perdu le contrôle, l’autre « moi » a pris les commandes et il s’est battu avec mes amis. Vu l’état du salon, ni eux ni moi n’y sommes allés de main morte…
« Qu’est-ce qui s’est passé Dream ? »
« Je ne sais pas. »
J’ai coassé cette réponse, la bouche pâteuse ; probablement les effets secondaires d’un sort de Magnus pour m’empêcher d’incanter des formules magiques. Je me racle la gorge en espérant que ça passe. Les autres profitent de ce temps de répit pour constater l’étendue des dégâts, faire léviter les meubles pour les remettre en place, soigner leurs blessures, ramasser les livres qui jonchent le sol.
Mon rire sonore qui vient briser le silence gêné les fait brusquement tourner la tête vers moi. Non, ce n’est pas un nouvel accès de folie de ma part, c’est juste le lapin blanc qui continue sa course dans le chaos ambiant qui est son domaine.
« J’ai besoin d’aller dans Chambre Extérieure, Magnus. »
Leurs yeux se dilatent sous l’effet de la surprise ; « le danger revient à la charge », voilà ce que je lis sur leur visage. La Chambre Extérieure est l’une des pièces les plus sécrètes de Magnus, celle à travers laquelle il voyage dans les mondes parallèles.
« Tu n’es pas en état Dream, c’est trop dangereux. »
Il a raison : un fois rentré, les forces magiques de la Chambre se mettent en marche et il faut une concentration énorme pour ne pas être broyé sous leur effet, encore d’avantage pour arriver à bon port. Les voyages vers les mondes parallèles demandent une science très approfondie de la magie, une connaissance parfaite de l’endroit où l’on désire se rendre, sans compter les innombrables dangers locaux. Magnus ne m’y amené qu’une seule fois, il y a longtemps ; je sais que Saül et lui ont fait d’avantages de voyages, peut-être William également. Le magicien pose une main sur mon épaule qui essaye d’être la moins paternaliste et condescendante possible.
« Pourquoi veux-tu aller là-bas, Dream ? »
« Parce qu’il faut que je la rattrape. »
Mon sourire se change à nouveau en rire. Il ne comprend pas ; puis les rouages de son cerveau l’amènent jusqu’à la solution alors que son visage se décompose.
« C’est impossible, impossible. Je suis le seul à avoir la clef de cette salle…»
« Mais qu’est ce qui se passe bon sang ?! »
Le pauvre William, qui passé décidément une bien mauvaise soirée, commence à perdre patience. Alice, ma tendre Alice, si tu savais comme je suis fier de toi.
« La nana de Dream est rentrée dans la Chambre Extérieure…d’après lui. »
« Elle y est rentré, j’en suis sûr. Elle est celle qui ouvre toutes les portes. »
« Mais qu’est ce que c’est que ce délire… »
Maintenant ils me croient fou. Peut-être qu’ils ont raison. Ça ne m’empêche pas d’avoir raison ; elle est partie, je le sais. En tout cas, mes amis ne perdent pas leurs bons réflexes : d’un bond William court jusqu’à la chambre d’ami, celle dans laquelle se reposait Alice et qu’il va découvrir vide. Saül s’assied lui lourdement sur le canapé, soucieux mais fataliste.
« Tu ne dois pas y aller Dream, pas comme ça. Je veux dire…tu n’as rien réglé, tu ne sais même pas qui te contrôle… »
« Mais c’est elle bon sang ! C’est elle qui le contrôle ! Elle l’a fait attaquer au moment où elle a eut l’occasion de partir là-bas ! », crie mon ami le magicien.
« C’est ridicule Magnus, tu l’as vu aussi bien que moi lorsqu’on est arrivé chez Dream. Si elle avait ce genre de pouvoir, elle aurait tenté quelque chose face aux forces du Conseil qui l’ont blessé. », lui dit Saül.
« Peut-être qu’elle ne contrôle que lui. », rétorque-t-il, imperturbable.
Il tourne à nouveau la tête vers moi à regret. C’est son intuition depuis le début, blessante entre toutes et qu’il a tenté d’amener de la manière la plus diplomatique possible. Alice me contrôle. Au fond peut-être. Mais je suis sûr du contraire. Je sais qu’elle est passée de l’autre côté de la Porte, celle symbolique autant que matérielle qui me mènera à toutes les réponses. William rentre dans la pièce, son visage déconfit n’a besoin d’aucune parole pour que nous comprenions tous trois ce qu’il a découvert et ce que je sais déjà. Je vois Magnus se mordre les lèvres sous l’effet de la nervosité et des paroles bloquées dans sa gorge.
« Parle, dis-moi ce que tu as à me dire. », lui dis-je.
Nos regards se trouvent à nouveau. J’ai la sensation qu’on est à un croisement, un embranchement dangereux et définitif ; je crois qu’il le sait lui aussi.
« Même si c’est vrai, même si elle a réussi à rentrer dans la Chambre et se rendre ailleurs…je pense que tu ne devrais pas y aller. », dit Magnus.
« Parce que tu penses que c’est une mauvaise idée ou parce que ça t’échappe ? »
« Dream…tu vis en plein délire. Tu es contrôlé, manipulé, même tes souvenirs et ta perception des choses ne t’appartiennent plus complètement. Qu’est-ce que tu vas aller faire là-bas ? Si tant est qu’il y ait un là-bas. »
« Il y en a un. Ce n’est pas un monde parallèle comme tu les connais, rien de répertorié sur tes précieuses cartes mais ce pays existe. Il y a un Pays des Songes. Mais ni toi ni aucun autre magicien ne le connaissez ou ne pouvez y accéder. Il faut plus que des sortilèges pour y accéder ; il faut y croire. »
« Oh, pitié Dream, pas ça, pas toi…de tout le monde, je veux bien mais une superstition aussi simpliste de la part de quelqu’un que j’estime, ça non. »
« Pourtant c’est vrai. C’est simple et à la fois très complexe. Je peux te le dire comment tu le veux, je ne pourrais pas pour autant te l’expliquer. Mais c’est…réel…autant qu’un pays des songes puisse l’être. »
« Ça n’existe que dans ta tête, Dream. »
« Peut-être que ça suffit. »
Il lève les bras au ciel avec un cri exaspéré, se tourne vers Saül.
« Mais dis-lui toi, dis-lui qu’il fait une connerie monumentale ! »
« Et qu’est-ce que tu veux que ça change. Il a une tête de mule encore pire que la tienne…et du reste il a peut-être raison. Même toi tu ne comprends pas ce qui se passe. Peut-être que notre ami touche du doigt une source de pouvoir qui nous échappe, dont lui seul a la clef. »
« Vous me faites chier avec vos histoires de clef et de porte. », lance le magicien.
Il s’enfonce dans un silence boudeur en soufflant par intermittences, summum chez lui du mécontentement. C’est vrai que dit comme ça, c’est totalement stupide. Je vais aller dans une salle dangereuse tenter de rattraper la femme que j’aime qui est partie dans un pays dont j’ignore tout ; par-dessus le marché, je sais désormais qu’une entité, qui est d’ailleurs peut-être Alice (l’idée me plaît assez) me manipule par moments. J’aurai au moins échappé au lieu commun de la personnalité schizophrène, c’est déjà ça de prit.
« Qui connais-tu qui puisse avoir fait ça ? »
Tout le monde se tourne vers William au son de sa grosse voix bizarrement calme et assurée.
« Tu es fort Dream, très fort. Non, arrête, ne sourit pas comme ça, c’est vrai. Même nous ne savons pas jusqu’où tu peux aller ou ce en quoi consistent tes pouvoirs au fond. Des gens capables de prendre possession de toi, surtout avec une telle régularité, une telle persévérance…il ne doit pas en avoir des tas. »
« D’autant que prendre le contrôle de ton corps doit demander une concentration de chaque instant. Or ces derniers temps tu es…actif…tous les jours, ce qui veut dire que celui ou celle qui fait ça le fait de manière exclusive. »
« On dirait une vengeance…ou quelqu’un a qui tu a sacrément cassé les couilles. »
J’aime ce qu’ils font, tenter de mettre les pièces du puzzle dans le bon ordre. C’est rigolo, très fraternel, ça me montre à quel point ils tiennent à moi. Mais ça n’aboutira sur rien, j’en suis persuadé. Haggis McEnroe, le roi des elfes maléfiques ? Possible, ça ressemblerait à son style. Mais un tel acharnement ? Il n’est pas du genre à se mouiller autant et préfère de loin laisser ses créatures agir. John, le chef des magiciens ? Possible encore mais je n’y crois pas. Mes sorties diurnes sont anciennes, elles ont commencé à un moment où il ne connaissait même pas mon existence. Il n’y a dans cette éventualité ni mobile ni raison. Alice ? Elle est humaine, elle a besoin de dormir ; vu qu’elle est éveillée la nuit, elle ne pourrait pas maintenir son emprise sur moi jour après jour sans se reposer à un moment. Non, la réponse est ailleurs, chez un acteur invisible que je n’ai pas encore percé à jour mais qui agit depuis le départ.
Je me mets à marcher dans la pièce, un grand réflexe lorsque je me torture les méninges. Il faut prendre le problème à l’envers, aller vers tout ce qui n’a pas de sens, ce qui sort du cadre et de la raison. Il y a un lapin, blanc, le chiffre onze, la folie, la couleur rouge, une forêt, un mur de brique. C’est à la fois beaucoup et pas grand-chose pour y comprendre quoi que ce soit. Mais plus j’y pense, plus j’acquiers la certitude que rien ne se réglera dans une réflexion intellectuelle. Il ne faut pas penser mais vivre, pas réfléchir mais ressentir.
« Il faut que j’y aille. »
« On a compris, Dream, mais avant tu dois comprendre où tu mets les pieds. »
« Rien ni personne ne peut faire ça. Tout ce qu’on fait c’est perdre du temps alors qu’Alice est déjà partie. »
« Mais pourquoi s’est-elle barré d’un coup, ta nana ? », interjette Will.
« Je pense qu’elle a suivi quelqu’un. »
« Non, là je suis catégorique ; si quelqu’un d’un temps soit peu puissant était rentré chez moi je l’aurai senti. », rétorque Magnus.
« Je n’ai pas dit qu’elle avait été amené de force là-bas par un sbire du Conseil ou qui que soit d’autre. Je pense qu’elle l’a suivi de son plein gré. Qu’elle lui a couru après en fait…»
« Et tu penses à qui ? »
« À un lapin. »
Là, c’est clair, ils me croient fou. Le silence qui a fait suite à ma déclaration finale est brutalement interrompu par une violente secousse qui manque de nous mettre tous à terre.
« Mais on est en train de se faire tirer dessus ! », hurle William.
Une autre secousse de même ampleur nous fait presque perdre l’équilibre à nouveau. Le Conseil a donc décidé de passer à l’assaut. William s’élance dehors pour rejoindre son bateau et son équipage, s’arrête sur le pas de la porte, plantant ses yeux dans les miens.
« Bonne chance, Dream. Bonne chance…et reviens. »
Je lui fais mon plus beau sourire, à lui qui a fini par me comprendre plutôt que de me juger. Puis tout s’enchaîne : on sort tous les quatre du salon, eux partant sur la droite rejoindre les étages supérieurs, le vaisseau fantôme, la bataille contre le Conseil, moi vers la gauche, les souterrains et la Chambre Extérieure. Je me fraye un chemin tant bien que mal entre les créatures de Magnus qui vont reprendre position à leur poste de défense pour la seconde fois de la soirée. J’arrive tant bien que mal jusqu’à l’escalier que je dévale quatre à quatre vers le bas. Le sous-sol est frais, sombre, je n’entends plus guère les bruits du combat à venir. Le noir ne m’a jamais semblé si dense et dangereux qu’ici. Et oui Dream, il va falloir renouer avec la peur. Je cours toutefois vers le bout d’un couloir, clos par une lourde porte en bois. J’en agrippe la poignée qui s’ouvre sans mal. Elle aurait dû être fermée ; mais Alice est passé par ici avant. J’entre dans la Chambre Extérieur.
Comme la première fois, je suis soufflé par la puissance palpable de l’endroit. C’est une petite pièce circulaire qui possède huit portes dont aucune ne peut s’ouvrir. Celle par laquelle je suis rentré se referme d’ailleurs dans un claquement sonore. Le sort va commencer. L’intensité magique de la Chambre va maintenant monter en flèche jusqu’à broyer tout ce qui se trouve à l’intérieur. Le seul moyen de s’en sortir est d’effectuer le rituel qui va canaliser toute cette puissance en une porte magique qui doit m’emmener là je veux aller. L’espace d’un instant, je me raccroche à la peur et l’envie d’intellectualiser tout ça, penser, réfléchir. Mais il n’y aura pas d’issue si je choisis cette voie. Je dois laisser les choses venir, sortir de moi. Je tente de trouver en moi l’étincelle, l’intuition qui me donnera la clef vers ma destination alors que l’énergie forme déjà des particules bleues de pouvoir brut autour de moi. Je n’ai plus que quelques instants avant d’être dévoré par la magie de la Chambre.
Alors que la pression physique est à la limite du supportable, j’ouvre la bouche, prêt à énoncer les paroles incantatoires. Je dois dire où je veux aller, quelle sera ma destination. Je veux aller dans un pays qui n’existe pas. C’est absurde, fou, et pourtant je mets ma vie en jeu. Mes lèvres s’écartent, je prends mon inspiration et laisse sortir ce qui vient en premier dans ma tête.
« Je veux retourner au Pays des Merveilles. »
Dream – 10 – Le retour
Ambiance Musicale : Everlast, Today (Watch Me Shine)
Je tombe. Ça va vite, très vite. La sensation d’ouverture sous mes pieds est immédiate, l’effet d’apesanteur qui m’avale me fait un moment perdre tous mes moyens. La peur me vrille le ventre, hérisse mes poils, met mon esprit en berne. Autour de moi, je vois la grotte qui défile comme la gorge d’un monstre qui vient de me gober d’un coup et dans lequel je m’enfonce à toute vitesse. La pression de l’air sur mon visage bloque dans ma bouche les mots de pouvoir qui me permettraient de voler, arrêter ma chute folle et la fin funeste qui s’ensuit.
Mais par-delà la peur, un autre sentiment commence à émerger, celui de la certitude d’avoir déjà vécu tout ceci, d’avancer en terrain connu. Le réconfort irrationnel de ce sentiment s’accorde très mal avec la vitesse croissante qui m’amène inexorablement jusqu’au sol. Une table passe à quelques centimètres de moi, une théière, une bibliothèque, des chaises. C’est comme si tout ne tombait pas à la même vitesse ici. L’acuité d’observation et de réflexion dont je fais preuve alors qu’une partie de moi me hurle de trouver une solution à cette chute mortelle m’amène la conclusion que je suis en train de perdre la boule. Tant mieux, c’est ce qui me permettra de rester en vie là où je vais.
Je tombe toujours. Depuis combien de temps maintenant ? Les chutes sont rapides d’ordinaire, on a à peine le temps de comprendre ce qui se passe que déjà notre corps heurte le sol et qu’il faut faire le décompte des dégâts physiques qui s’ensuivent. Celle-ci semble durer une éternité. Curieusement, ça ne met pas du tout en perspective la peur qui immobilise toujours mon corps. Impossible de savoir depuis combien de temps je tombe, l’écoulement des secondes lui-même semble capricieux ici et soumis à la volonté de quelque esprit joueur. J’arrivais en bas lorsque j’aurai accompli ce qu’il faut pour que cela arrive.
Je m’écrase au sol sur cette certitude absolue. L’impact est d’une violence extrême, m’incruste presque dans le sol. J’entends le bruit de ma chute se répandre et résonner comme si j’étais dans une immense grotte. Mais quel abruti…moi qui croyais que mes intuitions étaient infaillibles, je me retrouve le nez dans mes prétentions et mes croyances. Je me relève, passablement vexé, époussette mon manteau. Indemne, je suis indemne. C’est absurde, fou ; comme cet endroit. Et ce n’est que le début, j’en suis certain. Je lève les yeux au ciel pour bien vérifier la hauteur de ma chute, découvre le boyau de terre par lequel je suis tombé. Je n’en vois même pas le bout. Il y a par contre, çà et là suspendu dans l’air, les meubles que j’ai évités par chance et qui refusent obstinément de tomber au sol.
Je tapote du pied sur le sol justement, un grand carrelage blanc et noir de marbre. Plus loin, démesurément grande, trône une grande table sur lequel je distingue un flacon, lui aussi titanesque. Derrière, une porte en bois indique la seule sortie possible de cette pièce. J’avance vers elle. Mes pas résonnent dans la grotte, unique bruit audible dans ce lieu étrange entre tous. Je repense à tout ce qui s’est passé dernièrement : ma rencontre avec Alice, si irréelle lorsque j’y repense, ma vie avec elle qui connaît tout de mes rêves, la guerre civile des monstres, mon enrôlement en tant que psychologue des chasseurs nocturnes, la partie de baseball où ceux qui se sont opposés au changement se sont donné rendez-vous, la guerre dans mon quartier, l’apparition de mes amis, la mort de Gonzalez. Je crois que je commence à perdre pied dans tout ça.
« Bonjour ».
Je sursaute. Regarde autour de moi qui a pu proférer cette salutation incongrue. Il n’y a personne à part moi ici, j’en suis certain. Un raclement de gorge gêné me fait tendre l’oreille ; je me tourne à nouveau vers la porte sur laquelle un visage est apparu. Nous nous regardons, mutuellement surpris.
« Bonjour. Vous êtes une porte qui parle ? »
« Je suis la porte. »
« La porte de quoi ? »
La question semble surprendre ce visage aux traits durs, jusque-là impassible.
« Et bien…la porte. »
« Personne ne vous a jamais demandé ce que vous fermiez ? »
« Non. D’habitude les gens veulent simplement passer de l’autre côté. »
« Et vous les laisser passer. »
« Je n’ai pas vraiment le choix. Il suffit de prendre la clef sur la table pour m’ouvrir. »
J’avise la clef titanesque sur la table qui ne l’est pas moins, me demande par quel tour de magie je vais arriver à aller la chercher si haut et la faire rentrer dans une porte si petite. Puis je me souviens avoir clairement regardé la table la première fois : la clef n’y était pas, j’en suis certain.
« Vous voulez passer ? »
Je me retourne vers mon interlocuteur.
« Oui, je crois. »
Alors que je finis ma phrase, j’entends nettement le son d’un verrou qui s’ouvre et vois la porte s’entrebâiller légèrement. Je reste une seconde interdit.
« Pas besoin de clef ? »
« Non. »
« Mais vous m’avez dit… »
« Ça ne concerne que les habitants de l’extérieur. »
« Mais pourquoi ? »
« C’est comme ça. »
Je reste bloqué, entre incompréhension et méfiance. Un peu de dépit aussi : le coup de la clef avait l’air amusant, j’aurai bien aimé qu’il s’agisse là d’une première épreuve dans ma quête pour retrouver Alice. Là, c’est trop facile.
« Merci en tout cas. »
« Je fais que remplir mon office. »
« Qui est de faire passer les gens ? »
« Qui est d’être là. »
« Mais pourquoi ?! »
« Pour…pour… »
Le visage fermé semble se perdre un instant dans des abîmes de perplexité.
« Pour être là. »
« Mais ça n’a pas de sens. »
« Ça a du sens s’il y a une porte. »
J’abandonne. Cette discussion irréelle, qui pourtant me galvanise pour une raison que j’ignore, n’aura pas de fin logique. Délicatement, ne sachant pas quelle partie de son anatomie je touche, je tire la poignée ronde de la porte et j’ouvre.
Ce que je trouve derrière est des plus perturbant. Un petit chemin de terre s’enfonce tout droit dans une forêt sombre. Il est bordé de plantes luxuriantes qui semblent toutes immenses, la plupart faisant plus de deux fois ma taille. Mais ce qu’il y a de plus troublant, c’est l’obscurité. À plus d’une dizaine de mètres, on ne voit que du noir. C’est comme si tout ce monde était plongé dans le noir et que la seule zone de lumière était une sorte de projecteur braqué sur moi. J’avance de quelques pas, la zone de lumière me suit, ne dissipant les ténèbres que lorsque je m’en approche. Je me retourne vers la porte.
« Au revoir. », dis-je
« Au revoir. », répond la porte.
« Vous avez un nom ? »
« Un nom ? Non, je n’en ai pas. »
« Si j’en trouve un sur ma route, je vous le ramènerai ! »
J’ai lancé ma dernière phrase joyeusement, comme si elle coulait de source. Je commence à devenir aussi barge que toute cette situation. C’est galvanisant, puissant, libérateur. J’ai la sensation que des chaînes qui entravaient mon torse se libèrent d’un coup. Tout ce monde est la vie que je n’ai jamais osée. Ici, j’ai l’impression d’être à ma place. Je m’engage sur le chemin de terre qui m’amène tout droit dans la forêt.
La visibilité à l’intérieur est encore pire qu’au moment de franchir la porte ; la faible lumière ne vient d’ailleurs d’aucun soleil dans le ciel, elle est comme éthérée, artificielle. J’aime bien cette ambiance, je me sens chez moi ici. Curieusement, je ne ressens aucune urgence à retrouver Alice : j’ai la sensation que le temps n’est ici que très relatif. Je la retrouverai quand je serais prêt. Puis je me souviens que la dernière fois que j’ai fait un tel résonnement je me suis écrasé au sol après ma chute dans le trou. C’est un air de guitare sèche, envahissant mes oreilles, qui me sort de mes réflexions. Quelqu’un joue de la musique dans l’obscurité. C’est un peu plus loin, devant moi. Guidé par les airs rythmés, j’avance.
Je découvre une autre scène singulière : le chemin fait une fourche, se séparant en deux routes semblables. Un panneau indique les directions ; à gauche on va « quelque part » et à droite « autre part ». Pas très clair mais terriblement logique cependant. Au pied du panneau, assis dans les hautes herbes, se tient un homme qui joue de la guitare. Ses traits sont dissimulés par un grand chapeau noir, il porte un grand manteau sombre lui aussi, des bottes qui ont visiblement parcouru de nombreuses routes en tous sens. Je m’approche doucement, ne voulant pas briser sa concentration qui est toute focalisée sur l’air qu’il joue à la guitare. Il finit harmonieusement sa mélodie alors que je ne suis qu’à quelques mètres, relève la tête vers moi.
« Bonjour Dream. »
« Bonjour. Je vous connais ? »
« Non. »
Il reprend une autre mélodie, plus douce, répétitive et lancinante. Plus facile à jouer quand on discute aussi, sa façon à lui de me dire qu’il est ouvert au dialogue.
« J’ai entendu votre air dans la forêt. J’aime bien ce que vous jouez. »
« Merci. C’est du Fandango, la musique des morts. »
« Vous êtes sûr ? Je ne suis pas très calé en musique mais c’est surtout une musique dansante espagnole, non ? »
« Non. C’est la musique des morts. »
Je ravale la répartie que j’ai dans la gorge, ne voulant pas forcer la discussion dans un affrontement dialectique qu’il pourrait mal prendre.
« Ha, très bien. Et comment connaissez-vous mon nom ? »
« Tout le monde connaît ton nom, ici. »
« De mieux en mieux…et vous ? »
« Non, moi je ne suis pas très connu dans ce pays. »
« Non, je veux dire, qui êtes-vous ? »
« Et toi, qui es-tu ? »
« Vous n’aimez pas répondre aux questions ? »
« Disons que je ne trouve pas légitime de ta part de me demander ça quand toi-même tu ne peux pas répondre à cette question. »
Il plisse légèrement les yeux, prenant un air quelque peu dédaigneux, comme si cette dernière réplique lui avait définitivement gagner la joute verbale qu’il instaure depuis le début. Je ne vois toutefois pas comment je pourrais en apprendre plus sans rentrer dans son jeu. À aucun moment le fait que j’arrive clairement à apercevoir des bouts de son visage sans pour autant saisir la totalité de ses traits ne me choque.
« Et bien je suis Dream. »
Son sourire lui mange maintenant toute la figure.
« Dream ? »
« Dream, le maître des rêves. »
« Là au moins nous sommes d’accord. Et d’où viens-tu, Dream ? »
Il a dit mon nom comme si celui-ci était factice, que j’avais fait une erreur dès le départ là-dessus. Je crois que c’est ça qui l’amuse. Je suis sur le point de répondre que je viens de la Terre, de New York mais je me ravise au dernier moment. Brusquement, le doute s’insinue et se répand en moi comme une vague gelée. Cette question, si simple, vient faire cruellement écho à tous mes questionnements sur mes origines, celui que je crois être et après qui je cours. Je commence à trembler, perdre l’équilibre comme si cette interrogation remettait en cause ma consistance même. Je m’assieds lourdement à côté de mon mystérieux interlocuteur qui part d’un grand rire. Il n’a jamais cessé de jouer de la guitare.
« Je crois que tu as intérêt à repartir du début, Dream. »
« Oui ce serait pas mal, en ce moment je crois que je perds un peu pied… »
« Commençons par le départ. Où vis-tu ? »
« Vous croyez vraiment que c’est par là que je devrais partir ? »
« C’est là d’où tu es parti en tout cas. »
Nouveau silence ; aussi troublante et ésotérique que soit sa remarque, elle n’en reste pas moins juste.
« Je vis à New York, sur Sullivan Street. Vous connaissez ? »
« Non. »
« Bon…ma maison a le charme des vieux manoirs anglais, très haute de plafond avec du parquet et du bois partout. Je n’y entasse que des vieux objets, tout ce que j’ai pu glaner de mes voyages et de mes aventures passées. Je suis très vieux vous savez, garder tout ça me permet de me souvenir de tout ce que j’ai accompli, conserver une trace du passé, la preuve d’un passage. »
Bon Dieu, pourquoi tout ça sort-il d’un coup ? C’est comme si mes paroles ne m’appartenaient pas totalement, qu’en la présence de mon mystérieux interlocuteur (qui ne m’a toujours pas dit son nom) les vannes de mon subconscient s’ouvraient pour laisser filer ce que j’ai toujours gardé à l’intérieur. Je m’arrête de parler une seconde, perdu dans des pensées qui me ramènent à chez moi.
« Je vis avec mes chimères, des esprits…disons plutôt des créatures chimériques, des sortes d’extensions de ma conscience à qui je donne vie. »
« Des enfants ? »
Je souris, amusé du parallélisme que j’ai souvent fait secrètement sans jamais le révéler à personne.
« Pas vraiment », dis-je dans un mensonge, « même si l’idée est un peu là. Je leur donne un visage, un caractère ; mais rien de tout ça n’est vraiment programmé, ça vient tout seul, spontanément. »
« Vous en avez beaucoup ? »
« Non, pas trop. C’est très fatigant pour moi d’en créer. Étant des extensions de moi-même, ils me prennent un peu de mes forces vitales, de mon énergie. Et puis… je m’y attache. »
« Et Alice ? »
« Alice…Alice est la femme avec qui je vis, que j’aime. Je l’ai sauvé un soir d’un junky et depuis elle vit chez moi. »
« Tu l’aimes ? »
« Bien sûr ! Elle est toute ma vie maintenant. »
Ma remarque le fait sourire, révélant ses dents de façon particulièrement carnassière. Nous sommes passés du « vous » au « tu » avec un naturel déconcertant.
« Et toi ? »
« Quoi, moi ? »
« Et toi, que crois-tu être pour elle ? »
Je reste silencieux. Non que je sache avec certitude que mon amour n’est pas partagé ; c’est même précisément l’inverse : je n’ai aucune certitude.
« Je ne sais pas. J’espère que c’est réciproque. »
Il hoche la tête, visiblement compréhensif mais un peu triste, comme un ami qui peine à vous annoncer une mauvaise nouvelle. J’en profite pour tenter d’apercevoir, enfin, la totalité de visage ; c’est peine perdue : entre son grand chapeau et l’ombre que celui-ci projette sur sa figure, impossible de saisir l’ensemble de ses traits.
« Elle est partie à un moment. J’ai cru que je l’avais déçu. Ça a été un vide immense en moi à ce moment-là ; son absence a fait rejaillir tous les sentiments que j’avais pour elle, la dépendance que j’avais pour son affection, ce qu’elle a amené dans ma vie. »
« D’accord. Et le Conseil, les monstres ? »
Je trouve sa répartie un peu froide au moment où je me livre sincèrement. Mais la force de mes sentiments ne regarde que moi, c’est logique en un sens.
« Nous sommes nombreux, de races très diverses. Personne ne sait trop d’où on vient même s’il est admis qu’il a eu pour chaque espèce un père, ou une mère, génésique, un parent qui s’est reproduit, donnant naissance à des miroirs de lui-même moins puissants. Les théories s’affrontent pour statuer si nous sommes le produit de l’imaginaire des Hommes ou si c’est notre existence qui a inspiré les légendes dans lesquelles nous apparaissons. Le Conseil est notre organe régulateur, celui qui fait appliquer les grandes lois des monstres : ne pas être vu, ne pas sortir de jour, avoir le moins affaire aux humains et, la plus importante, ne pas leur montrer nos pouvoirs. »
« Pourquoi ? »
« Personne ne sait trop…mais on le sait tous. Je veux dire qu’on en a tous l’intuition. Briser ces lois, c’est remettre en cause ce qui nous fait exister. »
« D’où la théorie des monstres créés par l’imagination des Hommes ? »
« Oui. Le Conseil est là pour faire en sorte qu’on ne fasse pas trop de bêtises. Ses représentants sont les plus forts d’entre nous, ou plutôt ceux parmi les plus forts qui veulent prendre cette place régulatrice. »
« Mais dernièrement c’est la guerre. »
« Comment savez-vous ça ? »
« J’ai mes oreilles partout tu sais… »
« Ha. C’est la guerre parce que le Conseil n’a traditionnellement le droit d’intervenir que pour punir les fauteurs de trouble. Dernièrement, ses cinq membres ont décidé de régner à proprement parler sur le monde des monstres, d’imposer leur volonté à des créatures qui ont toujours été de farouches individualistes, libres de leurs mouvements. »
« Dans les limites des lois des monstres. »
« Dans les limites des lois des monstres. Mais de toutes les manières, la plupart des gens ont trop peur de les enfreindre. »
« Superstition ? »
« En partie. Intuition aussi de ce que ça pourrait déclencher. Il y a toujours eu des progressistes, des gens qui ont voulu tester la validité des lois et apparaître aux yeux des humains pour voir ce qui se passait. »
« Et alors ? »
« La plupart ont été punis par le Conseil ; certains étaient trop forts et se sont enfuis. Le résultat se trouve dans la plupart des livres fantastiques que les Hommes écrivent ou racontent au cinéma. »
« Et toi dans tout ça ? ».
Sa répartie est lapidaire, je n’ai pas une seconde pour m’arrêter un temps sur cette discussion hors du temps. Je crois que je m’en fous.
« Je ne sais plus trop. Le Conseil a voulu me forcer à travailler pour eux, dénicher les rebelles en puissance afin d’asseoir leur domination sur la communauté des monstres. Avec un limier capable de rentrer dans le subconscient des monstres, ils pensaient pouvoir étouffer dans l’œuf toute tentative de révolte. »
« Jusqu’à ce que tu te révoltes toi. »
« Plus ou moins. Disons que je ne savais pas trop dans quelles eaux je commençais à voguer. D’un côté je ne voulais pas de cette domination par la force mais de l’autre je ne voulais pas perdre Alice, la mettre en danger en m’exposant aux foudres du Conseil. »
« Donc tu as fait un choix, sage, réfléchi et raisonné. Mais un choix que fondamentalement tu désapprouves. »
Je ris de bon cœur pour la première fois de notre entrevue.
« Et oui ! C’est un beau résumé du couple en vérité : prendre des décisions pour deux plutôt que de ne choisir que pour soi. Parfois, il faut savoir mettre de côté ses impulsions personnelles pour le bien de ce qui nous rassemble. »
« Au risque de nier qui tu es. »
« Bien sûr. Mais c’est toute la magie et la force d’un couple, non ? On n’est plus que soi, on est à la fois deux et à la fois soi-même. »
Ma bonne humeur, très surprenante en ce moment et en ce lieu, n’est visiblement pas communicative. Au contraire, j’ai l’air de le plonger dans des abîmes de perplexité.
« Je suis désolé, j’ai dit ça très spontanément, j’espère ne pas vous avoir froissé. »
« Non…non, tout va bien. Je pense que tu te trompes mais ce n’est pas grave. »
Le silence s’impose à nous, tout comme la gêne sensible qui s’est instauré. La belle énergie de notre discussion à tous les deux vient de retomber. Elle reste là, stagnante, attendant que l’un d’entre nous lui donne un second souffle. Je choisis de le faire ; j’ai envie de le faire. Je ne sais pas qui est cet individu mais j’aime ce que j’apprends sur moi à son contact.
« C’est donc la guerre. Je me suis rebellé, j’ai rassemblé autour de moi les gens qui voulaient se battre lors d’un match de baseball, constaté que cette guerre n’était pas perdu d’avance, que nous avions suffisamment de gens dans nos rangs pour s’opposer au Conseil. Puis j’ai commencé à frapper. Je sortais chaque soir pour défier, et tuer, les sbires du Conseil, espérant attirer l’attention des chefs jusqu’à moi. J’en ai affronté un mais j’avais présumé de mes forces, de la détermination du Conseil. »
« C’était un peu puéril de ta part. »
« Oui, c’est vrai ! Je suis de la vieille école vous savez, je pensais que tout ça se gérerait l’épée à la main dans des duels honorables alors que nous sommes en pleine guerre civile, sans loi et sans règles. Ils s’en sont pris à mes chimères, à Alice. Sans mes amis elle serait morte. »
« Non. »
« Non ? »
« Non. Mais on reviendra dessus plus tard. Parle-moi de tes amis. »
Soucieux de ne plus le froisser, je ne cherche pas à le contredire.
« Il y William, le pirate fantôme, Saül le vieux kabbaliste et Magnus bien sûr, le magicien de l’étrange. »
« Ils sont venus sauver Alice ? »
« Alice et moi lorsque j’étais en mauvaise posture face à l’un des membres du Conseil. »
« Et après ? »
« Après, tout est allé très vite : William nous a ramenés chez Magnus, nous avons discuté d’Alice, de moi, de mes absences, mes rêves. »
« Les rêves de Dream… »
« Oui, je sais, ça peut sembler bizarre. Moi aussi ça m’a surpris de prime abord. Comment moi, un maître des rêves, pouvais-je être la victime d’un…songe éveillé ? Ce qui est mon arme, mon essence, se retourne contre moi. »
« Alors tu t’es interrogé sur l’identité de celui qui te manipulait. »
« Oui. Je n’ai pas trouvé grand-chose de satisfaisant. Magnus pense que c’est Alice, les autres ne savent pas. »
« Et toi ? Quelle est ton intuition là-dessus ? »
« J’ai d’abord pensé à un double maléfique, un visage noir de moi-même qui incarnerait toutes mes frustrations et sombrerait dans la violence sous le coup de mes frustrations. »
« Mais tu n’y crois pas. »
« Non. Tout le monde a des frustrations, on se trompe tous sur qui on est vraiment. Je suis probablement beaucoup moins blanc que ce que je veux bien croire mais ça ne fait pas de moi un tueur psychopathe. »
« Donc ? »
« Donc ça n’est pas ça. L’obstination et l’acharnement dont mon tourmenteur fait preuve me font penser à une vengeance, quelqu’un qui m’en veut personnellement et essaye de me rendre fou. »
Il hoche la tête, satisfait de ma réponse.
« C’est une jolie histoire, une belle enquête, ça pourrait encore t’occuper un bon moment…mais concrètement, tu n’as aucun indice. »
« J’en ai des dizaines mais rien qui vienne me dire si l’un ou l’autre se justifie ou pas. »
« Est-ce que ça compte vraiment ? »
Sa question, un peu abrupte, me prend complètement de cours.
« Évidemment que ça compte ! Comment retrouver mon intégrité, la vérité sur tout ce qui m’arrive si je n’arrive pas à déterminer qui agit contre moi ?! »
« Dream… »
« Quoi ?! »
« Comment sais-tu que tu n’es pas en ce moment en train de rêver ? »
Je ne réponds rien. Je n’en sais rien, je n’ai aucun moyen de savoir. Depuis que tout a commencé, je vis mon existence comme une longue fuite en avant. Qu’est-ce qui prouve qu’on est réveillé lorsqu’on s’appelle Dream et que ce en quoi l’on croit le plus sont des intuitions invisibles d’un monde étrange qui n’existe que pour soi ? Je suis bien arrivé à destination, le Pays des Merveilles, mais ce n’est même pas l’endroit où je pensais partir initialement. Cette succession de scènes au superlatif qu’est devenue ma vie a un goût bizarre, inconsistant et souvent incohérent dont, au final, je n’ai pas envie de percer le mystère.
« Je crois que je n’ai pas envie de savoir. »
« Pourquoi ? »
La question est rhétorique, elle n’est là que pour m’aider à poursuivre.
« Parce…parce d’une certaine façon je pense que la réponse met en cause mon existence. »
Ma réponse le surprend. Je parviens même à voir un sourire franc se dessiner sur ses lèvres. C’est idiot, mais j’ai l’impression qu’il est fier de moi.
« C’est le cas. Tu es un individu tout à fait unique, Dream, tout à fait unique. Je n’ai jamais connu de cas comme le tien dans mon existence. »
« Vous parlez comme si vous saviez tout de moi… »
C’est enfin à son tour de rire.
« Ho non, crois-moi je ne sais pas tout de toi, pas tout. Mais j’ai des clefs. »
« Qui suis-je ? Qu’est-ce qui m’arrive ? Est-ce que vous avez une explication à tout ce qui se passe ? »
Je suis à bout. J’ai besoin de réponses, de certitudes. Le flot chaotique d’informations que j’emmagasine depuis le début sans que je puisse y donner un sens me fait maintenant tourner la tête. J’ai besoin de dormir, de me laisser aller, faire cesser le jeu fou des rouages de mon esprit.
« Es-tu sûr de vouloir connaître la réponse ? », me demande-t-il l’air grave.
Je relève la tête brusquement. Combien de temps s’est écoulé depuis que j’ai ouvert la bouche pour la dernière fois ? J’ai encore eu un moment d’absence, très court mais qui m’a avalé d’un coup. Je tourne les yeux vers mon interlocuteur vêtu de noir. Ça n’est plus pour rire maintenant : je vois dans son regard que je peux apprendre ici des choses terribles pour moi, qui vont modifier toute mon existence. Rien ne sera pareil après, j’en mourrais peut-être. Je pourrais rester tel quel, reprendre ma course folle, me détourner de la vérité et continuer mon chemin, certain de ce que j’ai entre les mains. Mais je veux plus, j’en ai assez de fuir, de ne pas savoir. Pour la première fois depuis longtemps, je veux choisir mon propre chemin. Je hoche lentement la tête.
Il se pince les lèvres, cherche visiblement une façon de commencer. Toutes ces mimiques, la nervosité dans ses doigts qui se frottent les uns contre les autres, son visage fermé viennent alimenter mes peurs et mes angoisses. J’attends la sentence, cherchant à tout prix à accrocher son regard pour y déceler un indice sur cette vérité qui m’attend. Il prend une grande inspiration qu’il expire longuement, va se lancer, se retient, pose la main sur son chapeau et l’enlève d’un geste.
Ses cheveux bleus tombent en cascade sur sa nuque. C’est lui, lui dont je passe mes nuits à rêver la vie. Le magicien aux cheveux bleus ; celui dont j’ai copié la couleur éponyme sans savoir pourquoi mais comme une intime conviction. Je reste un instant médusé par la force esthétique de ses yeux bleus, l’histoire que ce visage raconte. J’ai conscience d’être en présence d’un être unique qui a déjà tout vécu mais qui continue de porter sur le monde un regard perpétuellement neuf, en mouvement. Je me sens tout petit en face. La douceur que je lis en lui à mon égard, le sérieux dénué de pitié, le temps qu’il met à choisir la phrase qui va tout détruire dans mon univers par empathie pour moi, tout en lui m’est agréable.
Nous restons silencieux de longues secondes, à tisser ce lien alchimique de confiance entre deux êtres, ce lien invisible mais palpable qui ne s’explique pas mais qui envahit toutes les rencontres puissantes, marquantes. Puis les mots sortent tout seuls de ma bouche, inéluctables :
« Vous êtes l’original. Vous êtes le Maître de Rêves. »
« Si tu le dis… »
« Pitié, plus de jeu de mot, plus de détour, je veux savoir ! »
J’ai presque crié la dernière phrase. Je sais qu’il voit ma détresse, qu’elle le fait souffrir. Je crois que c’est ce qui lui donne la force de continuer.
« Dream…je n’existe pas. »
Il a dit ça avec amertume, comme si c’est moi qu’il condamnait.
« Je suis le magicien aux cheveux bleus parce que c’est ce que tu veux voir…moi comme tout ce qui nous entoure en ce moment même. Comme tout ce qui t’arrive depuis le début.»
Je suis figé ; outre ses paroles, tout ce que je perçois du monde sont les battements de mon cœur. Il a ma vie entre ses mains, je le sais.
« Je n’existe pas, ce monde n’existe pas… »
« …et moi non plus. »
La dureté de mon ton me surprend. Il marque un temps.
« Si ; mais pas vraiment en même temps. Ecoute, je pourrais t’expliquer ce qui se passe de bout en bout mais ça prendrait des heures. »
« Alors ? »
« Alors, je vais te montrer. »
« Attends ! »
« Quoi ? »
« Et Alice ? Alice est…vraie ? »
Il me fait un grand sourire dans lequel je lis qu’elle est bien réelle. Il n’aura pas de mauvaise nouvelle à m’annoncer de ce côté-là.
« Viens ; et regarde. »
La lumière se fait, aveuglante, autour de nous. En un instant, toute la forêt et son décor enchanteur, troublant et mystérieux, ont disparus. Nous sommes en lévitation dans une pièce carrée aux lumières crues. D’instinct, je sais que les humains qui sont ici ne peuvent pas nous voir, que nous sommes invisibles à leurs yeux. Puis je regarde plus attentivement. Il y a quatre lits dans cette pièce qui ne possède qu’une pauvre fenêtre sur l’extérieur. Tout y est froid, stérilisé, vide, sans âme. C’est un hôpital. Les trois patients qui dorment – j’espère qu’ils dorment – ne retiennent pas une seconde mon attention. Et je tombe sur la dernière personne allongée dans cette chambre d’hôpital. Ses longs cheveux blonds semblent entourer sa tête comme un double fleuve doré qui partirait de son crane ; ses merveilleux yeux bleus sont clos, l’un d’entre eux rendu marron par la coagulation du sang suite à un coup violent. Son nez si fin gît brisé en deux ; ses lèvres que j’aimais tant embrasser sont fendues en de nombreux endroits ; elle a un gros bleu sur la joue droite, trop sur la joue gauche pour que j’ai envie de les compter. La couverture qui la recouvre m’empêche de voir les autres blessures qu’elle porte sur le reste du corps mais son bras droit, nu en dans lequel est plongée l’aiguille d’un cathéter, porte de multiples coupures. Alice, c’est mon Alice.
Je tombe à genoux, toujours flottant dans les airs, plié devant la douleur de voir le corps de mon amante chérie meurtri de la sorte. Je prends mon visage dans mes mains, m’effondre en larmes. Alice, mon Alice, qui t’a fait ça ? Moi qui avais juré de te protéger jusqu’à la mort, je t’ai abandonné à quelque tortionnaire qui t’a fait souffrir le martyr, meurtrissant ton corps, t’infligeant mille douleurs. Je ne sers à rien ; j’ai failli à ma mission.
« Non, Dream, tu n’as pas failli, pas encore. »
Je parviens à écarter les mains de mon visage au prix d’un terrible effort, tourne une tête dévastée vers le magicien aux cheveux bleus.
« Qui lui a fait ça ? »
Ses lèvres dessinent un sourire amer, comme si l’ironie du moment l’emportait sur la sympathie qu’il a à mon égard.
« Personne que tu aurais pu empêcher de lui nuire. »
« J’aurai pu me battre, la défendre. »
Ma voix est faible, perdue.
« Dream… »
« J’aurai pu…je ne sais pas…tenter quelque chose… »
« Non. À l’époque où elle a été agressée tu n’étais pas encore né. »
Je le regarde sans comprendre mais cette révélation m’enlève un poids immense du cœur. Comme un damné, je reste accroché à l’une de ses réponses : tu n’as pas encore failli. Peut-être que je peux encore faire quelque chose pour Alice, la sauver. Le magicien aux cheveux bleus prend une grande inspiration avant de reprendre la parole.
« Qui es-tu, Dream ? »
Je baisse la tête, vaincu. Je suis sans force, défait. Le lapin blanc a cessé sa course, il est temps de se réveiller.
« Un rêve. »
Je ne le vois pas mais je sais qu’il hoche la tête, satisfait de voir que je ne fuis plus.
« Il n’y a pas de monde des monstres, Dream, pas de New York nocturne peuplé d’êtres imaginaires dotés de pouvoirs fantastiques. Il n’y a pas de Conseil, pas de résistance, pas de guerre civile. Magnus, William et Saül n’existent pas. »
« Et moi non plus. »
« Tu n’existes presque pas…mais tu n’es pas…tu es… »
« Un rêve. »
« Oui, un rêve. Comme tes aventures, incohérentes et chaotiques que tu vis sans un regard en arrière, sans te souvenir de ton passé, de qui tu es où comment tu es arrivé là. »
« Mais Alice… »
« Alice est réelle. Alice est une petite droguée de vingt-deux ans qui a pris une dose de trop avec la mauvaise personne. »
« Le junky qui l’a agressé, la nuit où je l’ai sauvé… »
« Oui, c’est cette nuit-là où tu es né. Mais tu n’as jamais sauvé Alice. Elle a été tabassée par ce type juste après s’être injecté une dose d’héroïne qui aurait pu lui être fatale. Sous l’afflux de la douleur et de la drogue, elle a enfoui son esprit dans un monde intérieur, un pays imaginaire dans lequel elle est enfermé depuis. Elle s’y est construit un ami, un amant, un protecteur idéalisé qui la défendra envers et contre tous désormais. Tu es ce dont rêve Alice dans son coma. »
« Mais, mes aventures… »
« Le songe d’Alice. »
« …mes amis, mes enfants… »
« Ses chimères à elle. »
« …et moi… »
Il pose sa main, chaude et réconfortante, sur mon épaule.
« Tu es celui dont elle rêve. Il y a des destins moins glorieux, Dream. »
La lumière aveuglante se reforme, nous inonde. Nous flottons maintenant dans un univers vide et blanc, sans limites, sans points de repère, sans ciel ni terre.
« Ça va ? », demande-t-il.
Je hoche la tête, mécaniquement. Je me sens dépossédé de tout : mes souvenirs, mon intégrité, mon essence et plus que tout de l’amour d’Alice.
« Je me fous de mourir, je veux la sauver, elle. »
Il a un petit rire sans joie.
« Bien sûr, puisqu’elle t’a conçu pour survivre. »
« Je ne comprends pas. »
« Tu es le dernier lien qui unit Alice à la vie, Dream. Lorsque ce rêve s’éteindra, elle mourra. »
Un frisson glacé me parcoure des pieds à la tête, immédiatement suivi d’un immense sentiment d’injustice qui me donne envie de hurler.
« Mais elle est dans un hôpital ! Ils vont la sauver ! »
« Physiquement…peut-être. Mais psychiquement, à l’intérieur ? Tu crois qu’elle s’est fait une overdose par accident ? Tu crois qu’on fini terrée dans un squat du Queens en compagnie d’un dealer violent par hasard ? »
Je ne réponds rien, je suis dévasté de l’intérieur.
« Alice ne veut plus vivre, elle n’en a plus la force. », reprend-il doucement.
« Mais je l’aime…»
« Elle t’a conçu pour ça. Pour vivre un dernier rêve enchanteur, savoir s’il restait quelque chose de positif dans son existence, si ce monde avait quoi que ce soit à lui offrir. Toi et les aventures que vous avez vécues sont les meilleures choses qui lui soient jamais arrivées. »
« Mais ça n’a pas de sens ; elle ne peut pas avoir fait ça consciemment. »
Il part d’un rire franc et clair. L’effroi me saisit à nouveau lorsque je comprends qu’il va partir, partir et me laisser seul ici.
« Je ne sais pas si ça a du sens ou non…mais c’est toi le maître des rêves non ? »
« Ne partez pas… »
« Si, Dream, si je dois partir. Je n’ai pas de réponse toute faîte, pas de sermon à sortir, pas de solution miraculeuse à ce que tu vis ; je ne suis qu’une création de ton esprit. »
Ce disant, je le vois qui commence à perdre en consistance, devenir de plus en plus transparent.
« Est-ce que j’existe, au moins un tout petit peu ? »
Il me sourit, confiant.
« Tu es le rêve d’Alice ; ce n’est pas grand-chose, mais c’est déjà quelque chose. »
Sa voix résonne dans le grand espace blanc pour la dernière fois. Il emporte avec lui son sourire, la dernière chose de lui qui dure jusqu’à la fin, pour finalement disparaître. Je reste seul. Par réflexe, je regarde mes mains, me demande combien de temps je vais mettre avant de disparaître moi aussi. Un rêve, je ne suis qu’un rêve. Le rêve d’Alice qui gît inconsciente, probablement comateuse, dans un lit anonyme d’un hôpital de New York, mon Alice qui n’a même plus envie de vivre.
Un moment, je me dis que j’ai été un idiot d’avoir cherché à savoir. J’aurai dû écouter mon intuition, continuer ma route et vivre des aventures aberrantes à la poursuite d’Alice. Nous aurions pu rester comme ça, ensemble toute une éternité dans ce rêve éveillé sans queue ni tête. Il y a une heure encore, j’étais Dream, le maître des rêves parti en mission pour sauver sa bien-aimée, un être puissant, entouré d’amis sincères, un homme d’honneur qui lutte pour ce qu’il croit juste. Maintenant, je suis en morceaux, je sais que je ne suis même pas en vie ; toute mon existence n’a été qu’un mensonge, une fuite, je n’ai jamais été acteur de ma vie. Et puis je pense à Alice qui meurt sur son lit d’hôpital.
Du fond de ma dérive existentielle, je sens mon poing qui se crispe. Non, ça je ne l’autoriserai pas. Elle ne mourra pas, pas mon Alice. Si je n’ai qu’un seul but dans mon existence onirique, celui de la sauver, alors je la sauverai. Je ne suis pas vivant, je n’ai aucune consistance, aucun moyen de lui transmettre mon envie de vivre ; reste que j’ai encore ma liberté d’agir. Si mon essence se résume à la foi que j’ai en elle, l’amour que je lui porte, alors il n’y a rien que je ne puisse accomplir. Si elle m’a créé, si je suis la cristallisation de ses envies les plus profondes, fussent-elles inconscientes, alors j’ai un lien avec elle. Si ma puissance est relative à la force de mes sentiments pour elle, alors je pourrais changer le monde d’un claquement de doigt.
Je m’envahis de la rage de savoir Alice meurtrie, la mélancolie liée à mon existence vide de substance, de ma folle envie de vivre envers et contre tous, de l’espoir que j’ai pour l’avenir, de l’amour enfin que j’éprouve pour celle qui guide ma vie. Ce maelström d’émotions crée un tourbillon de puissance en moi, me consume et me dévore. Qu’importe, je dois la réveiller : si je dois mourir au passage, ainsi soit-il. Je vois mon corps se désagréger au fur et à mesure que j’enclenche ce pouvoir ultime, celui qui est lié à mon existence même, cette explosion qui m’avalera dans quelques secondes, dans l’espoir que sa déflagration émotionnelle sera transmise. Je ne sais même pas si ça va marcher. Je ne suis qu’un rêve, un rêve qui se débat pour réveiller celle qu’il aime, signant par là sa mort certaine. La proximité de ma disparition vient encore raviver la force qui me parcoure. Autour de moi, le décor blanc commence à trembler. Je ne sais si c’est moi qui le fracasse ou si ce sont mes yeux qui se brouillent. Tout cela ne me touche plus, je n’ai aucune certitude, rien que ma foi en moi, en ce pouvoir prétendu de sauver Alice de sa mort interne. Je me ramasse, brûle en un souffle ce qui me reste d’énergie vitale et je lâche toute ma puissance dans un dernier tour, mon sort final qui me désintègre sur l’instant. Pour dernière pensée, je n’ai que le sourire d’Alice. Alice qui ouvre les yeux sur la vie.
Dream – 11 – Epilogue
Ambiance Musicale : Calvin Russel, Somewhere Over The Rainbow
J’ouvre les yeux. Tout est brouillé et flou à l’extérieur ; je sens dans ma poitrine à la fois comme une immense perte et une force chaude qui brûle en moi. C’est très perturbant. J’ai conscience de sourire et de pleurer à la fois. Un bri strident, très irritant, parvient de manière cyclique à mes oreilles. Puis vient la douleur, comme une lame de fond qui me parcoure de pieds à la tête, me fait grimacer et pleurer, s’arrête aux endroits où je suis le plus durement touchée. Je tente de bouger une main mais le plus petit geste ravive ma souffrance, bloquant ma respiration, me laissant paralysée.
J’ai mal au crane, mal aux yeux, mal aux joues, mal aux lèvres, mal au nez, mal au bras, mal aux seins, mal aux côtés, mal au ventre, mal aux jambes. Mais rien ne me meurtrit plus que la perte indicible que je ressens en moi. Je ne sais pas ce que c’est, je n’en ai aucun souvenir. Je sors d’un rêve terriblement beau mais auquel je ne n’arrive pas à m’accrocher : tel un danseur moqueur, il me laisse m’approcher de lui en souvenir avant de s’évaporer d’une pirouette avant que la moindre image ne me parvienne. Mes larmes, de tristesse comme de frustration, redoublent sur mes joues.
Le bruit cyclique qui irrite mes oreilles se fait de plus en plus consistant. J’entends une porte qui s’ouvre en fracas sans pouvoir tourner la tête pour voir qui arrive. Pour une raison que je ne m’explique pas, j’espère que celui qui vient de rentrer là où je suis allongée aura les cheveux bleus. Une forme massive se penche sur moi ; si mes yeux n’ont pas encore la lucidité pour en saisir tous les traits, je vois bien qu’il n’a pas la chevelure que j’espérais. Un autre personnage arrive à mon chevet, j’entends des voix, je comprends ce qu’ils disent mais mon cerveau est encore trop en berne pour donner un sens à tout ça.
Celui, ou celle, qui est arrivée en dernier repart au pas de course. Je commence à y voir plus clair : l’homme qui se tient à ma gauche est un grand type tout fin en blouse blanche, le visage sévère mais plein de compassion. Je le vois tirer d’une poche un mouchoir avec lequel il essuie mes larmes qui continuent de couler sur mes joues. Je me rends compte qu’il me parle depuis un moment. Petit à petit, je commence à comprendre ce qu’il me dit.
« …va aller mademoiselle Hannigan. Ne vous en faîtes pas, vous êtes réveillée maintenant. Vous comprenez ce que je dis, mademoiselle Hannigan ? »
« Vous n’avez pas de cheveux… »
Je coasse pauvrement cette phrase qui m’arrache de nouvelles larmes. Des cheveux bleus, c’est tout ce dont je me souviens de la sensation chaude qui m’a réveillé quelques instants auparavant. Ne pas m’en souvenir, c’est me déposséder de ce que j’avais de plus précieux au monde.
Mais mes larmes abondantes ne découragent pas le brave médecin qui continue de les essuyer méthodiquement.
« C’est un miracle que vous vous en soyez sortie vivante mademoiselle Hannigan. Entre votre agression et la dose d’héroïne que vous avez prise…honnêtement, je ne sais pas comment vous avez fait. »
« C’est grâce aux cheveux bleus. »
Ma réponse, dit du tac au tac mais avec une voix éraillée, le fait sourire brièvement.
« Ça ou autre chose. »
« Non. Juste ça. »
Il reste un moment interdit.
« Comme vous voudrez mademoiselle Hannigan. Je m’appelle Magnus Griggs, je suis le docteur qui s’est occupé de vous depuis votre internement. »
« Magnus ? »
Ce nom ne m’est pas étranger mais il semble voleter dans les brumes de mon esprit, comme les souvenirs que j’essayais d’attraper à mon réveil.
« Oui, Magnus. Vous êtes au King’s County Hospital Center. Ça fait deux semaines que vous dormez. »
« Deux semaines ? C’est tout ? », dis-je d’une voix à bout de souffle.
Il ne répond pas à ma question, qui de toutes les manières ne semble pas avoir beaucoup de sens à ses yeux vu l’expression de son visage, lorsque rentre un vieux monsieur à barbe grise, lui aussi en tenue médicale. Juste derrière lui, je vois la petite forme qui s’était enfuie de mon champ de vision à mon réveil, un tout jeune infirmier visiblement. Le vieux monsieur s’approche de moi, un peu interloqué de me voir éveillée.
« Et bien, mademoiselle Hannigan, on peut dire que vous avez de la chance d’être encore en vie. Je n’aurai jamais cru qu’une personne aussi frêle que vous, sans offense, puisse sortir du coma après ce qui vous est arrivé. »
Je n’aime pas son ton, doctoral et impératif. Pourtant, j’ai l’impression de le connaître. D’un coup, un prénom me vient aux lèvres.
« Saül… »
« Ho ! Je vois que mon assistant, le docteur Griggs a déjà fait les présentations. Je suis effectivement le docteur Saül Abramovitch. »
« Vous étiez plus gentil dans mon rêve… »
« Je vous demande pardon ? »
Il fait une moue perplexe, un peu plus encore lorsque mes larmes se remettent à couler malgré moi.
« Elle est dans cet état depuis son réveil, Abramovitch. », dit Magnus.
« Hum…choc post-traumatique probablement. Faîtes lui faire les tests de mémoire et de logique dès qu’elle sera en état, histoire de vérifier que son cerveau est bien en état de marche. Après la dose d’héroïne qu’elle a prise, il est possible qu’il y ait des effets secondaires graves sur… »
« Alice ! »
Je peux enfin tourner la tête vers cette voix puissante qui vient du couloir. Là encore, elle n’appartient pas à celui que j’attends, mais elle est familière et rassurante. Dans l’encadrement de la porte, je vois un homme large d’épaule qui lutte vaillamment avec un policier.
« Alice ! Mais laissez-moi passer putain de merde! »
Un autre flic arrive au pas de course, agrippant son collègue par l’épaule.
« C’est bon Moses, il peut rentrer, c’est son oncle. »
Le policier s’arrête un moment, moment dont le type au physique de lutteur profite pour s’extraire de leur poigne, passe outre la rangée de médecin qu’il bouscule au passage, m’enserre dans ses bras aussi doucement qu’il le peut.
« Alice…c’est fini Alice, je suis là, je suis là. C’est moi Alice, c’est tonton William. »
William. Ce nom résonne comme une lumière dorée dans ma tête. Je laisse les mécanismes de ma mémoire suivre son chaud rayonnement qui m’aspire, m’emmène jusqu’à une porte que je pousse du bout des doigts. D’un coup, tous les souvenirs, réels et oniriques, se déversent dans mon esprit. Je me souviens de tout. Je suis à la fois là, dans les bras de mon oncle, à New York, et dans ceux de mon amant rêvé, Dream, qui me fait danser à côté du terrain de baseball du Yankee Stadium. Je sens et les grosses mains pataudes de William et celles, autrement tendres de mon bien-aimé aux cheveux bleus. Je repense à cette nuit où j’ai décidé d’en finir et celle où Dream et moi avons fait l’amour pour la première fois, la douleur et la drogue en opposition à la fusion de nos corps dans sa chambre merveilleuse. Je me souviens des coups sur ma tête que fait pleuvoir Steve, le dealer chez qui vit, en plein délire après qu’il ait avalé un mélange de sa conception, et des caresses des mains de Dream sur mon visage. Je me souviens de la douleur rendue extatique par la drogue, mon corps en morceaux, ma conscience qui sombre de plus en plus jusqu’à ce que je passe la porte dans l’autre sens, celui du rêve, celui d’un pays imaginaire où rien ne peut m’atteindre, dans lequel Dream, mon amant chéri, me protège de tout et me fait vivre milles aventures pleines de danger et d’incertitude. Je repense à tout ça dans les bras de mon oncle.
Malgré la douleur, j’arrive l’entourer de mon bras libre et lui tapoter gentiment le dos.
« Ça va aller Will’, ne t’en fait pas. Tu étais très élégant en capitaine pirate. »
Ma phrase le faire rire, plus nerveusement que par joie. Il prend mon visage dans ses mains, constate l’étendue des dégâts.
« Ma pauvre chérie… »
« Ce n’est que l’extérieur, Will’, à l’intérieur tout va bien. Tout va bien. »
Il hoche la tête, satisfait, même s’il n’y croit pas une seconde. Le docteur Magnus Griggs en profite pour prendre la parole.
« Nous allons vous laisser un moment, je crois. Il sera nécessaire de faire un test rapidement pour voir où mademoiselle Alice en est physiquement et dans combien de temps elle pourra rentrer à la maison. »
« Merci docteur, mais si Alice doit rentrer quelque part, ce ne sera sûrement pas chez elle. », répond d’un ton lourd de sous-entendus William Hannigan.
« Je vous demande pardon ? »
« Rien. Merci pour tout ce que vous avez fait pour elle. »
« Je ne serais pas loin ; lorsque vous en aurez besoin, appuyez simplement sur la sonnette à côté du lit. »
Les deux docteurs et le jeune infirmier sortent d’un bloc de la chambre, me laissant seule avec William. Au prix d’un profond effort, et de beaucoup de douleur, j’arrive à mettre ma main dans la sienne. Je m’attarde sur son visage, constate la fatigue qui se lit sur son visage, la tension nerveuse des derniers jours.
« Alors, comme ça j’étais un pirate ? »
Je hoche la tête ; c’est le seul qui soit proche de l’être idéalisé que j’ai vu en rêve, le seul qui soit fidèle à l’image que j’en ai eut dans ma rêverie avec Dream.
« Un pirate fantôme. Tu étais très fort, presque autant que mon amant. »
« Ton amant ? Tu avais un amant ? »
« Oui…Dream. »
Il me sourit, gêné de ne pas comprendre, moi pauvrement qu’il ne saisisse pas.
« Pardon, Will’. J’ai cru une brève seconde que…non, rien, ça n’a pas d’importance. Tu as l’air fatigué. »
Il rigole de bon cœur, ma main toujours dans la sienne.
« C’est que tu m’en as fait voir de toutes les couleurs ces dernières semaines, Alice : j’ai couru comme un lapin du Kansas à Knoxville. Ça…ça ne s’est pas très bien passé là-bas, tu sais…chez toi. Puis je suis venu à New York dès que possible lorsque j’ai appris que tu étais là-bas. »
Je hoche la tête, compréhensive. Ça n’a pas dû être simple pour lui.
« Tu n’as pas pris ta carabine…quand tu es allé à la maison ? »
Il repart d’un grand rire qui envahit la pièce, secouent ses épaules, son torse et lui tire des larmes des yeux. Je sens que toute la tension, la rage et la haine sortent de lui en ce moment.
« Ha putain, tu me tues Alice…bien sûr que j’ai pris la Winchester, qu’est-ce que tu crois ! Et je jure sur ma vie que si ça n’avait pas été mon connard de neveu et mon salopard de frère j’aurai repeint leur baraque avec leurs tripes ! »
La porte s’ouvre à ce moment-là, un des deux policiers passant la tête dans la chambre sans se lever de sa chaise.
« C’est un hôpital, monsieur, je vais vous demander de ne plus hurler comme ça. »
« Désolé, officier », répond tout de suite William, trop heureux de constater que le flic n’a visiblement pas compris ce qu’il venait de crier. Les deux se jaugent du regard, le policier referme la porte.
« Où j’en étais ? »
« Tu es arrivé là-bas avec ton arme. »
« Ouais. Heureusement, c’est sur ta mère que je suis tombé en premier ; je crois que voir Debby tout de suite, ça m’a aidé à pas faire une grosse connerie. Après tout, c’est elle qui a fini par lâcher le morceau. Ça a gueulé sévère, je peux te l’assurer, mais pas autant que quand ton père est rentré du boulot. On s’est battu, j’ai gagné comme d’habitude. Je…je l’ai pas vraiment loupé, si tu vois ce que je veux dire. Je savais que cet enculé allait pas appeler les flics, sachant pour Evan et toi, alors j’y suis pas allé de main morte. »
Il se passe la main sur le visage, visiblement assailli par une myriade d’émotions qui le ramène en arrière. Il reprend d’une voix très lasse.
« Bref, j’étais un peu calmé et tout d’un coup très con de me retrouver avec mon frère la gueule en sang sur le tapis du salon. Puis j’ai entendu du bruit dehors et je suis sorti ; j’ai vu ton frère se planquer derrière la Buick et j’ai compris qu’il était là depuis le début et qu’il était en train de comprendre ce qui se passait. Tu aurais dû voir ça…je lui ai gueulé dessus depuis le porche et il s’est mis à courir en beuglant comme une truie. J’ai tiré en l’air, histoire de lui faire peur, et je lui ai couru après. Jésus, je sais que je devrais pas dire ça mais ça m’a fait plaisir de voir la peur dans ses yeux quand je l’ai rattrapé. J’ai manqué m’arrêter là, c’est aussi mon neveu tu comprends, puis j’ai pensé à toi et je me suis juré de faire en sorte que ce fils de pute, pardon pour ta maman, ne recommence jamais ce qu’il t’a fait. J’ai vidé mon chargeur à vingt centimètres de sa tête, jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’une espèce de vers de terre qui se replie sur lui-même, jusqu’à ce qu’il se pisse dessus de peur. »
Il a fini avec un pauvre sourire assez cynique. Il y a toujours de la rancœur dans ses yeux mais plus autant qu’avant.
« Je suis désolée, Will’. »
« Désolée ? Tu te fous de moi, Alice ? »
« Non. Ça…abime…ce genre de truc. Merci de tenir à moi Will’. C’est rare les gens qui te veulent vraiment du bien et sont prêts à prendre des risques pour toi. »
Il a un air vraiment comique maintenant, la bouche ouverte, éberlué par ce que je viens de lui dire.
« Qu’est-ce qui s’est passé après ? »
« Je suis rentré, j’ai pris ma bagnole et je suis parti. J’ai trouvé un carnet à toi dans ta chambre dans lequel il y avait les numéros de téléphone de tes amis. Je t’ai cherché partout mais personne ne savait où tu étais partie. Puis je suis tombé sur ce mec, Dan, ton dealer de Knoxville. J’ai été assez clair avec lui, même si j’en menais pas large lorsqu’on s’est parlé ; bon Dieu, comment tu as pu traîner avec ce genre de gus, Alice ? Rien qu’à voir sa gueule, je savais qu’il aurait pas hésité à buter sa mère si ça avait pu lui ramener cinq putain de dollars…Mais Dan a bien compris que j’allais pas lâcher le morceau et que je pouvais lui amener un paquet d’emmerdes ; il m’a dit assez vite que tu étais partie chez un pote à lui à New York. J’avais son téléphone mais pas son adresse. Pendant dix jours je t’ai cherchée dans la plus grande ville du pays sans pouvoir faire appel aux flics, pas après ce qui s’était passé chez toi, sans succès. Et puis un jour je reçois un coup de fil de ta mère que la police venait de prévenir de ton hospitalisation ici. Ça fait deux semaines que je viens te voir tous les jours en attendant que tu te réveilles. »
Je serre aussi fort que je peux la main de William puis je la pose sur ma poitrine ; j’essaye de ressentir la sensation chaude que j’ai eu en me réveillant, celle qui venait effacer la douleur, l’incertitude, la peur. Je reste comme ça un bon moment, à sentir cette petite boule qui brûle en moi, un peu moins chaque seconde, qui disparaît inexorablement. Dream est en train de partir. Il m’a offert le plus beau cadeau du monde, sa propre vie, pour me permettre d’ouvrir les yeux à nouveau. Je me réveille pour découvrir que rien n’a changé, tout ce monde qui me fait horreur est toujours là, intact ; je suis la seule à me souvenir de ce qui s’est passé dans mon rêve, il n’en reste déjà presque plus rien.
Je sais que sera la suite : je vais oublier moi aussi. Toutes les choses merveilleuses qui me sont arrivées en rêve seront dévorées par la mâchoire froide et implacable de la réalité. Je serais rattrapée par la drogue, l’errance, mon frère qui m’a violée, mon père qui l’a su et a choisi de protéger Evan, son préféré. J’ai soudain très envie de me rendormir, pour toujours, restée perdue avec mes chimères, inatteignable du reste du monde. Je ne vivrai jamais ce que j’ai vécu en rêve, ne retrouvait jamais d’amant comme Dream, ici…il n’y a que la vie, morne et dure.
« Alice ? »
« Oui, Will’ »
« Je ne te poserai la question qu’une seule fois et c’est probablement pas très malin de ma part de le faire maintenant vu que tu sors juste du coma mais…qu’est-ce que tu vas faire vis-à-vis de ton père et de ton frère ? »
Les mots sortent tous seuls de ma bouche, inexorables.
« Je ne sais pas Will’. Je crois que je m’en fous. »
Je le vois hocher la tête, les lèvres pincées.
« Tu as probablement mieux à faire qu’à perdre ton temps avec ces deux tocards, c’est vrai. »
On reste un moment silencieux, perdus dans nos souvenirs et nos expectatives pour la suite. Je vois ses mains ramassées en poings qui se serrent sur ses cuisses.
« Alice…écoute Alice, je n’ai pas la clef pour t’aider à aller mieux. Je sais que ton père t’a toujours négligée, que pour lui il n’y a jamais eu que son fils. Je sais quel mal de vivre te ronge Alice, depuis que tu es toute petite. Tu te souviens des vacances que tu passais avec Dorothy et Melvin, à la ferme ? J’avais toujours des remords à te laisser rentrer chez toi à la fin, j’aurais voulu que ce soit possible que tu restes chez nous définitivement. Ce sont les seules fois où je t’ai vue heureuse, petite et même plus tard. Je me fous que tu te drogues, Alice, je me fous de ce que tu fais de ta vie, avec combien de mecs tu couches, comment tu gagnes ou non ta vie. Mais ne repart plus Alice. »
« Repartir ? »
« Tu comprends bien ce que je veux dire, ma chérie. Tu n’en réchapperas pas cette fois-ci. Tu as eu beaucoup, beaucoup de chance, Alice. J’ai pas mal discuté avec le docteur Griggs pendant mes allers et venues ici, tu sais. Personne dans son équipe ne pensait que tu te réveillerais. Ils ne savent pas pourquoi les gens se réveillent un jour, ou pourquoi ils ne se réveillent pas, mais tous m’ont dit que la volonté de vivre du malade était essentielle ; ils ne le gueulent pas trop fort, tu comprends, ça touche un peu à la superstition et puis ça vient abimer les certitudes de leur précieuse science, mais ils me l’ont tous dit. Tu as trouvé…la force de revenir ce coup-ci, ne tente pas le diable une nouvelle fois. Je t’en prie. Je peux péter les dents de la moitié des gens du pays pour toi Alice, mais je ne peux pas te faire aimer cette vie. Ça doit venir de toi. »
Je ne dis rien, ne bouge pas. Je l’imagine se débattre avec les mots pour exprimer son impuissance à régler le problème fondamental de mon existence, mon dégoût de ce monde, contre lequel il ne peut rien. Je pense à Dream, ce qu’il m’a donné lorsque nous étions ensemble chez lui, me demande ce que j’aurai à lui offrir s’il avait fait le chemin inverse jusqu’ici, dans le monde réel. Il aurait aimé quelque chose de simple, j’en suis sûre, de beau et de fragile à la fois, quelque chose d’inutile qui ne soit un passage que vers la rêverie douce et agréable. Je ferme les yeux. Je suis dans les champs de tournesol en fin de journée, un soir d’été, près de la ferme de mon oncle. Du coin de l’œil, je vois mes cousins, Melvin et Dorothy qui se courent après en jouant à cache-cache dans les grandes fleurs qui nous dominent de leur hauteur infinie à nos yeux d’enfant. Je sens la chaleur du soleil sur ma peau, entends les piaillements joyeux de mes cousins, me concentre sur le vent qui fait jouer mes longs cheveux blonds. Oui, ça c’est un moment qu’il aurait aimé.
Je tourne la tête vers mon oncle qui se ronge les sangs sur la chaise à côté de mon lit. Dans ses yeux, je vois l’espoir fou d’être parvenue à me raisonner, de m’entendre lui dire que j’ai enfin envie de cette vie-là, que je serais sage et heureuse. Je lui souris.
« Je peux rentrer avec toi, Will’ ? Au Kansas ? »
Je suis sorti de l’hôpital ce matin. Je marche avec des béquilles, ce qui me fait un mal de chien aux côtes mais je n’en pouvais plus de rester allongée toute la journée. Nous avons pris avec Will’ sa grosse Ranger Rover qui sent le chien pour rentrer dans Manhattan, sommes passés sur Sullivan Street afin que je vérifie qu’aucune grande maison au style anglais n’a jamais existée à l’endroit où je situais la demeure de Dream. Puis nous sommes montés au nord de la ville, jusqu’au Yankee Stadium. J’ai acheté un briquet et un paquet de cigarettes pour plus de quatorze dollars, ce qui a fait encore plus hurler Will’ que lorsqu’il a payé la note de l’hôpital pour la méthadone et les béquilles. Le stade était fermé au public mais je crois que la vision de mon visage tuméfié a fini par avoir le cœur du gardien qui a accepté de nous faire rentrer quelques instants. J’ai demandé à mon oncle de me laisser seule un moment, ce qu’il a fait non sans crainte.
Je suis là, face à la pelouse du terrain de baseball, parfaitement identique à mon souvenir de cette nuit où nous avons dansé avec Dream avant le début de la guerre. J’allume une cigarette, repense à son monologue intérieur sur Dieu qui voit la fumée monter jusqu’au ciel. La bouffée me fait tourner la tête, comme à chaque fois que je fume après une longue abstinence de tabac. Brusquement, je nous vois, dans les bras l’un de l’autre, esquisser des mouvements de danse fluides et gracieux alors qu’il chante à mon oreille. Je crois que nous n’avons jamais été aussi heureux. La vision disparaît, aussi soudainement qu’elle était apparue. Les premiers jours, j’étais infiniment triste à chaque fois que je perdais ces images de mon rêve qui rejaillissent parfois à la surface. Puis j’ai compris qu’elles n’étaient pas perdues à jamais, que la sensation chaude dans ma poitrine, dernier souvenir de l’homme que j’aime, fût-ce en rêve, ne s’éteindrait jamais vraiment. Dream est avec moi, tant que je me souviens de lui.
Je tire une nouvelle bouffée de cigarette, recrache la fumée en direction du ciel, la regarde voleter lorsqu’elle s’élève dans les airs.
« Je pars aujourd’hui, Dream. Mon oncle William va m’accueillir chez lui quelque temps, je ne sais pas encore combien. C’est dur de reprendre une vie normale après toi, de refaire des projets, d’avoir un but. Tu te souviens de notre discussion juste avant de rentrer dans la salle du Conseil des Monstres ? Je te citais un ami à toi qui t’avait dit un jour qu’il nous fallait monter le plus haut possible, briller au maximum avant de s’éteindre d’un coup, comme une étoile qui explose. Je te disais que le rêve et la vie n’étaient pas compatibles. Tu t’es toujours battu pour l’inverse bien sûr, le rêve c’était ta vie à toi. Tu es monté jusqu’en haut et tu as brillé le plus fort que tu as pu, pour moi. Mais tu n’as pas disparu, pas entièrement. Je t’ai toujours en moi, quelque part à l’intérieur. Je sais que pour l’instant c’est ce qui me donne envie de vivre, d’arrêter la drogue, ma vie vide de sens. Mais c’est aussi quelque chose qui me bloque pour repartir : te savoir en moi, c’est me rappeler la force des choses que nous avons vécues ensemble, l’amour que tu avais pour moi. Je n’ai pas trouvé grand chose d’aussi beau depuis que j’ai rouvert les yeux dans le monde réel. J’essaye, promis, je fais de mon mieux. Je veux faire honneur à ce que tu as fait pour moi, ton dernier geste qui a été de mourir pour que je me réveille ; je ne gâcherai pas cette chance. »
J’ai la tête qui tourne vraiment maintenant. Par réflexe, j’agrippe la barre de métal qui sépare les gradins de la pelouse ; son contact, froid malgré la chaleur de la journée, me refait prendre pied.
« Parfois, je me demande jusqu’à quel point c’est moi qui guidais tout, si tu avais une vie propre, ton cher libre-arbitre, ou si c’est moi qui tirais toutes les ficelles. Soyons honnête, ce serait beaucoup moins joli si tu n’avais pas été libre du début à la fin. J’ai envie de croire que tu existais vraiment, dans ce monde onirique que j’ai créé, que c’est toi et toi seul qui a pris les décisions, fait le choix de me sauver en te sacrifiant au final. C’est idiot…les rêves c’est à la fois ce qu’il y a de plus beau et de plus illusoire au monde ; ça n’existe que pour soi mais on voudrait y croire jusqu’à la mort. Ça ne se partage pas un rêve, ça se raconte à la limite mais ça n’est jamais qu’à soi. Toi tu resteras à moi et à moi seule jusqu’au bout. Je suis certaine que ça t’aurait beaucoup plu, du reste…mon petit rêve à moi. »
Ma cigarette est finie. J’en écrase le magot au sol avant de le jeter dans une poubelle à côté.
« Je sais ce que tu m’aurais dit en ce moment, qu’il faut aller de l’avant, vers la vie, oublier cet amant imaginaire pour m’en trouver un vrai, qui puisse m’aimer pour de bon et veiller sur moi. Pour l’instant…je peux juste te promettre d’essayer. A chaque fois que je fume, je pense à toi, j’imagine que mes lèvres se posent sur les tiennes, comme avant. C’est très charnel, une cigarette, surtout quand elle évoque un amant comme toi. »
Je sors une nouvelle cigarette de mon paquet, l’allume comme si mes lèvres se pressaient contre celles de Dream. Je la pose sur la rambarde de métal du Yankee Stadium.
« Celle-là est pour toi, en souvenir. Si Dieu existe, je suis sûre qu’il est plein de tendresse pour toi et que dans sa tête à Lui tu existes pour de vrai. Adieu, mon chéri. »
Je tourne les talons, les larmes piquant le bout de mes yeux. Je ne regarde pas la cigarette se consumer toute seule, la fumée qui monte, inexorable, vers le ciel dans le but d’être captée par un vieux monsieur bienveillant qui me chuchote que si, mon amant imaginaire existe bien encore quelque part, que si je suis chanceuse, je le croiserai peut-être au détour d’un joli rêve.