« Rien ne coûte plus à l’homme que de suivre le chemin qui mène à lui-même. »
Hermann Hesse
Pourquoi « Il » ? Pourquoi ce titre ? Pourquoi un terme aussi vague, un peu pédant, presque juvénile, si distant, alors que le propos est de toute évidence si personnel et proche ?
« Il » n’est pas vraiment une histoire très drôle ; mais c’est la mienne. One Man Tale est un blog littéraire ; j’y raconte mes histoires, celles qui me passent par la tête, celles que j’ai envie de faire sortir parce qu’elles prennent trop de place à l’intérieur ; mais surtout celles que j’ai envie de faire partager.
Je n’ai, de fait, jamais écris pour moi uniquement. L’écriture a toujours été dans mon esprit l’expression d’une envie de communiquer, un message à faire passer, une émotion intime que je voulais transmettre et faire vivre chez les autres. D’où l’idée du blog littéraire, narratif en tout cas, espace commun dans lequel je pourrai créer un pont entre mes récits et tous ceux qui les lisent.
« Il » était donc mon envie de faire partager cette histoire très personnelle. J’avoue ne pas avoir passé trop de temps à réfléchir autour de ce concept, cette histoire dont le premier jet a été le fruit d’une intention forte, un besoin émotionnel de mettre des mots sur des sentiments qui m’animaient alors. Une fois cette matrice initiale sur le papier, j’ai pu mettre en place tout le processus de construction en marche autour de cette série de récits. À commencer par le titre.
Pourquoi, en effet, avoir choisi cet intitulé si dangereux et propice à un jugement négatif ? D’un j’aime les titres courts, ceux qui laissent de la place à l’interprétation du lecteur. De deux, cet intitulé qui présuppose un « héros » sans visage, un narrateur indéfini, me plaît beaucoup. J’y mets en outre une référence directe au mythe d’Ulysse, le fameux « Qui es-tu – Personne. » qui causera la perte de Polyphème.
Vient ensuite une volonté narratrice volée au très brillant Alain Damasio dans sa Horde du Contrevent, celle de pouvoir changer de style littéraire avec chaque nouveau personnage du récit. À chaque nouveau chapitre, je raconte la même histoire par le biais subjectif d’un nouveau protagoniste qui s’exprime avec ses mots à lui, son propre ressenti, jugement, affect. La disparition de ce fameux « Il » prend donc un nouveau tournant dès qu’on change de voix, comme un nouveau prisme par lequel on regarde la même histoire.
Ce concept de narration à « plusieurs » me tient également très à cœur. L’action de définir le récit d’un évènement en occultant volontairement son protagoniste, relégué au « Il » impersonnel et transparent, mais en tentant au contraire de le saisir parle biais de tous ceux qui le connaissent, ou croient le connaître a façonné ce récit. L’intérêt est ici de révéler par petites touches, à la fois intimes et cruelles, grossières et tendres, le regard que ces personnages extérieurs portent sur Damien, « Il ». Le premier constat, c’est que personne n’a raison ou tort, il n’y a que des visions subjectives, sans concession, qui sont riches de leurs origines diverses mais en même temps toutes fausses car aucune ne parvient véritablement à percer le moi intime de « Il ».
C’était également l’intérêt de passer d’un premier récit très introspectif, presque chirurgical dans la décortication des sentiments de Damien (Il), à un regard purement externe, dans lequel se mélange jugement de valeur (Marc), troubles personnels (Abel) et ce que les récits suivants apporteront. À un premier chapitre symbiotique entre le narrateur, le personnage principal et le lecteur, j’ai eu besoin, pour concevoir un récit en soi et pas une pure biographie racontée sur un mode superlatif, de créer une grande distance littéraire avec les autres protagonistes. Le changement de style d’un personnage à l’autre me permet cette liberté, passer d’un parti pris radicalement différent du premier texte par rapport aux suivants. Cette structure possède d’évidents défauts, le lecteur est longtemps déstabilisé et met du temps à prendre pied dans la construction de l’histoire mais elle m’autorise un maximum de liberté et me permet d’explorer un horizon plus vaste qu’un texte ordinaire.
À cette envie émotionnelle, cette curiosité instinctive (que se passe-t-il dans la tête de mes amis, que se passerait-il si je disparaissais, qui me jugerait, qui me soutiendrait, qui m’en voudrait, à qui manquerais-je ?) vient en outre se greffer une recherche beaucoup plus intellectuelle mais non moins passionnante : l’exploration de personnages dont je vais observer les remous psychiques profonds, les peurs et les envies latentes, les non-dits cachés et parfaitement naturels qui nous harassent tous.
Cette envie présuppose bien sûr un gros travail de recherche, ou en tout cas de réflexion, sur chaque intervenant. Tout personnage doit avoir une raison d’être, venir offrir telle ou telle information, tel ou tel point de vue sur la disparition de « Il ». Mais au-delà d’un but purement utilitariste, il y a ma volonté de les faire exister « en vrai », de leur donner corps, une âme, une consistance aussi forte que tout ce que j’ai mis en place dans le premier texte. C’est bien sûr un pari perdu d’avance, un clin d’œil à la propre morale de « Il » qui peut tenir en une phrase : on ne connaît jamais vraiment l’autre, pas même lorsque l’autre est soi.
Pour créer les personnages secondaires les plus crédibles possibles, je me suis bien sûr inspiré de mes amis proches, certes en forçant le trait comme je le fais depuis le début, mais si l’image est déformée, grossie, la matière de base est elle bien réelle. Cependant, comme tous les personnages de « Il » qui ne peuvent, même en s’y mettant à plusieurs et en recoupant toutes leurs connaissances, cerner parfaitement et intimement « Il/Damien », je ne peux pas plus les incarner aussi justement que ce que j’ai fait dans le premier texte. Car dans le premier texte je parle de moi et dans les autres, je parle de mes amis ; des amis que je connais parfois depuis très longtemps, que je pense connaître très bien (comme les amis de Damien pensent le connaître très bien) mais dont au fond le « moi » absolu et complet m’échappe.
Qu’importe au final, qui peut prétendre se connaître vraiment ? Le fameux « connais-toi toi-même » de Socrate qui cimente tellement la pensée individuelle occidentale n’est-il pas le défi identitaire le plus difficile à surmonter ? Ainsi Damien, si plein de certitudes alors que Fleur le quitte, se trompe-t-il sur bien des points qui le concerne tout en obtenant une cruelle lucidité sur tout le reste. Ses amis qui sont incapables de connaître et comprendre les tréfonds de son âme voient pourtant avec bien plus de clarté que lui de nombreux aspects de sa personnalité. Qui peut se targuer de tout comprendre, de le connaître totalement ? Lui, eux, la famille de Damien, Fleur ? À quel point ceux qui entourent ce fameux « Il » connaissent-ils sont identité nue et à quel point l’ont-ils façonnés à leur image ? À quel point est-il rentré dans le moule aux dépends de son intégrité psychique ? Ainsi Boris Cyrulnik s’interroge-t-il en ce sens dans ses Nourritures Affectives, arguant que les membres d’un couple ou d’un groupe ne peuvent s’aimer et tisser des liens qu’au prix de leur autonomie ; que pour plaire, s’intégrer, il faut sacrifier partiellement son moi identitaire.
Loin des aspects faciles et un peu adolescents de toutes ces questions (que l’on m’a déjà reproché), je trouve ces interrogations non seulement légitimes mais essentielles, écartées bien trop souvent d’un revers de main dédaigneux. Au fond, l’adversité, la fuite, la disparition, les déraillements du quotidien qui ronronne sont autant de chances d’aller voir ce qui se cache derrière nos masques pétris de dogmes et de bonne morale, l’occasion d’apprendre ce qu’on a vraiment au fond du ventre, ce dont on est capable « en vrai » lorsqu’on est confronté à l’inconnu. J’ai pu ainsi constater l’invariable intensité de ces mêmes symptômes chez les expatriés, comme si nous sortir de notre environnement rassurant nous revivifiait sous la tension du « danger », à ressentir les joies et les peines avec une plus bien grande acuité, puissance, sans plus aucune armure confectionnée par le quotidien.
Car c’est bien tout le concept de « Il », engouffrer des personnages anonymes, sans histoire et sans éclat face à eux-mêmes dans la disparition d’un de leurs amis, occasion de faire le point sur ce qu’ils sont, vis-à-vis des autres mais surtout vis-à-vis de ce qu’ils pensaient être. Et, alors que tout vole en éclats, que les piliers fébriles de leur existence s’effritent, c’est leur relation aux femmes qui vont déterminer leur possibilité de s’en sortir.
C’est en effet le troisième bloc de ces histoires, les femmes. Ce n’est pas le plus simple, de mon point de vue. À dire vrai, il est même presque insoluble. Un très bon ami scénariste prétend que construire un personnage féminin crédible dans une histoire est pour un homme l’acte de création le plus difficile. Je suis d’accord. Se comprendre soi est le défi d’une vie, comprendre les autres hommes une quête sans fin, mais comprendre les femmes…et les imaginer vivre, ressentir, parler, réagir.
C’est pourtant le nerf de ces récits, les femmes. Il me faut donc tricher, retrouver dans mes souvenirs des attitudes, des moments qui sonnent justes parce que je les relie à des femmes que je connais ou que j’ai connu. Non que je crois impossible de les cerner un peu, de prévoir dans une certaine mesure ce qu’elles peuvent dire, faire, décider. Mais à quoi pensent-elles ? Dans cette suite de récits où je m’intéresse de près au psychisme masculin, comment trouver la clef du féminin ? Certains hommes ont pensé pouvoir avec assurance dépeindre les émotions et les réflexions féminines. J’appréhende pour ma part cet exercice avec plus d’humilité ; mais également une certaine assurance, celle d’avoir la complicité de certaines partenaires du crime dont l’œil aguerri peut juger de la sincérité d’un Fleur, Capucine, Jill et de toutes celles qui restent à venir. Leurs conseils et indications, quant bien même ils se font après la publication de mes textes, m’offrent la sérénité de ne pas trop dériver de mon intention de crédibilité.
Mais là encore, je sais que j’avance en terrain connu. Car c’est le pied-de-nez final de « Il » celui de porter pour tout nouveau texte un nouveau visage, un nouveau masque en fait car, en dépit des apparences, jamais le personnage principal ne change vraiment. Quel que soit son nom, Damien, Abel, Marc, c’est toujours moi au final, une nouvelle façade, un autre angle. On retrouve ici la longue recherche d’une identité à la complexité insaisissable. J’ai pris au piège tous ceux qui avaient cru se reconnaître dans les personnages de « Il » car je n’ai fait que mettre un costume qui leur a semblé familier ; derrière, c’était juste moi. J’ai construit les vies, les costumes, les envies, les peurs, les désirs. Mais au fond, « Il » a toujours le même nom. Et Fleur aussi. C’est cette richesse de caractère, cette capacité qu’ont deux êtres réels à donner vie à des dizaines de personnages par leur simple consistance et la densité de leur existence. Les gens du réel sont toujours bien plus surprenants que ceux qu’on imagine ; ayons l’humilité et la sagesse de s’en souvenir avant de les juger.
Je vous souhaite une bonne lecture.
Il – 01 – Il
Ambiance Musicale : Rufus Wainwright, One Man Guy
Alors que le silence retombe, la vague d’émotions le balaye d’un coup ; la sensation gelée court sous sa peau comme une lame de fond qui part des pieds à la tête. À l’intérieur, le sentiment de douleur profond se débat pour sortir, s’extraire de cet organisme en vie qu’elle malmène, cesser de faire du mal à ce corps à la dérive et le libérer.
Il tente d’ouvrir la bouche, de parler ; mais les mots restent bloqués alors que la surprise verrouille toute parole. C’est finalement par ses yeux que la douleur sort ; les larmes qui perlaient il y a encore une seconde roulent maintenant sur ses joues. Le sentiment de honte embrase son visage et se superpose à la douleur mais Il s’en distance aussitôt en se disant qu’Il est seul dans son appartement, personne n’en sera témoin. Heureusement qu’Il n’a pas mis la webcam en marche.
À l’autre bout de la ligne, l’autre se racle la gorge, visiblement gênée. Elle pouffe un bref instant pour évacuer la tension nerveuse et ose un :
« C’est idiot, je sais plus quoi dire maintenant ».
Autre trahison qui lui perce la poitrine : elle n’a pas mal ; tandis qu’Il lutte pour ne pas s’effondrer, Il entend clairement le ton de sa voix, un ton qui dit toute la distance qu’elle a avec les mots qu’elle vient de prononcer, le peu d’impact qu’ils ont sur elle. C’est comme un discours rodé qu’elle débite sans peine, une salissure de sa douleur à Lui, si forte, si sincère. Il l’a tant aimé, tellement qu’Il en tremble en ce moment, que plus rien dans son esprit n’a d’importance à part elle, elle qui part et qui lui annonce à distance.
Puis il y un reniflement à l’autre bout du fil, une respiration suspecte de sa part à elle qui le fait s’emballer. Est-ce qu’elle pleure ? Est-ce qu’elle est un peu triste, qu’elle a tenu un tant soit peu à moi ? Il écoute l’air qu’elle inhale, sa façon d’expirer qu’Il trouve trop lourde, trop forte pour un état normal ; non, elle pleure bien elle aussi. Elle ne l’a pas trahi, elle n’a pas menti, elle l’a vraiment aimé. C’est juste la fin. Avec la conviction rassurante d’avoir vécu un sentiment partagé vient la quiétude du désespoir, la claire certitude de savoir qu’il n’y a plus rien à faire ; rien ne sert de se débattre, la faire souffrir, l’embarrasser. C’est fini, c’est tout. Son inspiration à lui est longue, profonde, Il s’y attarde pour tout remettre en place, vérifier qu’Il peut parler, que les sons passeront l’étau de sa gorge pour enfin sortir.
« D’accord. »
Nouveau silence. Peut-être attendait-elle une réponse plus consistante, plus forte, mieux dite. Il est rassuré d’avoir pu parler clairement, sans faiblesse dans le ton de sa voix. Il voudrait bien dire quelque chose, meubler ce silence coupable de part et d’autre de la conversation, mais rien ne vient. Il n’a rien d’autre à dire de toutes les manières. Ce coup de fil de rupture, voilà des mois qu’Il l’attend. Non pas que ça aille mal entre eux deux depuis longtemps ; à dire vrai ça n’est jamais allé mal. Mais c’est elle de bout en bout qui a mené la danse, elle qui est venu le chercher, elle qui pouvait partir du jour au lendemain. Et au fond Il la comprend ; Il sait depuis le départ qu’elle n’a pas trouvé avec lui ce qu’elle cherche chez les hommes, que contrairement à lui elle n’est pas amoureuse. Ça avait même rendu très difficile les premières semaines. Chaque jour, Il s’attendait à recevoir ce coup de fil où elle lui disait qu’elle avait fait une erreur, de l’oublier et de continuer sa vie sans elle. À l’époque c’était la seule éventualité qu’Il aurait trouvé rationnelle, à tel point qu’Il se préparait mentalement à cette rupture à venir.
Mais l’appel fatidique n’était jamais venu ; à la place, elle avait montré de plus en plus de signes d’affections, de complicité, de confiance. Elle était arrivée dans sa vie comme une météorite, une révélation cosmique à laquelle Il s’était connecté complètement depuis le premier jour. Cela aussi, ça avait été difficile à admettre, du moins publiquement. Lui savait depuis le départ qu’ils s’étaient liés très profondément tout de suite, faisant surgir une de ces relations amoureuses où tout est simple, évident, facile. C’est avec le plus grand naturel du monde qu’elle avait emménagé chez lui, qu’ils s’étaient ouverts l’un l’autre à leurs envies, leurs rêves, leurs angoisses. Face aux autres, la famille, les amis, les collègues, il avait fallu paraître plus sage, moins prompt à laisser cours à ses espoirs, la passion enflammée qui le prenait quand Il pensait à elle. Rares étaient ceux qui savaient à quel point Il l’aimait, combien Il s’était plongé à corps perdu dans cette relation arrivée par hasard.
Pourtant, depuis le premier soir peut-être, Il avait toujours su ; su qu’elle était pour lui ; su qu’Il donnerait tout pour qu’elle reste ; su qu’elle partirait un jour pour le bon, pour un autre que lui qui apporterait ce je-ne-sais-quoi qui lui manquait. Il n’avait d’ailleurs jamais réussi à déterminer à quel point elle s’était attachée à lui. Elle lui faisait confiance, çà oui, mais à quel point s’était-elle attachée ? Elle ne l’aimait pas complètement, Il en était sûr ; que ce soit par choix ou instinctivement, il y avait un cap d’émotion qu’Il n’avait jamais réussi à lui faire franchir, une dépendance affective qu’elle n’avait jamais eue à son égard. Ses larmes à elle, de l’autre côté de la conversation sur internet ce soir, le rassuraient. Il l’avait touché, au moins un peu. Restait maintenant à terminer cette histoire qui avait été pour lui un constant bonheur, d’autant plus fort qu’Il le savait éphémère et condamné depuis le départ à finir, sitôt qu’elle aurait trouvé ce qu’Il n’avait jamais pu lui apporter.
Restait en outre cette éternelle question en suspend : pourquoi lui ? Pourquoi avait-elle porté son choix sur lui parmi tous les autres. Car elle l’avait choisi, ça aussi Il le savait. À cette interrogation, Il n’avait jamais eu de réponse. Mais cela avait-il encore de l’importance ce soir ? À ses yeux plus grand-chose n’en a désormais. Il pense fugacement aux affaires qu’elle a laissé chez lui et qu’elle devra passer reprendre, l’odeur de son parfum sur l’oreiller, la façon dont elle a rangé ses chemises à lui, le dessin qu’elle a laissé sur le bloc note de l’entrée, toutes ces choses qu’Il va garder religieusement dans un premier temps puis dont Il se détachera peu à peu ; jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien d’elle, plus aucune trace grâce à la dilution du quotidien, ses petites victoires à lui sur les souvenirs douloureux.
Une respiration hésitante de sa part à elle le fait revenir sur terre. Depuis combien de temps sont-ils silencieux l’un et l’autre alors qu’Il était perdu dans ses pensées ? Sans même réfléchir, Il se lance :
« Oui ? »
« Non, non j’ai rien dit. »
« Mais si je le sens, je l’entends, t’as un truc à sortir. Allez, dis-moi…il n’y a plus d’enjeu maintenant, on a fait le plus dur. »
Son ton presque enjoué le surprend. Il se demande à quel point Il est capable de jouer la comédie alors qu’Il est plus triste comme jamais. C’est facile pour lui de mentir au téléphone ; ça n’a jamais été un avantage concret dans la vie mais Il a toujours su moduler le ton de sa voix pour mentir efficacement à distance. En face des gens, c’est l’inverse, Il en est incapable tant les émotions se lisent sur son visage ; mais de loin c’est comme un jeu, un masque qu’Il appose sur son visage et auquel Il donne la forme dont il a envie.
« Allez, dis-moi. »
« Ça me gêne un peu de te demander ça d’un coup mais est-ce que tu pourrais effacer les photos que tu as prises de moi. »
La question le frappe de plein fouet alors qu’Il se pensait rétabli ; le masque chancelle mais tient bon. Elle n’a pas besoin de préciser à quelles photos elle fait référence : Il se souvient de ce soir où il a pris son appareil pour la photographier dans leur lit. Rien de bien méchant ni de très graveleux mais qui la rend vulnérable, c’est vrai. Pourtant cette demande vient le meurtrir tout autant sinon plus que sa décision à elle de partir. Elle ne me fait pas confiance. Elle a peur que je lui en veuille, que je tente de me venger d’elle. Moi. La tristesse revient d’un coup, plus forte encore que tout à l’heure. Lorsqu’elle lui a annoncé leur rupture, Il y avait la surprise qui l’avait désarçonné ; là, c’est plus réfléchi, intellectualisé. Dans sa demande se cache une peur latente de lui, un manque cruel de conscience de ce qu’Il est, ce en quoi Il croit. Au fond, elle l’a peut-être aimé mais l’a-t-elle vraiment connu ? Compris ? Elle ne lui aurait pas posé la question si c’était le cas. Ces photos, ça fait trois moi qu’il les a détruites ; dès le lendemain, elle lui avait avoué son inconfort à ce qu’Il les garde ; Il les savait supprimées immédiatement, mais avait oublié de lui dire. En fait c’est ça, Il n’a jamais réussi à lui dire, lui montrer qui Il était vraiment, et elle n’avait rien deviné.
Lui avait su voir les petits détails vitaux, le ton de sa voix qui changeait quand elle parlait des choses qui l’avaient ému ou blessé plus que les autres, ses regards dévorants ou fuyants selon les situations, tous ces non-dits qui révèlent bien plus qui ont est que tous les grands discours et les gestes grandiloquents qu’on fait devant les autres pour tenter de ressembler à une image. C’est dans ses gestes les plus banals qu’Il avait appris à la connaître vraiment ; cela n’avait pas été son cas à elle, Il en avait la preuve désormais. Tant pis.
« C’est fait depuis longtemps. »
« Ha…merci. »
Il a senti une fois de plus sa surprise et son hésitation. Il pense à l’ironie de la situation : elle a tout préparé, le beau discours, la résolution, le ton de circonstance mais c’est encore ses silences qui parlent plus que le reste. Il sait qu’il a répondu de manière trop abrupte, d’un ton blessé. Il ne s’attendait pas à ce que le masque s’ébrèche si facilement tout d’un coup. Parce qu’Il l’a déjà vécu dans d’autres histoires, Il sait ce qui va suivre : de longs silences gênés de part et d’autre pour en rien dire à part des banalités destinées à meubler la conversation. Mais au fond tout est dit. En moins de cinq minutes, elle a cassé six mois de relation commune, intense, passionnelle, heureuse ; et condamnée depuis le départ.
« Je crois que j’ai plus rien à dire. J’ai pas envie de te faire perdre ton temps. Tu as d’autres questions à me poser ou c’est bon ? »
« C’est direct et expédié comme rupture, dis-moi… »
« C’est pas moi qui ai appelé pour partir que je sache. »
« C’est vrai…en fait, je m’attendais à ce que ça se passe moins bien. »
« Déçue ? »
« Non…non pas du tout. »
Mais si elle est déçue. Elle voulait une grande histoire dramatique au superlatif, un récit avec beaucoup d’ampleur, un truc à raconter à ses copines, dont elle pourrait parler encore des années plus tard à d’autres avec un peu d’émotion dans la voix. Et c’est peut-être ça qui lui a toujours manqué, donner de la grandeur, fut-elle artificielle, aux choses. Avec lui tout se passe toujours bien, la rencontre, les discussions, le flirt, le premier jour, la première nuit, les hésitations du début, le sexe, la vie à deux ; même la fin. Toujours sans fausse note, sans écart, sans trop de surprise aussi. En tout cas Il en est persuadé maintenant.
« Disons que je m’attendais à ce que ce soit plus douloureux. »
« Ne t’en fais pas, je ne suis pas bon à grand-chose mais je sais disparaître de la vie de quelqu’un sans faire d’histoires. »
Oui, c’est ça dont Il a envie maintenant : sortir de sa vie à elle, disparaître, sans bruit, sans heurt, à sa manière à lui. Tout le monde le ferait à grands coups d’épanchements larmoyants, de coup de fils désespérés à ses amis, hurlant partout son malheur et sa douleur. Pas lui. Même ses larmes savent rester silencieuses. Alors que s’installe le long silence qu’Il avait prévu, Il attrape son téléphone portable, cherche dans sa liste son numéro à elle, l’efface en deux pressions sur les touches du clavier. Alors quelle se racle la gorge sans savoir quoi dire, Il efface méthodiquement chaque Sms de sa part. Les gestes deviennent rapides, mécaniques. En deux minutes il n’y a plus aucune trace d’elle sur le téléphone.
« Je crois que je vais y aller. »
« Oui. »
« Tu n’as pas un mot pour la fin ? »
« Non. Adieu. »
« Arrête c’est funeste, adieu. »
« Qu’est ce que ça peut bien te faire maintenant ».
Non, pas là, pas maintenant. Un instant il a senti la rage prendre possession de son corps et de sa voix, la colère s’emparer de lui et lui faire comprendre toute la douleur qui est la sienne en ce moment. Mais non, il ne doit pas tout gâcher en une seconde. Il a réussi à rester digne jusqu’au bout, il faut qu’il quitte la scène sans tâche.
« Alors au revoir, si tu préfères. »
« Oui, c’est ça…au revoir. »
Et elle raccroche. Comme ça d’un coup. Le fil magique qui les unissait encore il y a quelques secondes, fût-ce pour leur séparation, est maintenant coupé. Il écoute le silence de son appartement, son appartement qui se souvient de chacun de ses rires à elle, de sa présence, son passage. Il regarde autour de lui, cherche un bout de la pièce qui ne le ramène pas à un souvenir heureux dont elle fasse partie. C’est peine perdue. Même absente, elle est partout ici.
Ça fait bizarre de pleurer. Il ne s’en croyait même plus capable après toutes ces années de sécheresse lacrymale. Ça doit bien faire quoi, cinq ans qu’Il n’a pas autorisé ses larmes à couler sur ses joues. Toujours être digne, présentable, cacher la douleur et les blessures ; jusqu’à elle et ce soir.
C’est bizarre, mais maintenant que c’est fini tout à l’air plus simple. Avec une cruauté froide il constate l’évidence qui a toujours été là mais qu’il a toujours refusé de voir. Aujourd’hui il va falloir accepter de fermer cette parenthèse pour reprendre le cours de sa vie normale, la solitude, le quotidien, les petites joies grappillées au vol. Voilà, c’est dit, Il est seul. Il l’est depuis longtemps en fait mais comme avec elle, il a refusé de voir les choses en face. Petit à petit Il a vu le fossé se creuser entre ses amis et lui, la communication toujours plus difficile, l’importance absurde qu’ils mettent dans des choses futiles qui n’ont aucune valeur à ses yeux.
Fondamentalement, c’est ça qu’elle comblait : ce vide, cette solitude. Avec elle le dialogue était possible, elle ne méprisait pas ce qu’Il aimait, Il l’avait jamais eu à lui mentir, elle avait du respect pour lui et ses croyances, ses petites manies, ses valeurs. Il avait essayé de faire de même, toujours attentif aux détails et à ses humeurs. C’est pour ça qu’ils s’étaient compris dès le départ. Les autres couples se formaient comme handicapés par ce dialogue qui mettait parfois des mois à s’établir. Eux s’étaient compris immédiatement, leurs cerveaux allaient à la même vitesse, dans le même sens. Avec leurs défauts, leurs différences, leurs singularités bien sûr, mais toujours avec cette connexion émotionnelle, intellectuelle et physique qui avait cimenté leur couple.
Allez, ça suffit ; on arrête de parler au passé et de se complaire dans les images où ont est tous les deux. Elle est partie, tu savais que ça allait arriver et tu n’y pouvais rien. Maintenant il faut agir. Les bonnes résolutions sont balayées par une nouvelle vague de larmes et ce constat toujours : je suis seul désormais. Je n’ai plus personne à qui parler, personne qui puisse me comprendre un tant soit peu, qui me respecte, qui m’aime. J’ai des égards, moi, pour les autres, je suis attentif à leurs bonheurs, leurs malaises, eux jamais pour moi. C’est pour ça que j’ai arrêté de les voir ; c’est pour ça que je l’aimais tellement, elle. Je me demande combien de temps ça va prendre pour que quelqu’un pense à moi désormais. Combien de temps avant que quelqu’un remarque que je ne suis plus là ?
Aussi absurde qu’elle soit, cette lui redonne le sourire. Est-ce que j’en suis capable, est-ce que je peux disparaître ? Sans un bruit, sans rien dire, dans un souffle, juste disparaître. Qui s’en souciera ? Pour qui est-ce que ça va compter vraiment ? Ça c’est amusant. Dans sa tête le jeu prend forme. Il s’imagine invisible, comme un fantôme, à observer les conséquences de son absence si jamais Il allait au bout de sa démarche. Disparaître. Ça a quelque chose d’enivrant. Tout doucement, sans rien dire à personne. Qui le remarquerait ?
Il – 02 – Abel
Ambiance Musicale : Rufus Wainwright, One Man Guy
Les coups tambourinent à la porte de la salle de bain, signe qu’Abel a poussé le bouchon un peu loin. Il faut dire que ça va maintenant faire deux heures qu’il est enfermé là-dedans à officier son grand rituel de nettoyage des piercings et des boucles d’oreilles. Quatorze en tout qu’il brique avec soin chaque samedi avant la soirée et les concerts. Il sort d’un coup de la pièce étriquée comme un diable de sa boîte, plante ses yeux dans ceux de Suzanne et profite de son silence stupéfait pour filer dans sa chambre. Il ne faut que quelques secondes pour que ça commence à gueuler derrière, que la jeune femme revenue de sa surprise lui hurle dessus à travers la porte comme elle le faisait quelques secondes avant, lorsqu’il était barricadé dans la salle de bain ; mais il est passé, c’est tout ce qui compte et elle n’osera pas rentrer dans son antre. D’ailleurs Rémy s’est empressé d’aller à son chevet pour tenter de la calmer. Ça marche d’ailleurs assez mal d’après ce que l’oreille d’Abel, collée à la porte, peut capter de la conversation.
« Tu vas vraiment te faire foutre dehors de ton colloc’, chéri. »
Le visage rieur, Abel se tourne vers Jill qui bouquine sur son matelas un numéro d’Elle USA. La pauvre, il l’a complètement oublié avant d’aller briquer ses piercings pendant deux plombes.
« Ça je crois pas, ils ont trop besoin de mes thunes chaque mois pour pouvoir me foutre dehors. »
« Il y aura un moment où elle va devenir folle, bébé, tu ne sais pas ce que c’est le women wrath ».
Toujours son large sourire sur le visage, il se met devant son ordinateur, d’un air réjoui.
« Ce soir je m’en fous. Vient voir, J., viens voir la salle où je joue avec les potes tout à l’heure. »
« C’est un salle rien que pour toi et les gars ? »
« Ouais, enfin c’est que la première partie, mais ça déchire grave quand même. »
« Ça déchire grave, ça veut dire quoi ?»
« It fucking rocks, baby. »
« Okay. Le Rwéserwoir, c’est comment tu le dis ça ? »
« Le Réservoir. Une putain de salle, et c’est moi qui la chauffe ce soir ; je te le dis, ça va être un carton J. »
« Tu parles trop vite, monsieur le français, je comprends rien ce que tu dis. »
Elle a dit sa dernière phrase plus doucement, en se rapprochant de son oreille, signe qu’elle veut un câlin. Alors qu’elle enfouit sa tête dans son coup à lui, il se demande comment il va réussir à la dégager sans trop faire d’histoires. Il a quand même un peu de remords, elle est venue du Pays de Galles pour le voir. Mais bon, là elle devient vraiment collante : ça fait quand même trois semaines qu’elle squatte ici, à raconter des conneries sur la vie parisienne alors que tout ce qui compte pour lui c’est le concert de ce soir.
Il la repousse instinctivement alors qu’elle cherche à l’embrasser. Elle s’écarte un peu, blessée, le rouge aux joues et les larmes aux yeux. C’est pas bien, on ne traite pas les filles comme ça ; c’est ce que Damien aurait dit. Mais Damien n’est plus dans ses pattes à lui faire la leçon depuis qu’il s’est casé avec Fleur. Avant c’était un vrai pote qui l’accompagnait partout, complétant la plupart de ses travers et l’aidant à surmonter les innombrables problèmes que le quotidien ne manquait pas de lui imposer. Mais cette aide avait un prix, celui de se faire casser les couilles continuellement à propos de son attitude avec les gonzesses. Est-ce que c’était de sa faute si elles piétinaient toutes d’impatience à la fin des concerts pour s’envoyer le guitariste du groupe ? Qu’elles piaillaient comme des folles pour un mot ou un regard ? Il ne faisait de mal à personne bon dieu ; même quand elles se mettaient à chialer le lendemain, elles repartaient avec leur part de rêve qu’Abel avait su faire vivre toute une nuit. Mais Damien n’aimait pas ça : coincé entre son éducation bourgeoise et le peu de nana qu’il avait eu, l’alter ego du musicien lui menait la vie dure.
Le pire, c’est qu’il avait fini par faire culpabiliser Abel qui faisait beaucoup plus attention avec les filles qu’avant. Surtout pour avoir la paix, certes, mais ça ne changeait pas grand-chose. Puis Damien avait rencontré Fleur et brusquement Abel s’était retrouvé sans son compagnon de toujours. D’autres avaient essayé de prendre sa place mais il leur manquait toujours un truc, le sens du détail que Damien avait, la sensation intuitive des moments qu’Abel considérait importants et que l’autre respectait. Personne à part lui n’avait su voir ça.
Mais même Abel comprenait à quel point Damien avait besoin d’une nana en ce moment ; ça lui passera, une fois qu’il aura baisé un bon coup, il reviendra vers moi et on repartira comme avant. Ça fait six mois désormais que Damien n’est pas revenu. Pire, il a commencé à se distancer, à ne plus appeler Abel deux fois par jour, à rater des concerts mythiques, ne pas répondre tout de suite aux messages du groupe. Ils s’étaient d’ailleurs assez violemment engueulés à ce propos, la première fois depuis de nombreuses années (si on excluait toutes les fois où Abel était parti bouder dans son coin pour revenir dix minutes après). Mais même absent, Damien restait là en esprit, à lui faire la leçon sur la façon dont on traite les filles. Et c’est pour avoir la paix une fois de plus que le guitariste ramène la pauvre Jill contre lui en lui embrassant le front.
« Désolé J, je stresse pour ce soir. »
À nouveau collé contre elle, Abel se demande comment il va pouvoir s’en sortir avec la conscience tranquille lorsque un bip sonore sort du sac de la galloise. Elle se lève pour aller voir ce que c’est au grand bonheur d’Abel qui revient sur son projet du moment, admirer la salle du concert de ce soir. 4 salles, 450 mètres carrés, 2 scènes, 70 lumières, ça c’est la classe. C’est le son d’un manteau qui se ferme qui le fait sortir de sa contemplation.
« Tu vas où J ? »
« Je sors bébé, je viens de recevoir un text message de Fleur, je vais boire un verre avec elle à Bastille. »
« Tu seras pas à la bourre ce soir, hein ? »
« À la bourre ? »
« En retard.»
« Non, non, je ferais vite ; mais tu sais elle est encore un peu triste alors je vais lui gonfler le moral un petit peu. »
« Ha ouais c’est cool, c’est bien ça. Oublie pas, 21 heures au Réservoir. »
« J’oublie pas, j’oublie pas. »
Elle lui fait un rapide bisou sur la bouche avant de partir et ajoute :
« Tu devrais donner un appel de téléphone à Damien, je crois. »
« Mais pourquoi tu veux que je l’appelle ? Ça fait dix jours qu’il a pas passé un coup de fil cet enfoiré, c’est plutôt à lui d’appeler ; et puis c’est toi qui prends un verre avec sa gonzesse, non ??»
Il y a un bref silence d’incompréhension entre les deux durant lequel leurs yeux tentent de part et d’autre de percevoir ce que l’autre a compris.
« Mais Ab’, Fleur et Damien se sont séparés il y a une semaine maintenant. »
Brusquement, toute la rancœur vis-à-vis de son pote s’effondre. Il ne pense plus à ses silences, la distance qu’il a pris avec lui dernièrement, son ton moralisateur. Il a quitté Fleur. Non, bien sûr que non, c’est elle qui l’a plaqué. Lui ne serait jamais parti. Et depuis une semaine ! Mais bon sang pourquoi il n’a pas passé un seul coup de fil ?
D’un geste vif, un de ces gestes importants dont Damien aurait tout de suite compris la valeur, Abel prend son téléphone, tape sur le raccourci qui compose le numéro de son ami et colle son oreille au combiné. Elle est partie, elle l’a plaqué, il doit être détruit, je dois être là pour lui. Il va me revenir. Maintenant qu’elle est partie il sera avec moi comme avant. À ses premières pensées altruistes vient se greffer la victoire silencieuse de savoir que Damien va à nouveau dépendre affectivement d’Abel. On va redevenir comme avant.
« Bonjour, le numéro que vous avez composé n’est pas attribué… Bonjour, le numéro que vous avez… » »
Bon, merde, putain de réseau à la con, il faut que la technique vienne le faire chier dans un moment pareil. Quelques secondes plus tard, il relance l’appel.
« Bonjour, le numéro… »
Raccroche. Connard de putain de téléphone de merde. Compose le numéro de tête, c’est le seul que tu connaisses par cœur. Compose, compose, bouton vert pour appeler. Attendre que ça sonne, attendre que…
« Bonjour, le numéro que vous avez composé… »
Le con. Il a perdu son téléphone et il a dû couper son abonnement. Abel sourit ; c’est pour ça qu’il ne l’a pas appelé encore, il ne peut pas le faire. Pas grave, il y a le fixe. À nouveau, il cherche dans son répertoire le nom de Damien, sélectionne le numéro de chez lui. Quel abruti…il avait cru que son pote l’avait abandonné alors qu’il a simplement perdu son téléphone. N’empêche, il aurait pu envoyer un mail ou se bouger le cul pour…
« Bonjour, le numéro que vous avez composé n’est pas attribué. »
La sensation d’euphorie disparaît en un souffle pour être remplacée par une autre, froide et effrayante. Instinctivement, le guitariste pressent que quelque chose n’est pas en place. Il regarde l’écran de son téléphone portable, scrute la liste des numéros composés ; pas d’erreur, c’est bien son numéro de portable et de fixe. Tous les deux hors service. Ça fait une semaine qu’elle est partie, que l’autre ne donne pas de nouvelles, que ses deux téléphones ne répondent pas. Les images s’emballent maintenant dans la tête d’Abel, il repense aux six mois de bonheur qu’a eut Damien avec Fleur, la vraie libération qu’a produit cette nana sur lui à un moment où il était vraiment seul.
Fébrile, il a du mal à empêcher ses mains de trembler. Il n’y a qu’une question qui lui passe dans la tête, est-ce qu’il « en » est capable, et il sait bien que la réponse est « oui ». Damien, un foutu sentimental de merde, solitaire et introspectif. Oui, il est capable d’avoir fait une connerie après que sa nana se soit barrée. Une semaine, une putain de semaine depuis leur rupture et pas un signe de vie. Putain.
En dépit des erreurs de mot de passe que ses doigts, d’habitude si agiles, ont faits, il arrive jusqu’à sa page mail.
« Salut vieux, c’est Abel, fais-moi signe si tu es en vie. »
Non, c’est trop abrupt, trop clair, il faut changer la fin.
« Salut vieux, fais-moi signe. A+, Abel ».
Oui, ça c’était mieux, plus naturel, plus simple. Putain, comment je vais faire pour jouer ce soir avec ça dans la tête ? Putain de merde, tu fais pas juste ça pour me faire chier, Damien de merde ? Je sais que j’ai tiré sur la corde, avec les gonzesses mais aussi avec toi ; je sais que je t’en ai mis dans la tronche de temps en temps mais on est potes non, c’est pas si grave entre potes, presque normal. Non ? Je sais que je t’utilise souvent, pour réparer mes conneries, pour draguer, pour me faire admirer. T’es comme un support sur lequel je marche pour me hisser au dessus des autres. Mais bon dieu t’es suffisamment malin pour le voir et dieu sait que tu en as profité. Toutes tes nanas, c’est moi qui te les ai trouvés, tous les trucs cools qui te sont arrivés jusqu’ici c’est grâce à moi. C’est pas toujours facile d’être ton pote tu sais Damien ; avec toi tout est toujours dur : faut te pousser pour sortir, te pousser pour te faire marrer, te pousser pour que tu boives, te pousser pour que tu te lâches. C’est dur à la fin. Mais putain ne fait pas de connerie, je t’en prie. Je t’en trouverai une autre de gonzesse ; je sais qu’en ce moment tu te dis qu’elle est la seule, l’unique que tu aimeras jamais ; je sais qu’en ce moment tu te dis que t’es le plus malheureux du monde. Mais tu te goures ; au final, les filles ont toutes le même goût, les mêmes envies, les mêmes délires. On leur fourre dans le crâne que leurs envies et leurs délires sont sacrés, respectables, que leurs désirs ont de la valeur. Les filles sont toutes les mêmes, ta Fleur comme les autres. Tu l’as imaginée parfaite parce que t’en as pas vu passer beaucoup mais je te le dis elle avait rien de spécial. Aucune n’a rien de spécial.
À mesure que les doigts pianotent sur le clavier, que sa souris cherche frénétiquement une trace de son ami, l’inquiétude grandit. C’est implacable, total, plus une trace, plus de compte MSN, plus de page Facebook. Le glas sonne avec l’email qui lui revient avec le certificat d’erreur de sa messagerie électronique. Il a disparu, complètement disparu.
Il – 03 – Marc
Ambiance Musicale : Rufus Wainwright, One Man Guy
Damien a disparu. Ça fait une semaine que je n’entends parler que de cette histoire et ça commence à devenir lassant. Le premier soir j’ai dû subir treize coups de fils (je les ai comptés) d’Abel puis d’un peu tout le monde. D’un coup, on se serait retrouvé à la grande époque de nos sorties du samedi soir durant les années facs. J’aimais bien cette époque-là : on se courait après dans une ambiance frénétique pour savoir où l’on dînait, où on sortait, comment on rentrait en boîte ou qui payait l’alcool, ce qu’on devait porter. Ça remonte à loin maintenant.
On n’est plus très ami Damien et moi, on s’est pas mal distancé ces derniers temps. Lui dirait que c’est la vie ou je ne sais quoi, moi je sais que c’est parce qu’il m’a fait quelques sales coups avec les filles. Il ne s’est jamais excusé pour ça et je crois que du coup il est resté entre nous une gêne silencieuse qui faisait que c’était de moins en moins agréable de se voir. Au fil des mois, on a perdu l’habitude de s’appeler, on ne se voyait que lorsque d’autres nous rassemblaient, c’est-à-dire de moins en moins régulièrement. Bizarrement la rancune, elle, est restée. Je me suis mis à construire un personnage sur Damien, gommer son identité pour en faire une icône de revanche, j’ai grossi ses défauts, j’en ai fait un archétype défini par quelques traits à peine. Au final, ça n’avait plus grand-chose à voir avec le vrai mais c’est celui que je m’imaginais dans mon coin. Peut-être que j’aurai dû aller vers lui, nous réconcilier et aller voir ce qu’il était en réalité et pas seulement dans la construction mentale que j’en avais faite. Mais je n’en avais ni la maturité ni l’envie à l’époque. Surtout, j’avais le sentiment que c’était à lui de venir vers moi puisque c’est lui qui m’avait fait du tort.
» C’est quelque chose que vous regrettez maintenant ? »
Marc prend quelques secondes pour réfléchir ; une première pensée, brute, lui vient en tête mais il l’écarte immédiatement par pudeur et crainte d’être jugé. Il modèle dans sa tête une phrase convenue et bien-pensante qu’il s’apprête à faire franchir à ses lèvres mais se retient au dernier moment. Cette réponse-là il peut la donner à tout le monde mais pas à celle qui vient de parler. À soixante euros la séance, autant que ça serve à quelque chose.
» Non, je ne regrette pas. Je n’éprouve aucune culpabilité vis-à-vis de ça ; je crois qu’au final me réfugier derrière l’image simplifiée de Damien me suffisait, et me suffit toujours aujourd’hui. De mon point de vue, il ne vaut plus la peine qu’on s’intéresse à lui « .
» Il y a beaucoup d’irritation dans votre voix. Comment expliquez-vous que quelqu’un dont vous ne dîtes pas regretter la disparition génère chez vous autant d’émotion ? »
Marc fronce les sourcils, fige sur son visage la colère qui l’anime maintenant ; il plonge son regard dans celui de son interlocuteur, un regard qui fait ployer ses collègues et les acheteurs qu’il a en face de lui lors des négociations. Mais rien ne vient altérer le visage impassible de Rachel qui ne détourne pas une seconde les yeux. Il la déteste en ce moment, comme à chaque fois qu’elle vient mettre le doigt sur une part obscure de son inimité. Il enrage de constater que plus il tente de le dissimuler, plus elle le voit. Mais il est conscient de tout le travail qu’ils ont fait ensemble depuis qu’il a commencé sa thérapie.
» Oui, c’est vrai. Je ne m’attendais pas à ce que ça revienne si fort. »
» Vous lui en voulez ? »
» Je trouve sa démarche de fuite particulièrement égoïste et lâche. »
» Égoïste ? »
» Mais bon dieu, vous vous imaginez ce que j’ai dû endurer avec ce con d’Abel qui le cherche partout depuis une semaine ? Damien n’a jamais rien respecté, ni ce que je voulais ni les autres. Vous y avez réfléchi une seconde ? Partir, comme ça, d’un coup, en laissant tout le monde derrière : les amis, les parents, la femme, les gosses ! »
Rachel laisse le cri se perdre dans la grande pièce chargée de livre, attend que l’émoi qui vient de sortir par la bouche de Marc se dissipe tout à fait.
» Il avait des enfants ? »
» Non. »
» Et il n’était pas marié avec sa compagne non plus, Il n’avait d’obligation envers personne. Pourquoi faire jouer la culpabilité de la responsabilité familiale là-dedans ? »
Silence pesant dans la grande salle garni de livres. Marc se renfrogne dans le grand fauteuil de velours rouge en soufflant pour évacuer la tension.
» Vous êtes jaloux de sa décision ? »
» Je trouve que vous prenez son parti. »
» Je vous trouve très susceptible à son sujet. »
Nouveau silence, nouvel affrontement du regard. C’est ça qui énerve l’homme d’affaires plus que tout le reste, cette capacité qu’a sa psychologue de laisser l’animosité qu’il met dans ses yeux passer sur elle sans l’atteindre. Mais au fond il respecte son intelligence, la qualité de sa répartie, la patience qu’elle prend pour lui permettre de trouver seul les réponses douloureuses.
» Vous l’aimiez ? »
» C’était un ami, c’est un peu bizarre de demander ça… »
» Je parle de cette jeune femme, celle que ce Damien vous a pris selon vous. »
Elle a insisté sur le « Pris » qui l’amuse visiblement ; mais il est trop concentré sur lui-même pour le remarquer.
» Oui, je crois bien que j’étais très amoureux d’elle. Je me souviens : tout était plus difficile à son contact, je perdais tous mes moyens. Dès qu’elle me regardait l’émotion me submergeait ; je n’arrivais plus à penser de manière cohérente, dire les bonnes phrases, être spirituel, intéressant…j’étais le plus mauvais visage de moi-même. Le fait de savoir qu’il y a avait tant d’enjeux à chacun de mes gestes me paralysait. »
» Mais lui n’avait pas de sentiments aussi forts. »
» Oui, il s’en foutait un peu, du coup c’était beaucoup plus simple ; il a profité de mes hésitations pour l’avoir. »
» Vous pensez vraiment que c’est si simple ? »
» C’est-à-dire ? »
» Disons que je pense que d’habitude dans la séduction, les femmes aussi ont leur mot à dire. »
Froncement de sourcil, il essaye de comprendre le message sous-jacent mais Marc est trop centré sur lui-même en ce moment pour faire vraiment preuve d’empathie.
» Qu’est ce que vous essayez de suggérer ? »
» Que si vraiment cette… »
» Aïcha. »
» Aïcha avait voulu que ce soit vous et non votre Damien qui vient la prendre comme vous le dîtes si bien, je crois qu’elle vous l’aurait fait comprendre et que c’est avec vous qu’elle serait sorti. Je crois que cristalliser votre rancune sur votre ancien ami vous a permis de ne pas vous remettre en question et d’éviter de voir qu’elle en préférait un autre à vous. »
Nouveau silence où Marc digère les révélations de la psychologue. Un jour Rachel lui dira l’admiration qu’elle a pour lui. Il a parcouru tant de chemin depuis leur première rencontre ; désormais il est capable de tout remettre en cause chez lui dans l’instant, de casser le confort tranquille qu’il a passé tant de temps à édifier. C’est toujours difficile de lancer la machine, mais une fois les premiers échanges passés, tout va assez vite avec lui. Un mot et sa belle voix grave, soutenue par son éloquence naturelle, se met en marche.
» C’est douloureux d’être rejeté vous savez. »
» Pourquoi par Aïcha plus que par les autres ? »
» Je sais plus. Je crois qu’à l’époque j’avais très envie que ce soit la bonne, celle après laquelle je reste, que je n’ai après elle plus besoin de séduire, de prouver ma valeur comme à chaque fois que je veux me valoriser face à une femme. J’avais envie de me poser, savoir que je pouvais enfin être soutenu par quelqu’un plutôt que d’être en permanence en concurrence avec tout le monde. Je crois sincèrement que je l’aimais : ses qualités, ses sourires, sa beauté, son physique. Je ne trouvais rien chez elle qui ne soit digne de compliment. »
» Mais pourquoi elle ? »
» La couleur de sa peau. Je crois que je me suis focalisé sur cette couleur brune que j’aime tellement. Peut-être que c’est par jalousie, moi dont la peau blanche ne bronze jamais, je ne saurai pas dire d’où ça me vient mais les peaux brunes m’ont toujours fasciné. La sienne avait une couleur parfaite, juste celle qui me convenait. »
Il reste un moment, rêveur, comme perdu dans ce souvenir fantasmé, qu’il a ressassé cent fois en l’épurant un peu plus à chaque fois de tout défaut. Comme avec Damien dont il n’avait conservé que les mauvais côtés mais à l’inverse : cette fois-ci il a choisi de s’accrocher uniquement aux aspects positifs de l’objet de son attention. Il sait que c’est une faiblesse qu’il s’autorise pour Aïcha, une tentation de facilité que de rêver une vie éventuelle avec elle sans prendre le moindre risque. Et si ça avait été la même chose avec son ancien ami ? Oui, bien sûr que oui, c’est lui-même qui l’avait dit à un moment. C’était plus simple comme ça, ne pas prendre la chance de perdre face à Damien, ne pas prendre le risque d’entendre que son amour pour Aïcha n’était pas réciproque.
» Vous réfléchirez à votre déclaration sur l’égoïsme de la fuite pour la prochaine séance ? »
La question lui reste dans la tête. Il se voit dire au revoir à la psychologue, s’égailler du sourire espiègle de Rachel (j’aime l’écouter parler), sentir le sentiment d’attraction quelle à pour lui (trop vieille), prendre l’ascenseur (vétuste), marcher jusqu’à sa voiture (dont il aimerait changer), s’énerver dans les bouchons de vingt heures (les gens ne sont pas chez eux à cette heure-ci ?), recevoir le texto de Capucine qui lui transmet la liste de course pour ce soir (elle pouvait pas s’en charger elle ?), trouver une place (enfin), se garer (en bousculant la Twingo rose derrière), faire la queue dans la petite supérette derrière le jeune couple qui glousse en payant leurs pâtes et leurs bières (sacré régime…), composer le code d’entrée de l’immeuble (pour nous protéger des voleurs), monter à pied pour l’exercice (je grossis), tourner la clef dans la serrure. Tout ça en y pensant constamment.
L’entrée chez lui se fit au son de Chopin qu’elle a encore mis à fond. Marc sait maintenant que les voisins du dessus ne vont pas tarder à descendre pour se plaindre, que c’est lui qui va devoir s’expliquer avec eux puisque c’est » l’homme » de la maison et que Capucine ne comprend pas que vivre dans un immeuble veut aussi dire ne pas empiéter sur le territoire des autres. Décidément, la lâcheté et l’égoïsme ne sont pas l’apanage que de ces anciens amis qui disparaissent. Il la trouve dans leur petit salon, allongée sur la chaise longue en cuir. Elle n’a rien fait pour le dîner une fois de plus. Cette fois il doit lui parler.
Il baisse lentement le son de la chaîne hi-fi, comme pour signifier qu’il respecte son plaisir solitaire de musique. Capucine ouvre d’un coup les yeux, furieuse qu’on la sorte de son univers musical dans lequel elle s’était perdue. La jeune femme foudroie Marc du regard, s’attendant à ce qu’il s’excuse immédiatement et qu’il batte en retraite comme à son habitude. Mais Marc soutient son regard, pas agressif mais pas fuyant non plus.
» Non mais t’es dingue ? »
Pas un bonjour, pas un seul moment de l’intérêt pour lui, juste de la colère qu’on la sorte de son plaisir personnel.
» Bonsoir, ma chérie. »
Elle le regarde sans comprendre, à la fois désarçonnée par le fait qu’il lui tienne tête et pas sa répartie qui ne répond pas à la sienne.
» Ça t’amuses de me faire ça ? »
» Si par » ça » tu entends » éviter que le voisin du dessus vienne hurler dans cinq minutes parce que tu mets, une fois de plus, la musique trop fort « , alors non, ça ne m’amuse pas ; mais j’estime cela nécessaire. »
» C’est quoi ton truc ce soir Marc, qu’est ce que tu as à me prouver ? »
» Disons que j’aimerais bien que, pour une fois, tu ne réduises pas ton couple à ton seul plaisir immédiat, que pour une fois tu fasses attention à moi, que pour une fois tu fasses une démarche active vers moi qui me prouve que tu prends mes besoins en considération. »
Le silence s’impose, noué et tendu, si différent de ceux qu’il vit chez Rachel.
» C’est ça qu’elle te fait ta psy ? Elle arrive à te couper les couilles et faire sortir ta » part féminine » ? Que je fasse attention à toi, que je prenne en compte tes désirs, non mais tu t’es cru où là : dans la page « bien-être perso » de Marie-Claire ? »
» Je ne trouve pas ta démarche très honnête Capucine, je la trouve même profondément blessante. »
» Tu imagines sincèrement que ça va fonctionner, Marc ? Qu’en arrivant ici tu allais déballer tes petits problèmes en bloc et que tout allait s’arranger comme par magie ? »
Plus que les mots, c’est le ton qui est implacable, celui d’une colère froide et contenu qu’elle laisse sortir par petites touches contrôlées et mordantes.
» Je veux simplement parler Cap’. »
« Parler de quoi, Marc ? »
Il s’assoit lourdement sur un bras du fauteuil en cuir que lui a légué son grand-père, son préféré et probablement le seul objet de la pièce auquel il soit vraiment attaché.
» J’en ai marre Capucine, marre de toi, de tes attitudes, de tes caprices, de la façon dont notre couple avance. Je peux faire face à tout le monde, les gens au boulot, dans la rue, dans les soirées, mais pas à toi. Quand je rentre chez moi, je veux que ce soit pour y trouver quelqu’un qui me comprenne et qui me soutienne, une femme qui fasse des efforts pour moi comme j’en ferais pour elle. »
» En gros tu veux une bonniche qui fasse la bouffe et qui suce. »
» Capucine… »
» C’est ça, hein ? Tu veux une petite femme bien soumise et bien sage qui rentre bien dans ton cadre, sans possibilité de l’ouvrir ou d’avoir ses envies à elle, sans aspiration, sans rêve, sans rien. »
» Tu sais que c’est faux. »
Ils se jaugent à nouveau du regard. Marc n’y voit qu’un mur impassible. Elle n’a pas envie de régler les problèmes, elle ne veut pas que ça aille mieux, elle refuse de faire le moindre effort, c’est une petite égoïste. Elle ne m’aime plus.
Ça suffit Marc.
Très clairement il visualise Rachel à la place de Capucine qui se tient face à lui. C’est elle qui vient de parler et le son régulier de sa voix vient dissiper l’angoisse qui l’étreint. Elle a peur Marc, aussi peur que toi de rater son couple, passer à côté de sa vie, de ce qu’elle veut en recevoir. Elle ne t’agresse pas parce qu’elle ne t’aime plus mais parce qu’elle a besoin de sa musique après sa journée de boulot et que tu lui enlèves ce qu’elle a de plus intime.
Avec le flot d’informations vient la sensation de perdre pied. Au fond, elle a raison : à quoi servait de tout déballer d’un coup, sans stratégie et sans aucune mise en forme ? Comment recréer le dialogue avec celle qui partage sa vie mais qui ne contribue à plus grand-chose depuis de longs mois ? Il voudrait lui dire des choses simples, qu’il aimerait qu’elle soit heureuse et que tout soit plus simple entre eux, qu’elle ait envie de lui, qu’elle aient de petits gestes, tout petits mais qui soient la marque d’une affection sincère. En un instant, il se retrouve de nombreuses années en arrière, face à toutes ces filles dont il a été amoureux et qui lui faisaient perdre ses moyens. Comme à l’époque, il sent l’importance de l’enjeu : perdre Capucine ou parvenir à la garder près de lui. La portée de ce qu’il va accomplir dans les secondes à venir le tétanise, les vieilles peurs remontent d’un coup dans sa poitrine et sa gorge.
Et la réponse arrive, évidente : s’il a tellement détesté Damien c’est parce que son souvenir le ramène sans cesse à cette peur viscérale des femmes qu’il n’a jamais dépassée. Malgré tous les diplômes, les réussites, les victoires, les galons gagnés, cette peur est toujours là. Il faut qu’il agisse maintenant, qu’il dise les bons mots, avec la bonne attitude pour reconquérir Capucine et sauver son couple. Mais la seule chose dont il a vraiment envie actuellement c’est de prendre son manteau, de passer la porte et de disparaître. Juste disparaître.
Il – 04 – Jean
Ambiance Musicale : Diana Krall, A Case Of You
Damien est parti ; j’ai envie de dire que c’est pas trop tôt. Honnêtement, je voyais plus comment il pouvait s’en sortir sans un grand virage dans sa vie comme celui-là. C’est marrant, j’ai toujours cru que ça serait une fille d’ailleurs, une étrangère, qui le prendrait un jour par la main pour l’emmener loin d’ici, loin de nous. Et finalement c’est lui qui part tout seul.
Il y a toujours un moment dans l’amitié où on commence à stagner, où on se voit par habitude, par facilité, où ça veut plus rien dire. Je peux pas trop en parler autour de moi, dès que tu lances le sujet dans une conversation il y a forcément une gonzesse qui aime s’écouter parler qui te sors un truc du genre « mais attend tu peux pas dire ça, l’amitié, c’est juste le plus beau sentiment du monde ; moi avec ma meilleure amie… » ; et c’est parti, elle me casse les couilles avec ses histoires sans intérêts et ses deux exemples pitoyables. C’est les mêmes qui n’arrivent pas à voir les choses comme elles sont, les mêmes qui envoient des sms pour annuler une soirée par lâcheté, les mêmes qui ne voient plus leurs « meilleures copines » du jour au lendemain pour des histoires de godasse ou de mec d’un soir, les mêmes qui disent que « c’est la vie » comme si certaines choses ne devaient pas être expliquées, qu’il fallait leur laisser leur aura de superstition, de mystère. Conneries. C’est pas la vie, Dieu ou le signe astral ; l’amitié c’est un échange, tu donnes, je donne et le jour où on a plus rien dans les mains à s’offrir l’un à l’autre on part, chacun de son côté.
Ça fait plus de quinze ans que je connais Damien. Je lui ai donné beaucoup ; mais ce qu’il n’a jamais compris c’est que lui m’a donné à peu près autant. Il a jamais su voir ce qu’il donnait aux gens, c’est ça son problème. Et aujourd’hui il a tout repris ; je crois qu’il a bien fait : y a pas grand monde à part moi qui voyait tout ce qu’il offrait donc d’une certaines manière j’imagine qu’on en méritait pas mieux. Lui mérite mieux que nous en tout cas. C’est pas une question de valeur objective, quantifiée, c’est juste qu’il a pris tout ce qu’on pouvait lui apporter et qu’il doit passer à autre chose maintenant.
Ça me fait marrer quand j’y repense, je revois la première fois où je l’ai rencontré : on devait être en Première ou en Terminale. J’avais rarement vu un mec aussi bloqué, on aurait dit une pub ambulante pour Sergent Major, figée dans une perpétuelle stase de gentil petit garçon sage. Je crois que sans nous, moi, Octave et Alain, il serait resté cet archétype des mecs qui sortent des écoles d’ingénieur ou de commerce : des gars sans tâches, avec un parcours brillant, sans fausse note, parfaits. Et qui passent à côté de leur vie. Sérieux, des types de ce calibre j’en croisais quinze par semaine quand je cherchais des fonds d’investissement pour ma boîte ; et j’en ai pas trouvé un qui s’éclate dans son job, pas un seul avec lequel me marrer, pas un seul qui sorte du rang. Damien a réussi à sortir du rang grâce à nous.
Je dis pas qu’on l’a dirigé vers la musique, ça non ; il l’avait au fond de lui, cette envie qui n’attendait que de sortir. Les gens croient qu’on sort indemne de l’enfance mais c’est pas vrai. Damien a été cadenassé par son éducation : malgré toute sa volonté de casser les conventions et de faire ce qu’il aimait vraiment, il allait rester un bon fils à papa toute sa vie, chevillé à ses regrets à rêver cette vie d’artiste qui l’attirait tellement. Et puis il nous a rencontrés. Dès le début on a su qu’il cadrait pas avec le décors, il avait pas nos habitude, nos manies, nos codes. Mais il avait de l’humour et il a tout donné comme à chaque fois. De fil an aiguille on a appris à se connaître un peu, marquer nos territoires respectifs, se jauger. Puis il y a eu la fac, les squats chez moi, les sorties en boîte, les années de glande où notre seul objectif c’était de coucher avec le maximum de filles tout en ayant notre diplôme à la fin de l’année.
Déjà, certains potes sont partis, remplacés par d’autres qui nous amenaient d’autres qualités dont on s’est nourri, d’autres sources dont on a pris des idées, des vannes, des points de vue. Puis ça s’est accéléré, les premiers stages, les premiers jobs, les premières vacances que tu passes avec ta gonzesse au lieu de partir en bande, moitié parce qu’elle a envie, moitié parce que t’as plus la patience de tolérer tes potes plus de quatre jour d’affilée et encore moins chez toi. Et puis tu te réveilles un matin, tu te rends compte que t’as échangé tes amis contre des collègues, que les autres ont fait pareil, que si t’accumule les heures passées à bosser, occuper ta nana, sortir avec les gens qui peuvent te filer du business, t’informer sur ton boulot en continu, te détendre, faire du sport, ben il reste pas beaucoup de temps pour les amis. Donc tu choisis ceux qui sont restés, que tu as encore envie de voir et c’est les rares que t’invites encore à dîner une à deux fois par mois. Damien ne faisait plus partie de ceux-là.
Il s’était trouvé d’autres potes qu’il voyait beaucoup plus que moi, des gens qui vivaient dans le même univers et qui avaient d’avantage besoin de lui. Je dois dire que j’avais du mal à les supporter toute une soirée et je crois que c’était réciproque ; du coup on a choisi notre camp l’un et l’autre, en douceur mais en connaissance de cause. Je crois qu’il ne s’en est jamais remis. On aurait dû savoir avec Alain et Octave ce qu’on risquait à se prendre Damien dans les pattes ; oui il allait mettre à notre service sa gentillesse, sa dévotion, sa capacité à lier les gens ; mais on allait lui faire très mal le jour où on partirait, et c’est ce qui s’est passé.
Mais au fond je m’en fous. Je sais que si j’en parle à qui que ce soit autour de moi les gens vont trouver ça « trop dégueulasse » et me traiter de salaud mais honnêtement je me sens aucune responsabilité vis-à-vis de mes potes. Tu donnes, je donne, c’est tout. De toutes les manières, j’ai jamais été potes qu’avec les gens que je respecte ; et les gens que je respecte peuvent comprendre ça, ou en tout cas s’y résoudre quand ils sont confrontés à cette évidence. J’ai pas besoin de les prendre par la main, de les pleurer quand je m’en vais de mon côté et eux du leur. C’est méprisant de penser qu’on a la responsabilité de quelqu’un, c’est lui enlever sa capacité à dépasser une épreuve par lui-même. Parce que je les respecte, j’ai pas besoin de les porter, de faire attention à eux. Ils peuvent tolérer mes écarts, je tolère les leurs, ils ne s’effondrent pas quand on se sépare parce qu’on a plus rien à partager.
Certains sont trop bêtes pour voir la vérité en face ; d’autres la voient et perdent espoir. Le problème de Damien c’est qu’il a toujours vu les choses telles qu’elles sont mais qu’il n’a jamais su s’y résoudre. Du coup il est devenu complètement cyclique, valsant d’un côté ou de l’autre selon les stimuli de son environnement. Il passait de grandes époques d’euphorie à des dépressions profondes qu’aucune séance de psychanalyse n’a jamais réussi à résoudre. Ça le rendait nerveux, agressif, triste surtout. Puis la période de joie revenait, sans crier gare on retrouvait un mec ultra positif, marrant, créatif.
Et Fleur a débarqué. Je l’ai pas vu beaucoup, deux fois je crois, mais j’ai su en trois secondes que c’était la bonne, c’était celle qui allait prendre Damien et l’emmener loin de nous, celle qui allait faire ce qu’on n’avait jamais réussi à faire au final c’est-à-dire le libérer de ses chaînes, le faire sortir de son éducation de merde et de la dépendance sociale qu’il avait envers nous. Il le savait aussi, j’en suis sûr ; elle aussi je pense. Mais elle a fini par partir. J’imagine même pas dans quel état il a dû être le soir où elle lui a annoncé…c’est curieux, arriver à connaître quelqu’un si bien qu’on peut prévoir toutes ses réactions, toutes ses failles, avoir une compassion objective pour lui sans pour autant avoir le moins du monde envie de l’aider.
Bien sûr j’en ai eu envie au départ qu’il débarque ici : j’aurai été flatté qu’il revienne vers moi, qu’il me préfère aux autres dans un moment un peu grave. Mais ces mises en scènes ne riment à rien au final ; passé la première émotion, j’aurai été embarrassé de l’avoir sur les bras, il aurait fallu faire semblant, forcer les sourires et les démonstrations d’affection. Je crois qu’il l’aurait compris très vite et ça aurait été encore pire. Il avait au moins cet avantage-là, celui de ne pas se débattre quand on sait que la bataille est perdue. Et il avait bien compris qu’avec nous c’était fini depuis longtemps. Au fond il a fait le bon choix, douloureux et dur mais celui qui était le bon.
Une main douce se pose sur son épaule, chassant d’un coup les réflexions lointaines dans lesquelles Jean s’était perdu. Elle ne dit rien, elle le laisse reprendre pied, se contente de se blottir dans son dos en l’entourant de ses bras. Il revient à lui alors que le corps rendu lourd par le manque de sommeil de Salomé s’affaisse, le poussant légèrement sur l’avant. Le retour à la réalité le ramène à une pensée urgente, la seule qui ait vraiment du sens depuis quelques mois ; mais aucun cri aigu ne perce dans l’appartement. Rassuré, il se relâche en soufflant, pose sa main sur celles de sa femme. Un petit moment d’éternité englobe le salon dans lequel ils sont l’un contre l’autre en silence. Sans qu’ils en soient conscients, ils synchronisent leurs respirations l’un sur l’autre, bougeant tous deux à l’unisson dans la pièce au calme si temporaire.
« À quoi tu penses ? »
« À rien. »
Jean pourrait jurer qu’il la sent sourire dans son dos ; incroyable comme tout a été honnête entre eux depuis le départ, pas un moment il n’a tenté de ressembler ou à jouer un rôle. Elle l’a aimé pour ce qu’il était vraiment et il est persuadé que Salomé en a fait tout autant. Elle parlerait de synchronie neurale, lui d’instinct. Ils s’étaient trouvés sans besoin de prouver quoi que ce soit, sans avoir besoin d’inventer un personnage pour se séduire ou se rassurer. La main de Jean passe doucement sur les doigts de Salomé dans un mouvement régulier rassurant.
« Menteur. »
« Tu peux pas comprendre…c’est un truc de mecs entre mecs. »
« Ha. »
La petite pointe d’amusement qu’il a perçu dans sa voix lui donne toute sa valeur. Pas besoin de se battre avec Salomé, pas besoin de faire attention à ne pas froisser une susceptibilité déplacée. Il jouait souvent à se rassurer avec elle, lançant des banalités misogynes pour le simple plaisir de constater à quel point rien de tout ça ne l’atteignait. Au fond c’est ce qu’il y a de plus précieux chez elle, ce manque absolu d’orgueil déplacé, de peur féminine de devoir tout prouver aux hommes constamment, le sentiment d’être jugé en permanence. Salomé n’est pas « une fille », « ma femme », elle est elle, simplement. En çà résident toute sa force et sa détermination. Avec de telles armes, inutile de faire bloc commun avec les autres femmes par principe, pas besoin de se sentir outrée pour un mot prononcé par erreur. Elle savait en outre très bien jouer de ces situations à son avantage.
« Et le mec qui pense trop à des trucs de mecs entre mecs peut aller me chercher de la bouillie avant que la pharmacie de garde ferme ? »
« Ça doit pouvoir se faire. »
La résolution est prise mais rien ne bouge. Pelotonnés dans la bulle de chaleur que la proximité de leurs deux corps forme, ni Jean ni Salomé ne parviennent à s’extraire de leur bien-être respectif. La raison voudrait qu’elle aille s’allonger et dormir le plus possible avant que son devoir ne la tire à nouveaux brutalement du sommeil. La logique voudrait qu’il prenne son manteau pour faire son aller-retour au plus vite à la pharmacie, se coucher après pour une durée incertaine mais en gagnant le plus de minutes de sommeil qu’il le peut sur le temps. Mais parce qu’elles sont en sursis, ces secondes qui s’écoulent alors que tous deux sont enlacés sont les plus douces de la journée.
Peu à peu, une ambiance s’instaure, un ensemble infini de facteurs infimes, de sentiments diffus et d’impressions, de sensations et de ressentis. Le tout indicible qu’il forme est à la fois palpable et invisible ; mais il les imprègne tous les deux, vient se loger en leur mémoire dans un recoin chaud, fragment précieux dans lequel ils se refugieront plus tard lorsqu’ils auront besoin de réconfort face au quotidien. Le moment amène avec lui des possibilités qu’une ambiance plus banale n’autoriserait pas, des sujets profonds et douloureux que l’intimité temporaire permet. Chez l’un comme l’autre, l’hésitation est là ; il y a ce besoin de s’ouvrir l’un à l’autre, de dire ce qui sommeille en eux, profondément ; mais également l’envie de ne pas consumer trop vite ces minutes si chères.
« Tu pensais à Damien ? »
C’est elle qui a fini par prendre la décision, comme très souvent. Il ira plus profondément qu’elle, plus loin au-delà de la gêne et de l’appréhension, mais c’est elle qui commence.
« Hum…un peu. »
Des secondes lourdes passent maintenant alors que l’ambiance douce a fait place à autre chose, de nécessaire mais moins joyeux.
« Je me demandais pourquoi je ressentais si peu et que j’y pensais tellement. »
« Tu penses à lui ou à avant ? »
« À avant surtout. Je sais plus à quel point j’invente, à quel point je me souviens et à quel point c’était vraiment lui. J’arrive pas à déterminer si je suis triste ou non, s’il me manque ou non, si en apparence ça va mais que ça peut lâcher à tout moment, si ça va vraiment, combien de temps ça va durer, à quel point j’enjolive, je maquille. »
« Vis-à-vis de toi ou de vous deux ? »
« Tout ça à la fois. Est-ce que je pense à lui parce qu’il faut, parce que je résiste, parce que c’est juste un événement un peu plus marquant que les autres qui me soit arrivé dernièrement… »
« Ça va faire trois semaines qu’il est parti. »
« Oui. »
« Ça t’inquiète ? »
« Non…pourquoi ça m’inquièterait ? »
« Je ne sais pas, pour quelle autre raison tu y penserais sans cesse ? »
« C’est pas sans cesse, c’est parfois. »
« Mais ça va remuer ce qui est au fond. »
« C’est ça. C’est un bon test pour savoir si tu es un mec bien. Ton pote disparaît, tu t’en fous, ça amène forcément à se poser des questions sur toi-même : et si c’était moi, comment ça se passerait ? Je veux dire…je me fous de savoir ce qu’il faut paraître dans ces moments-là, y a rien qui me rend plus malade que de voir tous ces connards qui vont faire semblant d’être malheureux par convenance sans rien de sincère derrière. Je cherche pas le jugement positif des autres, je cherche à savoir qui je suis, si je suis capable de me juger honnêtement sur ce coup-ci. »
« Je comprends. »
Elle comprend, c’est vrai ; il l’entend au son de sa voix, à la connaissance intime qu’il a de sa femme. Mon Dieu qu’il tient à elle, mon Dieu qu’il l’a attendu, Salomé et pas une autre.
« Je veux savoir où ça va me mener, tout ça. J’ai pas envie de contrôler, de jouer un rôle, de prétendre être quelqu’un que j’ai envie d’être. Cette disparition, c’est pour moi l’occasion de savoir qui je suis au fond. Alors j’attends de voir ce qui se passe, ce qui sort. Après…après on fera avec mais au moins je saurais. »
« C’est comme un cadeau d’adieu… »
« Oui…et c’est marrant, je suis sûr qu’il y a pensé. Damien pensait toujours aux trucs auxquels personne ne pense : c’est le mec qui va vraiment t’aider à chercher ton blouson dans un bar quand tu flippes de te l’être fait chourer mais que tous tes potes sont trop bourrés pour ressentir ta peur, c’est le mec qui va délibérément ne pas séduire une fille qui lui plaît parce qu’il a déterminé qu’elle serait mieux pour toi que pour lui. Personne ne fait ça…à part lui. »
Un cri haut perché vient les faire sursauter tous deux. Le reflexe nerveux les a séparés physiquement de quelques centimètres, pas grand-chose mais suffisant pour couper le lien corporel qui les unissait. Porté, soit par instinct soit par une somme d’éléments inculqués par la vie, Salomé rompt le lien doucereux qu’elle avait formé avec Jean pour s’engouffrer dans la petite chambre du fond. Rapidement, les petits cris plaintifs se tarissent puis disparaissent. Jean observe de loin les mystères de cette chambre dans laquelle dort sa fille de quelques mois, cette chambre qu’il désire tant comprendre et sur laquelle sa femme a encore tout pouvoir. Plus que tout, c’est le naturel aisé avec laquelle Salomé endosse son rôle de mère qui le fascine. À elle les réconforts et la douceur, à lui la chasse et la force masculine de ramener le gibier à la maison. Sans un mot, en prenant bien soin de ne pas déranger la douce magie qui s’opère entre la mère et sa fille, il endosse son manteau, met ses chaussures et sort sur le pallier.
Il s’engouffre dans l’escalier, passe la porte d’entrée de l’immeuble, arrive dans le froid de la nuit. Il sourit en pensant, une fois de plus à son vieux pote, Damien, celui à qui il n’avait plus rien à dire mais qui était tellement prêt à devenir papa. Pourquoi, comment, Jean ne l’avait jamais compris. Mais certaines personnes sont destinées à réussir un but précis : celui de Damien était celui d’avoir et d’élever ses enfants. Sans que rien en puisse corroborer cette théorie, il était évident, pour quiconque l’ayant croisé, même brièvement, du bien-fondé de cette intuition. Damien aurait patience nécessaire, le tact, l’envie ; il n’aurait pas peur de rentrer dans cette chambre où pleurait son fils ou sa fille, saurait trouver les mots et les gestes pour régler les problèmes. Il n’aurait pas eu l’impression d’être loin de ce monde curieux et angoissant pour Jean.
« Il aurait su », se dit Jean « et il aurait su m’apprendre comment on fait. »
La porte de la pharmacie s’ouvre, réveillant à moitié un homme à la peau très brune qui somnole derrière son comptoir. Indien, non, Pakistanais ; à cause du nez. Jean fait un prodigieux effort de volonté pour ne pas fixer intensément le pharmacien de garde. C’est peine perdue ; alors qu’il tente d’avoir les intonations les plus naturelles pour demander de la bouillie pour bébé, Jean sent sa voix prendre des accents étranges qui n’échappent pas à la vigilance de l’homme. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est suffisant pour instaurer une légère gêne chez eux deux. Jean se sent mal, sensation mise en exergue par la fatigue de la journée et des nuits courtes qu’il vit depuis quelques mois. Par réflexe, il active son geste rituel de retour en terrain connu : il plonge main dans sa poche droite, en extrait un petit carnet de croquis. Son crayon est déjà dans son autre main et le gaucher dessine furieusement sur le papier. Il doit faire vite, il n’a que quelques secondes avant que le pharmacien ne revienne. Mais les gestes sont sûrs, faits mille fois. Les quelques pas qu’il a fait en rentrant ont été suffisants pour analyser tout le visage du Pakistanais. Sans même qu’il ait à y faire attention, les doigts volent sur la surface du carnet, délimitant en un rien de temps les contours du visage. Puis viennent les traits plus précis, l’arête du nez, les oreilles, les cheveux. Lorsque le pharmacien engourdit de sommeil revient, le carnet est déjà dans la poche de Jean. Ni vu ni connu. Tout va bien, retour au calme.
L’échange se finit vite, sans heurt en dépit de leurs trébuchements respectifs dans leur dialogue. Jean ressort, prend la route de chez lui. Petit voleur, monsieur papa. La naissance de ta fille ne t’a pas acheté une conduite, tu voles toujours le visage des gens que tu croises. Les gens y verraient une leçon de morale à donner. Lui non. Damien non plus. Mais il n’est plus là pour le lui dire, plus là pour donner des conseils de papa, plus là pour rien.
Il – 05 – Elle
Ambiance Musicale : Diana Krall, A Case Of You
L’ongle qui tapote la table du café trahit sa nervosité grandissante. Et Cathy et elle évitent leur regard respectif, cherchant les quelques secondes de répit que l’incertitude et la gêne partagée autorisent. Les mots sont encore bloqués dans la gorge de Fleur, durs et chargés d’émotions douloureuses. Le visage de Cathy s’incline un peu vers elle, leurs yeux se croisent, s’accrochent, ne se lâchent plus.
« T’as prévenu les flics ? »
Fleur fait non de la tête, un peu surprise de la question.
« Moi je l’aurai fait. Je veux dire…si jamais il est mort, tu devrais penser à te protéger. »
Devant le regard interrogateur de Fleur, Cathy comprend qu’elles ne sont pas du tout sur la même longueur d’onde. Avec énergie, elle enchaîne :
« Si jamais la famille te fait un procès, si c’est un suicide… »
« Mais il n’est pas mort !!»
« Qu’est ce que t’en sais ? Aucun de ses potes ne sait où il est passé depuis trois semaines. »
« Mais ses parents seraient au courant. »
« Et tu crois qu’ils penseraient à te prévenir ? Moi je suis pas sûre. »
« Ecoute Kat’, je crois que vas un peu loin… »
« Non parce que franchement, j’en ai pas mal parlé autour de moi et… »
« Cathy ! »
« Oui…enfin un peu, quoi. »
« Je t’avais demandé de pas le hurler sur les toits ! »
« J’ai pas hurlé sur les toits, j’en ai juste un peu parlé comme ça. Ce que t’es susceptible en ce moment !!»
Leurs têtes sont droites, celle de Fleur fermée par la colère et la sensation blessante d’avoir été trahie, celle de Cathy se modifiant à mesure qu’elle comprend à quel point l’autre tenait à cette promesse. La tension monte brusquement entre elles, tension que Fleur dévie et décrochant son regard de celui de sa copine. Sa copine, pas son amie, elle s’en rend compte en ce moment. Une copine qui a été là tout le temps pour elle mais à qui elle ne peut toujours pas faire confiance complètement. Déjà, Fleur la devine bouder, raconter à ses potes du boulot qu’elle est allée se prendre un café avec une copine dont l’ex vient de disparaître et qui s’est fait envoyé bouler alors qu’elle essayait de rendre service. Ce détournement de sa douleur à elle lui hérisse le poil. Elle avait besoin de parler à quelqu’un, le téléphone a sonné, Cathy était au bout du fil et voilà. Maintenant elle regrette sa décision : c’est comme si elle rabaissait l’importance de cet instant en l’offrant en pâture à la première venue juste parce qu’elle était là au bon moment.
Alors que Cathy boude maintenant complètement, Fleur pense dans un sourire à l’ironie de la situation, à Damien qui ne l’a jamais aimé ; il disait de Cathy qu’elle était la version remise à neuf de la concierge, toujours prête à prêter une oreille aux malheurs des autres mais sans aucune volonté sincère de la voir aller mieux. « Tu trouveras toujours des gens pour supporter ton malheur ; il est bien plus dur de rencontrer des gens avec qui partager des joies sincères ». Quand est-ce qu’il avait dit ça ? Elle revoyait la lumière, la fin d’une journée d’été, la sensation de la chaleur du soleil sur son bras, le bruit de l’eau pas loin. Fleur sait bien qu’elle imagine, qu’elle enjolive : tous ces beaux souvenirs ressemblent maintenant plus à une espèce de rêve précieux qui flotte dans un coin de sa mémoire, une île lointaine dont l’évocation fait naître un sourire à ses lèvres mais qui ne résisterait pas à la confrontation avec le réel. C’est ce que Damien avait été finalement, un moment agréable qui perdure encore un peu en souvenirs.
« Fleur ? »
Elle tressaille, surprise d’être partie si loin dans ses réflexions. Elle est de retour au café, laisse les quais de Seine un après-midi de juillet loin derrière.
« Fleur ? Tu m’écoutes ? Ça fait plaisir de venir prendre un café avec toi en tout cas… »
Elle aimerait lui dire de se taire, qu’elle n’a pas à la juger, elle qui divulgue partout les secrets fragiles que Fleur lui a remis. Mais elle garde toujours en elle ces trébuchements sociaux qui lui font faire l’inverse de ce qu’elle aimerait afin de rentrer dans le rang.
« Désolée Cathy. »
C’est tout, ça suffit ; la douceur innée qu’elle sait mettre dans sa voix est tout ce qui est nécessaire pour balayer la mauvaise humeur de l’autre. Calmée, Cathy enchaîne tout de suite sur les derniers potins de son travail, sa façon à elle de rétablir une communication normale entre les deux jeune femmes. Fleur n’écoute plus que d’une oreille, plus attentive à tout ce qui l’entoure depuis qu’elle est sortie de son rêve éveillé de Damien.
La consistance du réel, les détails fourmillants un peu partout, des odeurs aux visions, la sensation de son blouson serré, le léger froid de la chaise en métal, le sol sous ses pieds. Il était tellement loin de tout ça. Il avait cette naïveté touchante de tout vivre intensément ; même les moments de calme les plus purs étaient vécus chez lui avec une force insoupçonnable…c’était à la fois enivrant, vivifiant et lassant. Fleur repart dans ses souvenirs, s’accroche à la table du café dans un réflexe physique de rester dans le vrai monde, quand bien même celui-ci n’a que Cathy à lui offrir. Encore une chose qu’elle admirait en silence chez Damien, cette furieuse indépendance vis-à-vis des autres, ce manque singulier de besoin d’appartenir. Ses mondes, son univers, il les créait de toutes pièces, il ne s’en cherchait pas un auquel se rattacher, signe de compromis et d’abandon de ce à quoi il croyait.
« Tu crois pas ? »
Mince, elle a perdu le fil ; au visage de sa copine, Fleur essaie de trouver une réponse adéquate qui ne viendra pas révéler le fait qu’elle n’écoutait pas. Déjà elle sent le rouge lui monter aux joues, d’un de s’être fait prendre, deux de ne pas savoir dire clairement à Cathy qu’elle se fiche de ses histoires. Elle n’en aura pas le temps : une main pleine de grâce se pose sur l’épaule de Cathy qui se retourne, surprise, pour découvrir le visage impérial de Maya qui vient d’apparaître. Celle-ci plante ses yeux dans ceux de Cathy, laisse l’autre se faire submerger par sa domination sans force sur elle. Puis Maya trouve le regard de Fleur ; le moment est comme magique, simple et pourtant bouleversant. Dans la poitrine de Fleur, la joie de voir cette amie si chère qu’elle ne s’attendait absolument pas à voir éclot d’un coup et la balaye tout entière.
« Mais…t’es venue… »
« Bien sûr que je suis venue. Qu’est ce que tu croyais ? »
Fleur se souvient du message sans espoir qu’elle lui avait laissé ce matin avant de partir ; ça fait quoi, quatre ou cinq mois qu’elles ne se sont pas croisées ? Depuis que Maya travaille sans relâche dans son agence d’évènementiel, c’est presque impossible de trouver le temps d’un café ; Fleur n’a pas osé lui parler de ses problèmes avec Damien de peur de la déranger. Pourtant, elle est là en dépit d’un message particulièrement vague et incohérent laissé sur son portable.
Avec ce maintien impeccable que Fleur a tant envié, Maya s’assied en face d’elle, à côté de Cathy qui est elle visiblement gênée ; parfaitement consciente de ce qui est en train de se passer entre les deux filles Cathy se lève d’un coup.
« Bon ben tu tombes bien parce qu’il fallait que je file. »
« Ha. »
Remise de son émotion, Fleur se sent soudain un peu mal et sincèrement reconnaissante envers Cathy.
« Merci d’être venu Kat’. »
« Allez, on s’appelle ma belle. »
« Oui, on s’appelle. »
Elle file d’un coup, sans un regard en arrière.
« Elle m’aime décidément pas beaucoup ta copine. »
« Non. Mais c’est pas grave ; enfin, si mais c’est pas grave. Désolé, je sais plus ce que je dis. Ça me touche vraiment que tu sois venu. »
D’un geste et sans hésitation, les doigts des deux jeunes femmes se joignent. Fleur sent la chaleur de la main de Maya dans la sienne, lien de chair qui fait transiter les émotions et le sentiment de confiance qui s’instaure entre les deux. Le froid quelle avait endossé pour se protéger de Cathy fond en un instant. Naturellement, un sourire franc se dessine sur leurs bouches à toutes deux ; l’immobilisme de Fleur se mue doucement en joie énergique, solaire.
« Alors, raconte ton ex. »
Fleur prend une grande inspiration, convaincue qu’elle est en face de la bonne interlocutrice pour se livrer enfin.
« Il est parti. »
« C’est pas toi qui l’a plaqué? »
« Si, mais il est parti, il a disparu. »
« Sérieux ? Mais c’est trop un truc de prince charmant ça ! Plus personne qui fait ça aujourd’hui. »
« Oui c’est vrai. »
Elle a pouffé en disant ça, comme si le réconfort de discuter avec Maya prenait trop de place dans sa poitrine, exultant par manque de place à l’intérieur.
« Il était bien ce mec. Un peu rêveur mais sympa. »
« Oui, je crois qu’au final il manquait trop d’emprise sur le réel. Il était à la fois charmant mais enfermé dans ses convictions, ses croyances et son besoin de se prouver des choses à lui-même. Pour beaucoup de choses il était très mature ; mais parfois…je ne sais pas, c’est comme s’il refusait d’abandonner ses rêves d’enfants. »
« Il m’a jamais fait l’impression d’un ado sur le retour. »
« Non, c’était plus profond que ça. Moins absurde et puéril mais plus… »
« Viscéral ? »
« Oui. C’est comme s’il se cherchait constamment, qu’il essayait divers personnages des lui-même en tentant de savoir lequel était le bon, lequel il inventait. Il pouvait être très dur, très froid, cruel même. Ça ne durait jamais, mais c’était là, tapi au fond et j’avais l’impression que ça pouvait ressortir à un moment. »
Maya n’a pas lâché la main gauche de Fleur qui lui transmet chacun des mouvements de son corps alors que sa main droite danse dans l’air, tentant d’illustrer du mieux qu’elle peut ce descriptif vague et sincère, émotion brute qui ressort, paroles qui dépassent de loin ses pensées et ce qu’elle avait voulu dire.
« Je crois que c’est pour ça que j’ai dit non. »
« Non ? Non à quoi ? »
« Il voulait qu’on s’installe ensemble, qu’on vive ensemble. »
« Sérieux ? »
« Oui, il…il était très amoureux je crois ; ça…je pourrais jamais lui reprocher de pas m’avoir aimé. Ça fait bizarre de ça, on dirait que je parle d’un mort. »
Elle sourit mais des petites larmes sont montées à ses yeux maintenant rouges. Elle n’a rien contrôlé de ses paroles qui sont sorties d’elles-mêmes, comme un secret enfoui qui avait besoin de sortir et qui n’attendait que la bonne occasion. Maya laisse patiemment l’émotion passer, caresse avec douceur la main de Fleur qu’elle na pas lâchée et que l’autre agrippe désormais avec force.
« Pourquoi non ? »
« Parce que c’était pas le bon, je crois. J’étais bien avec lui, mais pas assez pour le choisir lui, pour m’engager. »
« Ça s’est passé comment ? »
« On se parlait sur Skype… »
« Il est moins charmant tout de suite ton Roméo. »
« Non…non. C’est pas ça. C’est lui qui voulait que ça se passe comme ça parce qu’il me disait : si je te demande en face, tu vas dire « oui » par gentillesse, par tu ne sais pas dire non de peur de blesser les autres. Le faire comme ça, c’était une façon à lui de dire : je te connais, je sais comment tu fonctionnes, j’aurai pu en abuser mais je veux que tu sois libre de choisir sincèrement. »
Maya part d’un petit rire, joyeux et sans moquerie qui se répercute sur le visage de Fleur.
« C’est hallucinant. »
« Quoi ? »
« À quel point vous vous ressemblez tous les deux. En fait Damien, c’est juste toi en mec ! »
Elles se mettent à rire en communion ; les mains de Fleurs se sont jointes devant sa bouche pour ne pas inonder la terrasse du café de sa joie retrouvée. C’est comme si chaque gorgée de rire expulsait toute la mélancolie inlassablement ressassée ces dernières semaines, sorte d’exorcisme de la douleur gluante qui l’emprisonnait.
« Ce que t’es conne… »
« Mais c’est vrai, quoi ! Entre toi qui laisse une veilleuse à tes chats pour qu’ils aient pas peur la nuit et lui qui devait demander la permission avant de t’embrasser, ça a pas dû être simple ! »
À nouveau, les rires fusent, provoquant la surprise autour d’elles. Les têtes se tournent vers les deux jeunes femmes hilares ; les larmes perlent à la commissure de leurs yeux, leurs lèvres s’écartent pour laisser apparaître leurs dents, les mains se positionnent devant leur bouche dans un réflexe de futile discrétion. Lorsqu’elles se calment enfin, un bref regard autour d’elles leur confirme que tout le monde les regarde. Fleur jette un œil en douce aux deux mecs assis à la table d’à côté dont l’un la dévore des yeux désormais.
« C’est malin, maintenant tout le monde nous regarde. »
« Ils regardaient avant aussi. »
« Oui, mais pas pour les mêmes raisons. »
« Y en a pas un qui te fait envie, ici ? Tu sais, tu perdras moins de temps si tu oublies ton Damien dans les bras d’un autre… »
Fleur se raidit un peu, détourne pour la première fois depuis de longues minutes les yeux de Maya, autorisant celle-ci à sortir une cigarette qu’elle place dans sa bouche.
« Quoi ? »
« Non, rien…c’est juste que je suis pas sûre d’avoir tout de suite envie de quelqu’un. Je crois que j’ai besoin d’un peu de temps seule. »
Fleur regarde à nouveau Maya qui la dévisage, son briquet en main et sa cigarette éteinte aux lèvres.
« Non. Pas à moi jeune fille. »
« Qu’est ce que tu racontes ? »
« Pas de « j’ai besoin de temps, d’être seule ». J’admets que tu mentes aux autres, que te mentes à toi-même à la rigueur, mais pas à moi. »
« Je te trouve dure. »
« Personne n’a besoin d’un moment seul, personne. Personne n’a besoin d’être célibataire pendant un moment pour se remettre d’une rupture. Ça, ce sont les absurdités qu’on sort aux mecs qu’on lâche pour pas leur faire trop mal, rien de plus. Dis-moi : j’ai pas trouvé le remplaçant, dis moi : je trouve le mec de la table de gauche pas terrible ou plus sûrement j’ai pas le courage de le draguer devant toi. Mais ne me sort pas une absurdité de ce genre-là. »
Le bruit de son briquet qui s’allume vient ponctuer la fin de sa tirade. Toujours discrète, Fleur a remarqué que les deux types d’à côté font semblant de ne pas avoir entendu Maya mais que le petit blond est rouge pivoine et que l’autre n’en mène pas large non plus. Elle rit doucement, à moitié intérieurement, devant ce spectacle.
« J’imagine que l’autre s’est barré sans payer ? Allô, la Terre appelle Fleur. »
Fleur revient encore dans le vrai monde pour voir Maya fouiller dans son sac afin d’en extirper son portefeuille. D’un geste, elle appelle le garçon qui arrive tout de suite, pressé de plaire. Elle laisse l’argent avec un sourire qui dit à la fois tout son charme et la distance infranchissable qu’il y a entre le garçon de café et elle.
« C’est combien, Maya ? »
« Laisse, c’est pour moi ; tu vas pas payer pour ta super copine qui se barre quand même. »
Fleur fait la moue sans conviction, signe qu’elle n’apprécie pas qu’on dise du mal de Cathy devant elle. Maya ne détourne pas les yeux mais transmet un message silencieux à son ami, un message qui dit « bon, tu y vas oui avec le mec d’à côté ? ». Fleur regarde franchement les deux mecs qui piquent du nez dans leur bière, se retourne vers Maya et, sans un mot, les deux se lèvent et partent, bientôt englouties par la foule.
Il – 06 – Damien
Ambiance Musicale : Diana Krall, A Case Of You
Les poils se hérissent en partant de la nuque ; le sentiment de frisson, très singulier dans cette pièce surchauffé, lui parcoure tout le corps. Un moment, il se laisse balayer par cette sensation si agréable. Mais le fait qu’elle soit générée par la main rugueuse de Grisha sur sa peau nue le met tout de suite mal à l’aise. Damien a conscience de rougir, de se raidir. Les yeux clos, il était tout à l’écoute de son corps quand les mains ont commencé à courir le long de son bras, de son torse et de son visage, passant avec toute la douceur maladroite dont il est capable. Le moment si agréable se mue brusquement en gêne. La sensation de liberté et d’introspection d’être libéré de ses vêtements sans avoir à craindre le froid s’est volatilisée en un instant. La tension déplaisante s’accroît en lui, là la limite du supportable, et proche de lui faire ouvrir les yeux.
« Bien dormi ? »
Le calme et le sourire dans la voix de Grisha résonnent dans les oreilles de Damien. Plongé dans le noir, il se concentre sur les modulations de la voix qu’il entend. Il y perçoit l’amusement, la connivence, la compréhension instantanée la tension qui est venue s’immiscer entre eux. La gêne s’évacue d’un coup, ne laissant de son passage que le rouge aux joues de Damien. Il sourit maintenant, heureux de cette petite mise à l’épreuve si révélatrice de la confiance qu’il porte à son nouvel ami. Alors que ses oreilles sont toujours à l’affut, il entend le stylo de l’étudiante en troisième année qui court sur sa feuille de papier tandis qu’elle relate en ultra-accéléré l’échange sous-jacent entre lui et Grisha dont elle n’a pas perdu une seconde. Damien se renfrogne en se disant qu’il n’a guère de répit pour l’intimité ici ; mais c’est le prix à payer et c’est ce qu’il est venu chercher après tout. Il ouvre les yeux.
D’abord il y a la lumière, crue et blessante des néons blancs au plafond ; en arrière, Damien sent le repose-tête rigide sous sa nuque. Un coup d’œil à gauche et à droite lui montre les consoles des ordinateurs de test, les jeunes chercheurs qui passent, souvent à la suite d’un plus vieux qui donne des consignes. Près de ses pieds, il y a la chercheuse dont il a bien entendu déjà oublié le prénom même si elle le lui répété au moins trois fois. Et à droite, juste à côté des contrôles de la machine IRM, il y a Grisha ; Grisha et ses grosses mains bucheron, son visage rectangulaire de soldat et ses épaules de lutteur. Le neurologue fini de retirer les derniers émetteurs électriques qui relaient Damien à la machine IRM. Celui-ci se relève doucement, s’assied sur le rebord du matelas en plastique. Il reste à chaque fois près d’une heure dans le sas, toujours avec le même rituel, celui d’incarner tour à tour tous ceux qu’il a laissé derrière, imaginer les réactions, les réflexions, le quotidien. Ça fait un mois tout juste qu’il a disparu. Qui s’en est vraiment rendu compte ? La question reste toujours suspendue en l’air. Mais tout ça à l’air tellement loin maintenant. D’ailleurs le rituel ne dure guère dans la machine IRM : très vite, les autres s’effacent pour ne laisser que lui, Damien, face à lui-même.
« Alors, ça donne quoi aujourd’hui ? »
« Aucune possibilité de rédemption, je crains. Toujours aussi loin de nous, Dr Strange.»
Grisha prend plaisir à le voir s’enorgueillir de ce surnom et de ce constat ; il n’a pas fallu plus deux jours à la horde des lecteurs assidus de comics qui peuple la section « Neurologie » de l’université d’Harvard pour lui trouver cet alter ego. Et pour cause : tout chez lui respire la différence synaptique, la singularité cérébrale : quand la majeure partie de la population est droitière, lui est gaucher ; lorsque presque tout le monde utilise son cerveau de manière analytique et séquentielle, lui approche l’existence de manière globale et intuitive ; alors qu’une écrasante majorité analyse le monde par le biais privilégié de la manière visuelle ou auditive, c’est par les sensations corporelles que ce kinesthésique l’appréhende.
Il sait pourtant que si Damien devait être un personnage de bande dessinée, il aurait aimé être Rachel Summers ou X-man, des enfants perdus dévorés par un pouvoir dont il n’avait jamais demandé la charge, mais dont aucun n’aurait accepté une seule seconde de se séparer ; comme s’ils trouvaient dans l’ivresse de cet élément qui les distinguait des autres leur véritable raison de vivre. Seuls au milieu des autres, à chaque fois tentant de créer un pont entre eux et le reste de monde, pour à chaque fois échouer maladroitement à bâtir cet édifice trop artificiel. Non, décidemment, rien en lui ou en eux n’est normal et Dieu seul sait combien ils seraient malheureux s’ils l’étaient. Ayant tant vécu dans un monde qui n’était pas fait pour eux, ils ont placé toute leur estime et leur fierté dans leur singularité voire leur opposition au plus grand nombre. Quitte à y laisser des plumes. Il avait failli en laisser beaucoup le petit père Damien lorsqu’il était arrivé ici il y a un mois. Et il en laisserait beaucoup d’autre en repartant.
« Ça va ? »
« hum hum, j’analyse les résultats. »
« Menteur. »
Le petit air rusé sur le visage de Damien vient faire souffrir malgré lui le scientifique, une fois de plus touché au cœur tant le français vient raviver en lui le souvenir de son petit frère laissé à Saint-Pétersbourg. Saleté de petit vagabond qui sait si bien voir ce que les autres veulent cacher, qui décèle sans y prendre garde tout ce qui saigne et qui fait mal ; mais aussi ce qui apporte la joie et le bonheur.
« On a rendez-vous à quelle heure demain ? »
« Demain on est en vacances pour trois jours ! »
« Ha… »
Grisha regarde un peu étonné Damien qui est sincèrement dépité de ne pas poursuivre tout de suite ses recherches existentielles et neurologiques dans la machine IRM. Depuis bientôt trois semaines, il y rentre chaque jour dans le but de démêler les secrets de son cerveau si particulier, outil de recherche des plus précieux pour l’équipe de neurologie d’Havard. Il est rare pour eux de trouver des sujets de test qui possèdent une seule des caractéristiques neurales de Damien, alors les trois en même temps…c’est pour eux l’occasion de venir mettre en lumière une des zones les plus obscures du cortex humain. Et pour Grisha de faire son sujet de mémoire sur un élément hors norme qui doit lui permettre d’être publié par Science ou Nature. Mais très vite l’envie de gagner a été supplantée par autre chose, une amitié forte et mimétique qui est arrivée sans crier gare entre lui et son sujet de test, un rapport fraternel qui les a envahit tous les deux.
« Tu l’aimes tant que ça ce laboratoire ? »
« Tu déconnes ? C’est génial ici, on se croirait dans Akira ! »
« Chez qui ? »
« Personne. Akira. C’est un manga, une bande dessinée. Je pense que tous les mecs de ta promo connaissent. »
« C’est une belle histoire. »
« Très ! Mais ça fini très mal…comme souvent chez les Japonais. »
« Tu aimes cette histoire ? »
« Oui…mais comme d’habitude j’aime plus les personnages secondaires que les héros, et eux meurent tout le temps à la fin. »
« C’est bon les filles, vous avez fini votre petite discussion ? Peut-être que c’est le moment d’aller vous sucer la queue dans les douches, non ? »
« Salut Ron. »
Grisha ne s’est même pas retourné. Il l’a entendu venir depuis un moment alors que le pas martial de Ron Walsh avançait dans la pièce de l’IRM. Toutes les universités du monde possédaient en petit nombre cet archétype d’imbécile heureux, fer de lance de la normalité, de la bêtise violente et de la domination par la force. Déjà, accourent derrière ce grand type une petite asiatique et un type blond à lunette, tous deux aussi navrés l’un que l’autre des injures prononcées par Ron, celui avec qui ils travaillent par la force des choses.
Un coup d’œil sur la droite révèle à Grisha que Damien n’a pas du tout pris sur lui autant que le neurologue : la colère se lit désormais sur son visage. Il va se décider très vite à agir ou non, Grisha le sait, et ça finira forcément en pugilat. Ron est un sale con, mais il sait se battre, ses petits copains de l’armée le lui ont appris aux camps d’été qu’il fait chaque année. Et il est trop bête pour avoir des scrupules. Lentement, Grisha se retourne pour faire face à celui qui est, aussi douloureux que ça soit, son collègue de travail.
« Alors, Koroyev, on s’est trouvé une petite fiotte pour tirer un coup ? Ça doit te changer, non ? »
Il aimerait tellement pouvoir trouver une bonne répartie à dire devant tout le monde pour humilier Ron…mais l’esprit de Grisha est tenu par son besoin de museler son exaspération, verrouiller son envie de taper et garder un œil sur Damien qui bouillonne. Tout ça fait trop de choses auxquelles être attentif pour capter les phrases au vol et en tirer avantage. Peu importe. Grisha se calme d’une grande inspiration. « Choisi tes combats » dit le proverbe ; ses préceptes à lui enseignent en outre qu’il doit toujours choisir le meilleur visage de lui-même. Il ne cèdera pas à la violence.
« C’est clair que ça le change…. »
Ho, non.
« …faut dire qu’en terme de pipe, j’assure sévère depuis que j’ai pris des cours avec ta sœur, Ron. D’ailleurs, c’est pas elle qu’on voit se faire prendre par trois type sur un petit film amateur qui circule sur l’intranet de la fac ? »
Ron reste une petite seconde interloqué, ne parvenant pas à croire à ce qu’il entend. Il se tourne vers Damien qui, très heureux de lui, le regarde maintenant avec un grand sourire. Puis tout passe au ralenti : c’est Ron qui s’élance vers Damien, Damien complètement surpris qui réagit avec un temps de retard et le bruit sourd d’un uppercut qui brise mâchoire, canines, molaires et incisives en bloc, un corps lourd qui s’effondre en fracas sur le sol du labo.
Le silence se fait, alors que tous regardent médusés Ron assommé sur le coup, au sol, la bouche en sang, le souvenir crispant du son des os qui cassent encore vif dans les oreilles. Grisha reste un moment inerte, le poing encore en l’air, se revoit le donner en un souffle de bas en haut, cueillir la mâchoire et pousser de toutes ses forces. Il a peut-être fait l’armée Ron Walsh mais il n’est pas le seul. Doucement, le poing retombe alors que dans l’esprit de Grisha les conséquences à venir de son geste affluent comme le sang à son visage. Il n’a pas voulu, il n’a pas réfléchi, c’est parti tout seul. C’était un beau geste, fluide, naturel. Il lui reste bien des choses de la Russie finalement.
Comme il s’y attendait, rien ne s’est passé après. Personne n’a bougé, personne n’a fait quoi que ce soit pour l’arrêter. Il a quand même vérifié que Ron respirait encore afin de déterminer s’il doit commencer à s’enfuir ou pas. Mais Ron respire et Grisha connaît la suite. Il sort, marchant d’un pas monolithique vers la sortie, revoit en pensée tout le chemin qu’il a parcouru pour arriver ici, arrive dans le parc d’Harvard, prend la première sortie qui le ramène dans la rue froide de Cambridge.
« Putain de Grisha de russe de merde, tu vas m’attendre oui ? »
Accourant derrière lui, Damien arrivé essoufflé, sa chaussure droite encore en main.
« Surtout me laisse pas le temps de prendre mes fringues avant de te barrer ! J’ai juste fait la moitié du bâtiment à poil à essayer de te courir après ! »
Damien sourit au grand gaillard qu’il a en face de lui, d’un sourire qui affirme plus qu’aucun mot qu’ils sont ensemble dans cette adversité. Passé la surprise, et peut-être le soulagement, le russe lui sourit en retour.
« Allez vient, on va boire une bière. »
« Tu es sûr que c’est ce qu’il y a de plus approprié après avoir tabassé un mec ? »
« Certain. »
« Ha…ok. J’imagine que c’est comme ça qu’on traite les problèmes en Russie. »
« En Russie ou ailleurs. C’est toujours une histoire de savoir qui cogne sur qui. »
« Je te trouve bien cynique. »
« Non réaliste. D’habitude j’ai besoin de boire pour y arriver, là ça vient tout seul. »
Il commence à s’éloigner. Immédiatement, Damien vient se mettre à sa hauteur, un peu penaud. Ils marchent un moment en silence, une gêne aujourd’hui familière entre eux.
« Merci en tout cas…je crois que sans toi c’est moi qui jouerais du piano avec mes dents en ce moment. »
« Y a pas de quoi. Allez rentre. »
Ils s’installent dans le pub encore un peu vide avant la sortie des classes de 18 heures. Au fond, quatre types aux airs d’informaticiens s’acharnent en trépignant sur un piano hors d’âge. Le regard grave de Grisha ne plaît pas du tout à Damien qui sent d’emblée que l’autre ne va pas tourner autour du pot très longtemps.
« Pourquoi tu m’as suivi ? »
« Parce que c’est ce que je pensais juste, parce que tu m’as aidé, parce que tu es mon ami. C’est bizarre comme question. »
« C’est pas bizarre ; je veux comprendre pourquoi tu as quitté tous tes amis du jour au lendemain et malgré ça tu m’as couru après alors que tout t’aurait poussé à me laisser seul. »
« Tu pensais que j’allais te laisser te barrer pour éviter les emmerdes ? Après ce que tu as fait tout à l’heure ? »
« Oui. »
« Mais t’es dingue, mec ! »
Damien essaye de sourire à nouveau pour recréer un lien d’empathie entre lui et Grisha, mais le neurologue est fermé à toute connexion émotionnelle.
« Combien de tes potes auraient fait ce que j’ai fait aujourd’hui ? »
« Mais qu’est ce que c’est que cette question ? »
« Combien ? Répond juste à ça. D’après toi, combien ? »
« Ne me parle pas sur ce ton. »
Ils s’affrontent du regard maintenant ; mais ils sont face à eux-mêmes, pas un masque qu’ils portent par convenance. Brusquement, les deux expatriés qui ont laissé derrière eux tout le confort et la douce certitude du quotidien se jaugent sans un mot. Ils confrontent dans un rituel vieux comme le monde la force de leur détermination, bien plus vaste que ce que leurs attitudes habituelles ne laisseraient supposer.
« SI tu t’en veux de m’avoir aidé, fallait laisser faire l’autre connard. »
« Tu te serais fait tabasser. »
« Qu’est ce que t’en sais ? »
« Pourquoi tu as besoin de mordre la main qui t’a aidé, Damien ? »
« Parce que je ne tolère pas qu’on me juge. Me juger c’est se mettre au-dessus de moi, c’est prétendre valoir plus que ce que moi je vaux et me faire une morale que je ne respecte pas. »
« On dirait un gosse. »
« Pourquoi, parce que contrairement à tout le monde, j’arrive pas à me résigner à vivre une vie de seconde zone ? »
« Débarquer à trente ans à Harvard comme cobaye de la section neurologie, je voit pas en quoi c’est une vie de premier ordre. »
« Moi oui. C’est pour ça que je suis parti de chez moi, que j’ai laissé mes potes derrière, parce qu’ils ont cru qu’ils avaient le droit de me juger. Le seul qui peut le faire, c’est moi. »
Les clignements d’yeux sont les seuls mouvements qui les éloignent de l’intense affrontement du regard qui persiste entre eux.
« Tu mens. Tu m’as parlé d’une fille, Fleur. C’est pour elle que t’es parti. »
« Non, ça n’a rien à voir. Elle c’est le déclencheur. Tu veux savoir ce qui s’est passé ? Rien. J’ai juste vécu avec elle pendant six mois à peine ; mais pendant ces six mois j’ai pas vu un seul de mes potes. Et je n’en ai connu aucun manque. Je me suis rendu compte que je pouvais tous les lâcher du jour au lendemain sans aucune hésitation, aucun remord et aucun regret. »
Ils se regardent toujours, mais l’intensité colérique a chuté entre eux. Il a désormais autre chose, cette chose après laquelle court Grisha depuis un bon mois, depuis qu’il a rencontré Damien, la clef de mystère de sa fuite en avant.
Profitant de ce court répit, une serveuse vient prendre leur commande que Grisha grommelle. Conscients qu’ils vont être interrompu encore une fois, aucun des deux ne repart dans la conversation tout de suite. Ils en profitent l’un et l’autre pour se plonger dans leurs pensées respectives ; heureusement, les bières arrivent vite. Mais ni Damien ni Grisha ne trouvent le courage de sa relancer à l’assaut tout de suite. Le neurologue dévisage l’autre qui regarde sur sa droite, les yeux vers le trottoir qu’il regarde par la fenêtre. Ce n’était pas comme ça qu’il fallait le faire, pas comme ça qu’il fallait le faire parler. Mais pourquoi est-ce que ce coup de point est parti si vite dans la mâchoire de Ron…
« J’en sais rien. »
« Quoi ? »
« J’ai jamais su…combien seraient capable de bouger si je me faisait tabasser. Combien de mes potes auraient fait comme toi ? Honnêtement de je sais pas. La moitié ne le ferait pas par manque de conviction, l’autre par manque de courage. Il doit bien en rester un ou deux qui aurait tenté un truc mais je te jure que c’est plus les statistiques qui me font parler que la confiance que j’ai en eux. »
« C’est ce que tu penses sincèrement ? »
« Oui. Je connais aucun de mes potes qui m’ai compris, qui m’appréciait pour ce que j’étais. »
« Comment tu peux être aussi sûr de toi ? »
« Parce que j’ai entendu ce qu’ils disaient quand ils m’ont fait la leçon, dit comment il fallait être, parler, se tenir, m’adapter. Aucun ne parlait de moi mais de l’image qu’ils en avaient. »
« Et ils se trompaient tous ? »
« Non, d’une certaine façon ils avaient tous un peu raison. Mais chacun d’entre eux n’avait de juste qu’un infime parcelle, noyée dans les mythes et les légendes qu’ils avaient plaqués sur mon nom. »
« C’est très lyrique. »
« C’est très vrai. Il suffit de parler de choses un peu essentielles pour qu’on te traite de gosse ou d’ado attardé. C’est si sérieux que ça de parler tes problèmes de boulot, tes pannes de bagnole ou des biberons de ta fille ? »
Grisha a sourit, un peu malgré lui. Il aurait aimé rester plus distant avec ses émotions, mais elles le rattrapent une fois de plus.
« J’en ai marre de tolérer des gens qui se regardent vivre, qui passent leur temps à sauver les apparences sans se rendre compte qu’ils ne sauvent que ça. »
« Là oui, tu as un discours d’adolescent attardé. »
« Pauvre con… »
Lui aussi a retrouvé sa bonne humeur. C’est une autre atmosphère qui s’instaure, celle des rituels masculins où l’on peut tout livrer.
« Pourquoi le jugement de tes amis t’as fait partir ? »
« Parce que j’ai compris qu’ils étaient comme les autres. J’ai toujours su que j’étais fondamentalement pas comme eux mais qu’on avait…disons quelques différences en commun, qu’on était tout un groupe à pas rentrer dans les cases. »
« Mais le seul qui rentrait nulle part c’était toi. Et ils te l’ont dit. »
« Oui, à leur manière…pas mal ou quoi, c’est juste que j’ai réalisé que je m’étais trompé sur leur compte, qu’on vivait pas la même chose au final. Et que comme tous les autres ils se plaçaient au-dessus de moi. »
« Tous ? »
« Presque. »
« T’en as laissé derrière qui ne l’avaient pas mérité ? »
« Oui. »
« Et alors ? »
« Et alors je m’en fous. »
« Vraiment ? »
« Non, t’es con, je m’en fous pas genre ils peuvent crever et ça me fera rien…mais c’est pas suffisant pour m’empêcher de dormir. »
« Je pense que tu n’es pas très honnête. »
« Je pense que tu me connais mal. »
« Ça sert à rien de vouloir lutter contre le monde Damien. Tu es encore jeune mais tu verras : des fois, la vie est plus forte que toi. Dans ces cas-là, tu seras heureux d’avoir ces amis pour t’aider. »
« J’ai plus envie de revenir vers eux. Maintenant qu’ils sont loin, ça fait comme un grand vide, ça laisse plein de place pour des choses nouvelles, des gens nouveaux qu’il me reste à découvrir. »
« Tu es égoïste. »
« Peut-être. Peut-être que je ne suis pas honnête, peut-être que je me trompe. Mais ce que j’ai ressenti les dernières fois où je les ai vu me dit le contraire. »
« Moi je pense surtout que tu t’es pas remis du départ de Fleur. »
« Oui, ça sûrement. C’était la seule avec laquelle je me sentais pas seul. C’est comme si j’avais attendu sans y croire qu’une nana arriverait un jour et qu’avec elle…je sais pas… avec Fleur je me sentais bien, j’avais pas besoin de tricher, d’expliquer. J’avais confiance en elle. J’avais le sentiment que lorsque je lui parlais elle comprenait tout ce que je voulais dire, sans entrave, pas parfaitement bien sûr, mais l’essentiel était transmis. »
Il est perdu dans ses souvenirs maintenant. Il ne regarde même plus Grisha, il est loin dans ses émotions et sa mémoire d’une femme qu’il a aimée et qui est parti, comme lui a quitté ceux qui l’aimaient. Qui peut vraiment comprendre cet homme perdu dans ses singularités fonctionnelles, lui dont le rapport au monde est si différent des autres ?
« Je suis parti parce que j’avais plus rien à faire là-bas. Je voulais savoir si j’avais la moindre légitimité pour agir comme je le faisais, si j’étais un connard de plus qui se pensais unique ou si ce sentiment d’être différent de tout le monde était vrai. Je faisais confiance à aucune religion, aucun courant de pensée pour me donner la marche à suivre. Mais à la science, oui. C’est pour ça que je suis venu ici. Je savais qu’ici j’aurai la réponse. »
« Tu l’as, très bien. Qu’est ce que tu vas en faire ? »
« Je sais pas. Je sais pas…mais j’ai plus envie de perdre de temps avec les conneries. Je veux faire ce que j’aime vraiment, sans avoir à me soucier de ce que les autres veulent me voir faire. »
Il avait dit avec une énergie nouvelle, un brusque espoir nouveau dans ce que la vie avait à lui amener.
« Et tant pis si ça les fait souffrir. »
« Et tant mieux si ça les rend heureux. »
Grisha n’a plus rien à dire. Du doigt, il titille sa bouteille de bière encore fraiche à laquelle il n’a pas touché. Ça ressemble à une rupture, comme si l’entente tacite qu’il y a avait entre eux, celle de chercher ensemble la clef de l’identité de Damien, venait d’aboutir à sa révélation finale ; elle n’avait donc désormais plus lieu d’être. D’un geste un peu las, Grisha pousse vers Damien la pile de feuille qu’il n’a jamais lâché, les résultats de l’analyse IRM. Sans un mot et évitant le regard, il se lève et sort. Damien reste seul, interloqué, envahit de la tristesse de son ami. Il n’a pas de morale, ça non, mais de l’empathie oui, bien plus que la moyenne. Il a vu tous les signaux dans les gestes de Grisha, ceux qui trahissent tout ce que le Russe tente si bien de dissimuler : sa peur, ses doutes, ses espoirs, sa tristesse, sa croyance dans la foi musulmane, la transposition qu’il fait entre Damien et un autre être cher, sa certitude que le jeune homme va partir, le laissant seul derrière.
En dépit de ses réticences, Damien lit avec attention les pages du rapport médical. Malgré les deux bières qu’il avale l’une après l’autre et ses efforts de concentration, il n’y comprend pas grand-chose. Les conclusions si évidentes pour Grisha restent imperméables à sa compréhension. Mais il n’a pas besoin de ce bout de papier pour savoir ce qu’il veut dire. Tout ce qu’il y a là, Damien l’a compris dans l’attitude du neurologue. Il faut maintenant s’y résoudre, accepter qu’il sait et répondre à cette question : et maintenant ?
« Salut. »
Il lève les yeux au ralenti, essaye de se souvenir à qui appartient cette voix qu’il reconnaît vaguement. Il pose ses yeux sur l’étudiante de troisième année qui le suit avec l’équipe de Grisha. Pris de cours, il tente par tous les moyens de se souvenir de son nom ; c’est peine perdue, aucun indice n’émerge de sa mémoire. Mais il se souvient nettement qu’elle étudie les connexions neurales entre deux individus, qu’elle vient d’Argentine, qu’elle commence ses phrases par une petite moue très mignonne de la bouche. Il a conscience qu’il doit dire quelque chose mais rien ne vient tout seul. Il faut faire au plus simple.
« Salut. »
Un silence, pesant, s’instaure.
« Vous ne me demandez pas comment vas Ron Walsch ? »
« Je ne vous demande pas comment va Ron Walsh. »
Il a souri en disant ça, ce qui la fait sourire, mais nerveusement, en retour.
« D’habitude les gens comme vous on les appelle les « rats ». »
« Les gens comme moi ? »
« Ceux qui viennent gagner leur vie ici en servant de cobaye aux équipes de recherche. Mais vous…vous êtes différent. »
« Je suis pas un rat. »
« Alors qu’est-ce que vous êtes venu faire ici ? »
« La fin de ma quête. »
« C’est une blague ? »
Elle ouvre de grands yeux noirs très jolis derrière ses lunettes. C’est amusant, la première fois qu’il l’a vu il s’était di clairement qu’elle n’était pas si mignonne que ça ; il a maintenant un tout autre avis sur la question.
« Non, pas du tout. Je suis venu jusqu’ici pour découvrir qui j’étais, ce que j’avais au fond de moi, si je me perdais la nuit dans mes délires ou si j’avais raison de penser que j’étais différent des autres. »
« On est tous différents. »
« Moi un peu plus que les autres visiblement. »
« C’est amusant que vous disiez ça ; ça à l’air très intime et vous m’en parlez très librement. »
« J’ai toujours eu tendance à me livrer facilement aux femmes. Disons que vous exploitez une faiblesse naturelle. »
Elle rit, de bon cœur cette fois-ci.
« Je peux m’asseoir ? »
« Oui. D’habitude j’aime bien être seul dans un moment comme celui-là mais je pense que vous ça ira. »
« Vous savez vraiment parler aux femmes ! »
« J’ai bien d’autres défauts dont vous n’avez pas idée… »
« Vraiment ? »
« Oui mais si je vous disais tout maintenant vous partiriez en courant. »
À nouveau, elle émet un petit rire discret et presque aussi timide qu’elle.
« Alors vous vous êtes trouvé finalement ? »
« Oui. »
« Et maintenant, vous allez faire quoi ? »
« Je vais chercher quelqu’un à qui parler. »
Il – 07 – Eux (1)
Ambiance Musicale : Guns ‘n’ Roses, November Rain
Les mains courent sur le bout de tissu en soie, tirant, enroulant, mêlant avec une lenteur et une intensité qui semblerait incongrue en tout autre situation ; pour l’heure elle est parfaitement dans le ton. Sous les mains dextres et fines, la cravate prend finalement sa posture finale, réglée au millimètre en ce jour tout à fait spécial. Un regard dans la glace lui montre, une fois de plus, à quel point sa tenue de smoking est parfaitement ajustée ; pourtant quelque chose n’est pas en place et ce quelque chose ce sont ses yeux. Dans leur message dubitatif, Jean se communique à lui-même sa foi dans la vacuité de cet habit d’apparat, pauvre simulacre censé lui donner un aspect sérieux pour ce rituel absurde, où tout doit se jouer de manière forcée. Tout est déjà dit, fait, accompli. Mais il faut se plier aux traditions, au mysticisme et aux superstitions des autres et ce jusqu’à tard dans la nuit. Absurde.
« Tu flippes, hein ? »
La voix de baryton résonne en Jean et vient, l’espace d’un instant, desserrer l’étau de l’angoisse qui lui contracte l’estomac.
« Putain, grave mec, si tu savais… »
Il aurait voulu un beau mensonge qui aurait démarré par un « mais non ; moi, flipper ? » comme il en a sorti à sa mère, son cousin, sa sœur et tous ceux qui le lui ont demandé. Mais on ne ment pas à son meilleur pote ; non que ça lui pose un quelconque problème moral : ça lui est injuste impossible. Avec Octave, les possibilités de tricher s’effacent pour laisser place à des réponses toujours franches, évidentes et terriblement satisfaisantes.
« Haha, j’aurai pas cru que toi tu t’ais les boules le jour de ton mariage ; mais même Jean Klawitz s’effondre sur la pression ! »
« Ho, va te faire foutre Octave ! »
Le temps se fige un instant alors que les deux se mettent à rire ensemble, d’un rire idiot, sans aucun sens, à rire de rien si ce n’est de leur parfaite entente et de la joie simple d’être là l’un pour l’autre. Leur communion s’éteint doucement alors que les derniers relents de nervosité finissent eux aussi de disparaître.
« Combien de temps encore avec le début des hostilités ? »
« 20-25 minutes. »
« Putain, on pourrait presque se faire une partie de PES… »
« Vas-y Jean, c’est ton mariage ! »
« Ho, y va pas me faire chier le catho moralisateur ! Espèce de normopathe de merde ! Tu crois que ça me fait plaisir tout ce bordel à organiser, les gens à qui il faut sourire comme un con toute la journée, les félicitations qu’il va falloir prendre à la chaîne…tout ça pour une gonzesse avec qui je couche depuis cinq ans ! Si au moins la nuit de noce allait m’amener un truc nouveau, je pourrais prendre sur moi ; mais là ce soir c’est direct au dodo ; s’ils croient que ça me fait marrer de danser cette connerie de valse jusqu’à pas d’heure… »
Le rire d’Octave, monté crescendo dans la salle très haute du petit château loué pour l’occasion, résonne maintenant de toute part. Il a vécu cette scène des centaines de fois, celle où Jean se lance dans ses grands monologues d’un cynisme absolu ; c’est son truc à lui pour exhaler le stress, ils le savent tous deux. Mais ça les fait toujours autant rire.
La porte s’ouvre d’un coup, laissant apparaître Salomé hilare dans sa robe blanche. Derrière elle semble courir une petite femme boulotte, sa tante, qui tente désespérément de finir de la coiffer.
« Non mais vous êtes dingue, les mecs ! On vous entend hurler depuis le bout du couloir ! »
« Rho non ! Dégage bon sang, ça porte malheur pour le marié de voir sa future femme avant la cérémonie ! »
« Non mais quel superstitieux de merde…on est au XXIe siècle Octave, tu sais ça ? Mais bon, il a raison : femelle, va-t-en et cherche nous des bières. »
« Tu sais ce qu’elle te dit la femelle ? »
« Salomé, tes cheveux ! »
Avec un dernier regard chargé d’affection, Salomé referme la porte, confinant les remontrances de sa tante derrière. Le calme revient dans la petite chambre.
« Quand même, qu’est ce que ça leur fait aux gonzesses les mariages… »
« Ouais enfin, j’ai pas l’impression que c’est la tournée des braves ici non plus, hein. »
« Ho, ça va… » »
Il y a un battement entre eux, l’effervescence de la discussion passée s’estompe en quelques secondes. Par réflexe, Octave sort une pièce qui fait jouer entre ses doigts. Jean reconnaît la pièce de cinq francs fétiche de son ami, un cadeau de son grand-père qu’Octave emporte dans tous ses tournois de poker pour se porter chance. Combien de temps il a passé à tenter de la faire danser entre ses mains comme un prestidigitateur, lui qui a tant de mal à être précis avec ses grosses mains…mais à force de persévérance, Octave y est arrivé, finalement. La porte s’ouvre à nouveau, laissant passer Alain.
« Putain, Alou, t’aurait pu te raser… »
« Non, j’crois que j’ai besoin de cultiver un côté décalé dans cette grande fête bourgeoise qui place le culte du paraître au-dessus de tout. »
« Mais quel pédé ce mec, c’est pas possible. »
« Il est comme ça depuis que tu es là ? »
« Grave : il parle tout seul et se pomponnant depuis au moins une heure. Rien que sa cravate, il a dû la remettre une bonne quinzaine de fois. »
« Rho, je vous emmerde ! »
Immédiatement, les oreilles de Jean se mettent en alerte. Il n’y a pas eu de rire qui vienne désamorcer les vannes constantes qu’ils se lancent tous les trois comme à chaque fois depuis une bonne vingtaine d’années. Est-ce que quelque chose a changé depuis qu’Alain est rentré dans la pièce, un dialogue silencieux entre ses deux potes dont il n’est pas au courant ? Incapable d’endiguer ses angoisses, Jean se réfugie une fois de plus dans la parole :
« Dis donc Alou, ton pote le photographe, s’il pouvait éviter de montrer autant qu’il veut sauter me femme ça m’arrangerait. »
« Ho va-y, tu vois le mal partout, mec. Rien à voir, mais…c’est toi qui as invité Abel ? »
« Abel…Abel le guitariste ? »
« Ouais. »
« Mais Jean, je croyais que tu pouvais pas l’encadrer ce gars-là ? »
« Il me semble d’ailleurs que c’était réciproque si je me souviens bien. »
« Faîtes pas chier. »
Jean est à nouveau droit devant la glace, brusquement très affairé à refaire son nœud de cravate. Quelques secondes passent dans un lourd silence. Il glisse un regard de côté, voit les yeux de ses amis rivés sur lui. Ils ne lâcheront pas le morceau facilement, il aurait dû s’en douter.
« Il sera pas au mariage. »
« Mais alors qu’est-ce qu’il fout là ? »
« Il est là parce que j’ai un deal avec lui. »
« Un deal ? »
« Ouais ; maintenant si on pouvait éviter d’en faire tout un plat, ce serait cool, de toutes les manières il va se barrer dans pas longtemps. »
« Ok, mec, ok. »
Jean repart dans les détails imaginaires qu’il s’invente régler dans la mise en place de son costume. Cette mascarade prend fin avec le coup de poing mollasson d’Alain qui vient taper sur son biceps.
« Ça va mec, on arrête de t’emmerder avec ça, pas la peine de refaire ta cravate pour la vingtième fois. »
Le contact libérateur vient normaliser leur discussion qui reprend un cours normal. La force de leurs habitudes instaure d’elle-même la certitude de la confiance mutuelle qu’ils se portent. Mais Jean veille. Des hésitations dans la voix d’Alain, le jeu nerveux d’octave avec sa pièce fétiche, autant d’indices pour lui évident que quelque chose n’est pas dit entre eux. Est-ce que c’est son mariage ? Est-ce que c’est autre chose ? La pensée reste dans un coin de sa tête, incapable de s’arrêter comme à chaque fois. Ils finissent par sortir de la pièce, poussés par le temps vers l’église, située juste à côté du château. Alors que leurs pas les mènent jusqu’à la grande bâtisse et que leurs pas crissent sur le sol de petites pierres blanches, ils croisent au loin Abel, adossé à un mur et qui tire longuement sur sa cigarette. Il a l’air nerveux, mal en point. Juste en face de lui, dos au trio, un type en très joli costume sombre semble lui parler. Tous finissent par reconnaître Marc qu’ils ont déjà croisé çà et là à des soirées. Ni Alain ni Octave ne parlent de l’incongruité de sa présence ici, pas plus que celle d’Abel. Les regards de Jean et d’Abel se croisent, ils y échangent un message silencieux et bref, un accord entendu qui suit son cours. Marc l’a remarqué, il se retourne pour voir les trois amis rentrer dans l’église et y disparaître. Il se retourne vers Abel au visage impassible. Lui d’habitude si expressif et enjoué ne fait plus aucun effort pour tenter de paraître heureux. Marc, qui ne l’a jamais vu dans un tel état, ne sait pas trop comment le faire sortir de sa tristesse solitaire. Il décide d’aller au plus simple et tend les doigts vers Abel.
« Tu m’en passes une ? »
« Tu fumes toi maintenant ? »
C’est plus un coassement qu’autre chose, mais au moins il a dit quelque chose.
« Aujourd’hui j’ai envie. Elle est pas venue ta copine…la galloise…comment elle s’appelle déjà ? »
« Jill…non elle est parti depuis…depuis un bail. Elle a même pas pleuré en prenant son train. »
« Ha. Tant mieux. Non ? »
« Ouais… si j’arrive même plus à faire pleurer les filles que je largue, je me demande à quoi je sers. »
« Tu sais vieux, c’est mieux comme ça. La mienne non plus n’est pas venue. Enfin, la mienne, je me comprends. Capucine quoi. Elle m’a dit que les mariages ça veut dire beaucoup de choses, que c’est compliqué entre nous en ce moment, qu’elle a du boulot ce Weekend…mais au fond la seule chose sincère là-dedans c’est qu’elle a plus envie de moi. C’est pas facile à admettre quand tu on a une nana qu’on aime près de soi, qui est officiellement ta copine mais que tu vois s’éloigner un peu plus chaque jour. J’essaie de tout imaginer, de trouver le truc qui va la faire redevenir amoureuse ; mais rien ne vient. Je suis condamné depuis le départ, je le sais, elle le sait, ça va juste prendre du temps. »
Il a essayé de dire ça d’un ton enjoué, posé et stable, comme s’il maîtrisait ces évènements, tout néfaste qu’ils soient pour lui. Il a surtout fait ça pour Abel, pour ne pas avoir l’impression de se plaindre alors que l’autre va visiblement si mal. Mais les yeux du musicien sont rivés au sol, rendant tout contact visuel impossible. Incapable de savoir si Abel a écouté quoi que ce soit de ce qu’il a dit, Marc se demande ce qu’il va bien pouvoir dire maintenant. Si seulement le grand guitariste n’avait pas l’habitude de monter tellement en épingle la moindre de ses mésaventures, l’homme d’affaire aurait pu être certain de la sincérité de sa douleur. Mais Abel ayant coutume de conjuguer ses émois au superlatif, il était très ardu de savoir s’il souffrait vraiment ou si tout ça n’était qu’une mascarade de plus.
« Moi j’aime bien quand elles pleurent. »
« Quoi ? »
« Je dis : j’aime bien quand elles chialent. Ça me rassure. »
« Tu sais que c’est assez grave ce que tu me dis là… »
« Je m’en fous. Tu crois que je suis dupe ? Tu crois que je sais pas quel rôle je joue avec les filles, les autres musiciens, les gens ? »
« Ecoute Abel… »
« …Tu crois que je suis trop con pour voir tout ça ? Tu crois que je vois pas le sourire des gens qui me regardent et qui me méprisent pour ça ? Il y a rien de vrai dans rien, ni dans ma musique, ni dans mes coups de gueule, ni dans ce que je dis à tout le monde. J’ai besoin de ça tu comprends ? »
« Non ; non désolé je comprends pas. »
« C’est pas grave. Moi je comprends. »
« Il vaut mieux… »
« Ouais…ce que je veux dire c’est que je mens sur tout mais que j’en suis conscient tu vois. Je sais ces choses-là. »
« Quel rapport avec les nanas que tu fais pleurer ? »
« Mais tu comprends pas ? C’est le seul truc sincère que j’amène sur ce putain de monde. Cette émotion d’abandon quand je les laisse derrière moi, ce sentiment…c’est le seul truc honnête que j’ai pour moi. »
« Abel arrête, tu dis n’importe quoi. »
« Non, Marc, non. C’est pas n’importe quoi. D’habitude j’ai besoin d’être bourré pour le sortir mais là j’ai plus besoin d’alcool pour m’acheter une paire de couilles et voir les choses comme elles sont. Quand je les fais chialer, je sais qu’elles trichent pas. Tu peux tout inventer, mais pas les émotions, pas les larmes. Au fond, ce moment-là, quand je les quitte, c’est le moment où les respecte le plus, c’est celui où je donne le meilleur de moi-même. C’est con, hein ? J’essaie d’imaginer parfois ce que sera leur vie sans moi, leur vie après moi. Mais très vite ça me gonfle, ça n’a plus de sens. La seule chose qui en ait c’est ce moment où on a eu des sentiments l’un pour l’autre et que je viens tout casser. »
Marc reste interdit. Il y a tellement de froideur, tellement de rationalité dure et violente dans la voix et sur le visage d’Abel en ce moment. La cloche de l’église qui sonne le rassemblement pour le mariage vient d’un coup raviver le corps du musicien. Toute la résignation affichée une seconde encore se mue en peur palpable, en nervosité tangible qui fait trembler ses mains et le fait regarder un peu partout de façon frénétique. Alors que les cloches continuent de carillonner, Abel scrute chaque invité, chaque personne qui passe dans cette joyeuse cohue, si proche et qui semble pourtant exister dans un autre univers tant les émotions qui les animent sont dissemblables des leurs.
Les derniers retardataires rentrent en courant dans l’église, le visage d’Abel se ferme une fois de plus, encore d’avantage si c’était possible. Deux jeunes femmes sont en train de fermer les portes, poussant Marc à se précipiter à l’intérieur. Sur le perron, il se retourne pour constater qu’Abel n’a pas bougé. L’appel qu’il veut lui lancer pour lui dire de se dépêcher se perd dans sa gorge ; Dans une synchronisation parfaite, Marc voit les portes de l’église se fermer alors que le grand guitariste remet son blouson, tourne le dos à la bâtisse et s’éloigne seul, comme perdu dans un autre monde.
La suite s’enchaîne, sans répit, sans fausse note, comme Jean l’avait prévu. Il n’avait pas anticipé la chaleur dans sa poitrine au moment de poser les yeux sur sa femme, celle qui jure en ce moment de n’aimer que lui, lui et lui seul, jusqu’à la fin de sa vie. Il n’avait pas vu venir les larmes qui perlent à se yeux lorsqu’il a jeté un œil en arrière sur Octave et Alain qui se tiennent au premier rang et dont il voit toute l’affection sincère dans leurs regards respectifs. Il n’avait pas prévu l’émotion dévorante et inéluctable qui le pousse d’ordinaire à s’isoler pour que personne n’en soit témoin. Fabuleuse ironie du sort, lui si pudique d’ordinaire montre ses faiblesses intimes à tous ceux qui sont venus assister à son mariage.
La vague d’émotion passe pourtant, la cérémonie se poursuit, se finit ; s’ensuit la réception qui ne laisse aucun répit, les félicitations, les sourires sincères ou de circonstance, les embrassades factices ou honnêtes, les sourires qui se superposent aux remarques aigres sur tel ou tel détail. Et toujours il y a Salomé, sa femme désormais. Lui qui pensait que rien de tout ce qui se passerait aujourd’hui n’aurait d’importance, il se retrouvait piégé par cette pensée cyclique qui revenait sans cesse dans son cerveau : c’est ma femme, c’est moi qu’elle a choisi entre tous pour partager sa vie. Sa vie, rien de moins. Qui peut faire don de sa vie ? Qui peut jurer à un être fidélité et amour sans rien connaître du futur, de ce que sera son monde demain ? Elle l’a fait. Pour moi.
Vient après le dîner, le passage de table en table pour vérifier que tout va bien, que la fête est bien à la hauteur de celle qu’il aime, que ce jour si singulier pour elle mais qui l’est devenu pour lui aussi restera sans tâche, souvenir précieux de plus qu’ils garderont en eux. Puis arrivent les discours, sans aucun intérêt et terribles sources d’angoisse : qui sait ce que des belles-mères biens intentionnés peuvent raconter en public comme fadaises et ce qu’un ami trop enivré peut lâcher comme secret un peu honteux…mais rien au final ne vient perturber la soirée, jusqu’à ce que le discours final, celui d’Alain et d’Octave n’arrive.
Au moment où les deux compères rentrent dans la lumière mise en place pour l’occasion, tous les sens de Jean se remettent en marche. Malgré la fatigue, le stress et l’accumulation des sensations fortes de la journée, il rentre dans ces états de perception extrêmes qui lui permettent d’habitude de graver dans sa mémoire une scène même aperçu fugacement et ce dans les moindres détails. Il note tout de suite la démarche un peu anxieuse de ses amis, une nervosité hors de propos. Ils n’ont rien à dire que des choses banales et il sera heureux. Un instant, Jean prie même pour que la suite se déroule comme ça, un discours sans intérêt mais sans enjeu qui ne vienne à aucun moment perturber la joie de cette soirée.
Mais rien dans l’attitude des deux autres ne vient conforter cette prière. À leurs échanges de regards, brefs et fuyants, Jean comprend qu’ils cherchent le courage d’accomplir quelque chose, et que ce n’est pas juste celui de parler en public. L’engrenage des indices de la journée, qui n’a jamais cessé de tourner dans sa tête lui ramène leurs hésitations de tout à l’heure et Jean comprend qu’elles concernaient ce moment précis. D’un signe de tête, Alain fait signe à Octave qui s’avance, seul, dans la lumière. Il sort une feuille de papier de sa poche, la déplie et prend une grande inspiration.
Et ce sont des mots tout simples qui sortent de sa bouche, des mots à lui, pleins d’humour, de sincérité, de bienveillance. Il ne regarde même pas la feuille qu’il tient toujours à la main. Alain, visiblement complètement surpris, ne tarde pas à être gagné par la fraîcheur et la spontanéité de ce discours ; il prend lui aussi la parole pour dire des phrases sans réelle consistance mais dont le message d’affection pour leur ami est sans appel. La salle finie par les applaudir lorsqu’ils ont terminé, encore d’avantage lorsque les mariés les prennent dans leur bras.
Ils se retrouvent bien plus tard, lorsque l’alcool a donné moins d’assurance à leur démarche et que l’accumulation des cigarettes fumées a teinté leur voix de petites fêlures. Ils sont dehors, se laissent revivifier par l’air frais de la nuit qui vient les tirer hors de leur torpeur. Un peu à l’écart du reste des fumeurs qui se sont regroupés dehors, ils sont juste entre eux. Jean voit bien maintenant le soulagement dans leurs yeux lorsque Alain et Octave se regardent, la tension passée qui a disparu depuis leur discours de tout à l’heure. Tous les rouages se mettent en place dans son cerveau, ce coup-ci avec toutes les pièces nécessaires et la lumière se fait.
« Le papier de tout à l’heure, c’était le discours de Damien ? »
« Oui. On l’avait écrit à trois mais en gros c’est surtout lui qui l’avait rédigé. »
« Pourquoi tu l’as pas lu ? »
« Parce que c’était pas ce qu’on avait envie de dire. Parce qu’il n’est plus là aujourd’hui et que ça rimait à rien. »
« Laisse parler Octave, putain… »
« Alou a raison Jean, on savait pas si on devait le lire quand même, si c’était genre un cadeau d’adieu bizarre ou quoi… »
« C’était un peu tordu de lire le texte d’un mec qui a disparu de notre vie depuis des semaines…visiblement pour pas revenir… »
« Disons qu’on savait pas trop comment faire. Et puis j’ai décidé au dernier moment de pas le lire, de dire des choses plus personnelles qui nous ressemblaient plus que ça. »
Jean part d’un petit rire qui les laisse perplexe un moment.
« Je peux lire ? »
Octave lui tend la feuille de papier, désormais réduite à une boule froissée.
« C’est assez sentencieux, un peu grandiloquent…tu sais comment il écrivait. En gros il y avait un truc qui sonnait pas juste dans ce message, c’était pas approprié pour un discours de mariage.»
Ils se taisent maintenant, tentent de décrypter le sourire singulier qui se dessine sur le visage de Jean à mesure qu’il parcoure le texte de son ancien pote disparu. Pote, pas ami, plus maintenant. Jean laisse retomber la main qui tenait le message devant ses yeux.
« T’as du feu ? »
Alain lui passe le briquet en argent, cadeau de Jean de son propre mariage l’année précédente. Lentement, Jean ramène à lui la feuille de papier, allume le briquet, enflamme la lettre.
« C’est le seul exemplaire qu’on ai, Jean… »
« Je m’en fous. Ça n’a plus d’importance. »
Il laisse le papier en flamme tomber par terre, finir de se consumer rapidement. Les deux autres le regardent sans un mot, n’osant pas parler. Jean pose ses mains sur leur épaule.
« J’ai ma femme, j’ai ma fille, j’ai mes amis. Rien d’autre n’a d’importance. »
Il – 08 – Eux (2)
Ambiance Musicale : Tracy Chapman, Give Me One Reason
Le réveil prend la forme d’une main qui tressaille dans les draps. La conscience du toucher au bout de ses doigts lui apporte la certitude qu’elle ne dort plus. Ses yeux mi-clos cherchent par réflexe une forme couleur chair mais l’obscurité de sa chambre ajoutée à sa myopie naturelle ne lui amène aucune accroche visuelle. Impatiente de retrouver le contact chaud de sa peau, elle étend son bras, cherchant de la main ce corps désormais familier qui lui dit sans un mot qu’elle est belle et qu’il la désire, la protège. Sa main ne rencontre aucun obstacle. Le bras cherche maintenant de manière plus vive dans le lit, provoquant le froissement des draps.
« Je suis là. »
Dans cet espace sombre où Fiorella ne voit presque rien, la chaleur et la douceur de sa voix l’envahissent ; elle y entend toute sa compréhension de son geste à elle, son besoin de la rassurer. Elle sait maintenant où il est, assis sur le rebord du lit. Avec un grognement de plaisir retrouvé, elle se décale de son côté, lance à nouveau son bras au ralenti ; ce coup-ci, sa main rentre en contact avec sa peau. Fiorella se met à enserrer, caresser, palper le bout de lui qu’elle a attrapé. Elle fait courir ses doigts sur la peau nue, devine le bas de son dos, descend sur le haut de ses fesses qu’elle ne peut pas agripper complètement, remonte le long de sa colonne vertébrale comme une araignée le long d’un mur. Elle sent les poils qui se hérissent sur son passage, la tension dans son corps à lui qui s’offre à ses caresses puis la chair de poule qui le balaye tout entier, d’un coup. Elle ne peut s’empêcher de rire doucement tant elle le sent à l’affût, avide d’être caressé, cajolé. Elle sait aussi combien ces petits gestes viennent l’un après l’autre se graver dans sa mémoire.
« Continue. »
Sa voix a résonné comme une prière. Elle rit à nouveau du sérieux qu’il place dans cet instant, ce moment qui leur est exclusif et qui a pour lui une grande signification. La main de Fiorella monte jusqu’au coup, gratte la nuque du bout des ongles, provoquant une nouvelle vague de chair de poule. Imperceptiblement, elle prend conscience du rapport de force qui vient de s’inverser entre eux, elle qui cherchait il y a quelques minutes encore sa présence, avide de son contact. Maintenant, c’est lui qui est en demande de cette liaison épidermique, probablement bien plus qu’elle au réveil. L’envie d’en abuser la saisi, elle imagine le faire plier, supplier. Mais l’idée lui semble absurde : elle ne veut que rendre sans arrière-pensée un peu de la tendresse qu’il lui a prodigué ces derniers jours. Ce serait en outre la pire des manières de vouloir le dominer : il ne marche pas à la contrainte, elle le sait très bien. Tenter de créer un rapport hiérarchique entre elle et lui ne l’amènerait qu’à combattre et le perdre immédiatement.
Lentement, la main de la jeune femme redescend le long du dos, caresse du bout des doigts les imperfections de la peau, les poils rares qu’elle trouve, les rondeurs des muscles tendus. Elle souffle sur sa nuque, la chair de poule lui envoie une onde de chaleur en retour. Dieu, qu’il est sensible au froid. Elle veut donner, sans but et sans stratégie, mais en retour elle le veut lui ; elle veut ce dos qu’elle fait frissonner, cette nuque offerte, ces bras qui la serrent la nuit, ces doigts qui la caressent et rentrent en elle, cette langue qui lèche sa peau dans ses recoins les plus intimes, ce sexe qui la fait jouir comme aucun autre avant, son beau visage à embrasser.
« Qu’est-ce que tu fais ? »
« Chut…j’apprends. »
« Tu apprends quoi ? »
« À communiquer avec tes mots à toi. J’apprends ton langage. »
« Tu serais bien la première. »
« Pour qui tu me prends, Dr Strange? »
D’instinct, elle l’entoure de ses bras, fait attention à ne pas poser son corps sur les bleus encore vifs qu’il a sur le corps. Elle prend le temps de bien caler son corps contre lui, de poser chaque bout de peau, répartir son poids. Fiorella constate qu’il n’a dans ce moment que de la tendresse et aucune tension sexuelle. Il faut dire que leurs corps sont enfin rassasiés après deux semaines de vie à deux ; ils n’en sont plus comme aux premiers jours à se réveiller mutuellement la nuit pour faire l’amour tant l’envie d’être l’un dans l’autre les prenait. Elle entend des expirations plaintives contenues à chaque fois qu’elle appuie là où ça lui fait mal. Systématiquement, elle dépose un léger baiser sur sa joue gauche, en guise d’excuse. Enfin, elle est en place. Son pouce vient nonchalamment gratter la barbe de son homme, son homme à elle et elle seule. Il est à moi. Il est à moi et il aime ça.
« Ça te plaît quand je me donne à toi, hein ? »
Elle rougit, prise de court par cette lucidité qu’il a eu de ses pensées intimes. Elle pense une seconde les refouler par honte mais se ravise. Elle se souvient de tous les connards qu’elle a croisé et qui étaient juste bon à coucher avec elle pour aller après raconter à leurs potes sur quel partie de son corps il avait éjaculé. Lui avait ce respect, presque une vénération de son corps et de son identité à elle ; jamais il ne prendrait avantage de ce qu’elle choisirait de livrer, des secrets excitants qu’elle voulait expérimenter. La confiance sage qu’il établissait donnait envie à Fiorella de briser tous les interdits. Parce qu’elle a ce lien de confiance, aussi tacite que puissant, elle a envie de dépasser ses appréhensions, de donner corps à ses fantasmes, s’autoriser à jouir dans ses bras.
« J’aime quand je sais tu es à moi, que c’est moi que tu préfères et que tu choisis entre toutes les autres. »
Il a aimé cette réponse, elle en est sûre. Pendant un mois, elle a n’a eu d’yeux que pour lui, ce petit cobaye impudique qui passait son temps dans la machine IRM de l’université. Initialement, il s’agissait de reprendre les travaux de Goleman sur les connexions neurales entre individus ; lui et le chef neurologue Grisha Koroyev allaient être amenés à se côtoyer continuellement durant un mois. Ce duo improbable, sans attaches émotionnelles préalables, était le sujet d’étude parfait. Fio’ allait voir apparaître, croître et s’établir les précieuses connexions sur des individus qui n’auraient aucun moyen de se soustraire à la compagnie de l’autre.
Mais l’étude ne s’était pas tout à fait déroulée comme Fiorella l’avait imaginée. Elle s’est mise à l’observer, à connaître chaque recoin de son corps, chaque parcelle de sa peau. Sans qu’elle puisse véritablement déterminer pourquoi, les attitudes de Damien Larcher et Grisha Koroyev s’étaient en outre emballées l’un envers l’autre. À la faveur de leur premier passage dans la salle à IRM, une connivence insoupçonnable, fulgurante avait jailli entre les deux hommes. Son seul travail étant d’observer, Fio’ avait vu leurs gestes se synchroniser, le chercheur et le cobaye se passer de paroles pour dialoguer, l’un et l’autre se comprendre pleinement malgré leurs langues différentes. En dépit des maigres rudiments de français de Grisha, pas une seule fois il n’avait fait répéter son sujet de test lorsque celui-ci lui racontait son ressenti dans la machine IRM, pas plus que Damien n’avait besoin qu’on décrypte pour lui l’horrible dialecte anglais teinté d’accent russe du neurologue.
De mémoire, seuls de très rares cas entre des musiciens de musique classique avaient une telle connexion neurale. Comme le violoncelliste et le pianiste qu’elle avait pu observer, capables d’improviser en même temps sans aucune faute d’accord, le tout en jouant dos à dos, Grisha et Damien se comprenaient par le biais du moindre signe extérieur. Le plus petit regard, un raclement de gorge, un blocage dans un muscle, une raideur, un ton de voix qui change… tous ces stimuli infimes étaient autant de portes ouvertes vers leurs compréhensions et leurs intimités respectives. Le pire dans tout ça, c’était le naturel le plus écrasant, le plus simple et évident de leur communion neurale. Contrairement à ce qu’elle avait cru, il n’y avait eu aucune gradation dans cette liaison psychique. Et ce n’est qu’au bout d’un bon mois, quelques jours avant l’altercation entre Walsh et Koroyev qu’elle s’était rendu compte à quel point elle était jalouse de cette relation singulière.
Sans s’en rendre compte, Fiorella s’était mise à se perdre dans la contemplation de ce cobaye à la volonté inflexible. Elle regardait les changements dans son corps, les imperfections çà et là ; les détails que si peu devaient connaître, elle se les était appropriés un à un. Jusqu’à ce que, petit bout par petit bout, elle ait eu envie de lui tout entier, lui qui ne la voyait même pas. Tellement centré sur son but, Damien n’avait pas de temps à accorder au reste de l’humanité. Sa connexion surprenante avec Grisha était en ce sens purement accidentelle ; on pouvait même y greffer une finalité utilitariste : le français avait probablement besoin du russe pour obtenir ce qu’il voulait.
« Arrête. »
« Arrête quoi ? »
« Arrête ça, de flipper toute seule. »
Elle se colle un peu plus contre lui, pense aux probabilités qu’il ait mis le doigt sur ce qui la taraude sans que le moindre signe extérieur explicite ne l’en informe. Elle se demande combien de temps il va falloir pour mettre au clair cette si délicate alchimie, rationaliser cet axiome psychique des rapports humains pour lesquels il a tant de facilités.
« Je pensais à avant. »
« Avant qu’on soit ensemble ? »
« Oui. »
Il a un petit rire, comme si l’évocation de cette période ramenait à lui des sensations empreintes de nostalgie.
« Tu m’as beaucoup regardé quand j’étais dans la machine. J’entendais ton stylo courir sur ta feuille de notes dès que je parlais à Grisha. »
Fiorella émet un petit soufflement joyeux. En fait il avait toujours été conscient de sa présence à elle.
« Je me demandais quand on a commencé à se comprendre comme ça nous aussi. »
« Comme le ruskof et moi ? Ben au moment où tu es venu me parler dans le bar. Au moment où tu m’as demandé si tu pouvais t’asseoir. Je suis sûr que je t’aurai parlé comme je l’ai fait sinon. »
« Si tôt, tu es sûr ? »
« Certain. À la façon dont tu m’as regardé, j’ai su qu’on sortirait ensemble, que je te plaisais et que tu voulais de moi. J’aurai pu t’embrasser tout de suite, ça n’aurait rien changé. »
« Je t’aurai pas laissé faire ! »
« Non, probablement pas ! T’en avais autant envie que moi mais tu te serais offusquée par peur du regard des autres. »
Elle ne répond rien, essaye de se souvenir de ce qui s’est passé entre eux cette après-midi-là, pourquoi elle l’a suivi dehors, s’est décidée à rentrer dans le bar lorsque Grisha Koroyev en est ressorti. Elle était rentrée comme dans un rêve, le corps aphone, presque en ayant l’impression de vivre la vie de quelqu’un d’autre. Face à lui, toutes les phrases qu’elle avait préparées s’étaient volatilisées pour laisser placer à un dialogue, un jeu de dupe entre eux ; ils avaient su à la façon dont ils avaient posé les yeux l’un sur l’autre qu’ils s’appréciaient, se désiraient. Mais leur conversation avait amené quelque chose de plus, de plus profond : ils étaient faits l’un pour l’autre, ils étaient compatibles.
Ce dernier test passé, il ne restait qu’à mettre les formes, laisser le cours de choses aller de lui-même. Ils avaient fini par s’embrasser dehors après une longue hésitation de sa part. En un rien de temps, ils étaient dans la chambre de Fio’, à faire l’amour dans un abandon complet. Ils n’avaient repris contact avec l’extérieur, le vrai monde, qu’après trois jours de câlins, de jouissance et de découverte de leur corps.
Le retour à la normale avait d’ailleurs failli très mal tourner : alors qu’ils étaient partis prendre des nouvelles de Grisha, ils s’étaient fait coincer par les potes des Boot Camp de Ron Walsh. Elle se souvient dans un frisson de la peur qui a été la sienne lorsqu’elle les a vus tous les quatre, ces grands types aux têtes d’imbéciles brutaux, désireux de venger leur camarade. En une seconde, ils se sont décidés à se jeter sur Damien et elle. Fio’ se souvient de la métamorphose de leur visage, la joie perverse de la douleur à venir qu’ils allaient leur infliger. Un froid glaçant s’était répandu en elle à ce moment-là, la faisant se rétracter sur elle-même dans un geste de réflexe pour protéger ses organes vitaux.
Un coup d’œil affolé, mais pourtant plein d’espoir, porté à Damien lui montre qu’il est dans le même état qu’elle, peut-être pire. Incapable de détourner les yeux de lui, le seul à pouvoir la protéger dans ce moment de conflit violent, elle le voit s’affaisser, comme rentrer en lui. La peur continue d’envahir Fiorella qui reporte son regard sur les quatre types lui montre toute la distance qu’ils ont parcourue. À nouveau, tout dans leur démarche lui annonce le terrible constat : eux sont les chasseurs, elle et Daien les proies.
Alors qu’elle reprend conscience de son corps, que sa volonté de fuir, probablement mue par son instinct de survie qui reprend le dessus, Fio’ sent clairement une entrave au niveau de son torse. Elle baisse les yeux et voit le bras de Damien qu’il a placé là depuis le début. Malgré la peur qui est la sienne son premier geste a été de placer cette protection, aussi dérisoire soit-elle, entre Fiorella et eux. Puis c’est une expiration bizarre qu’elle entend siffler à côté d’elle, presque un feulement qui vient de la bouche de Damien. Elle le regarde à nouveau et voit tout le changement qui s’est opéré en lui. Il n’est plus écrasé par la peur, son regard a changé, son intention aussi. Comme si, dos au mur, il était allé chercher en lui autre chose, cette chose qu’il venait de faire sortir et dont il s’était rempli pour faire face aux quatre types.
Eux n’ont pas vu le changement. Le premier mec qui ouvre la bouche dans une attitude de victoire totale n’a pas le temps parler. Le pied de Damien se lance dans son tibia à pleine puissance, lui coupant la parole. La douleur, le fait se pencher en avant, pile à la bonne hauteur pour que le coup de poing vienne s’écraser sur son nez. Celui-ci éclate comme une tomate dans un craquement aigu. L’offensive subite de Damien vient balayer d’un coup l’ardeur des quatre militaires en formation. Il en profite pour se jeter sur eux sans hésitation.
La suite est un chaos indescriptible qui semble durer des heures. Des coups maladroits et bien mois précis que les premiers échangés partent de part et d’autre. Les muscles et l’endurance se mettent à prévaloir sur la coordination et la technique. Lorsque Damien tombe à terre, les trois autres sont couverts d’ecchymoses. Un des types ramasse son pote au nez explosé, un autre part sans demander son reste ; le dernier manque de détaler, se retourne, s’élance et décocher un coup de pied rageur dans la mâchoire de Damien. Il arme sa jambe à nouveau pour frapper encore quand un choc violent, à l’oreille, le stoppe net. Fiorella ne cherche pas à comprendre et lui remet un autre coup au même endroit de toutes ses forces.
Perdu devant l’assaut de ce nouvelle assaillant et du fait que c’est une femme, le grand type hésite une seconde, capte des bruits de voix qui se rapprochent maintenant clairement et tourne les talons. Le bruit de ses rangers qui tapent en cadence sur le sol envahit le couloir de l’université et résonne dans les oreilles de Fio’ dont le rythme cardiaque endiablé à fait rougir tout son visage. Elle regarde Damien au sol, le visage en sang, la marque de la chaussure de son assaillant imprimé sur la mâchoire.
Elle est de retour dans sa chambre, à l’instant présent. Le souvenir de leur agression s’estompe un peu plus chaque jour dans leur mémoire. Mais Fio’ se souvient de la peur, du regard de prédateur des quatre types, du bras de son homme qui la protège. D’instinct, elle est venue caresser le bas de la joue sur laquelle Damien porte encore les traces de son combat.
« À quoi tu penses ? »
« Tu n’as pas deviné ? »
« Je devine pas tout, tu sais. »
Elle bascule lentement vers l’arrière, l’attire avec elle, fait reposer la tête de Damien sur son ventre. Fiorella griffe doucement la peau de son visage en longs cercles, sourit en le sentant de nouveau frissonner.
« Ça aurait plu à mon beau-père. »
« Quoi donc ? »
« Cette histoire d’agression à la fac. Il aurait dit un truc du genre « la vie, c’est quatre mecs qui veulent te tabasser. Le tout, c’est de savoir si tu leur casses la gueule toi ou si tu te fais défoncer. »
« Il est pragmatique ton beau-père… »
« Il est ukrainien, ça explique beaucoup de choses. »
Elle devine son sourire, comme si cette évocation l’amenait à d’autres lieux, d’autres personnes au souvenir heureux.
« Mais il a raison. Au fond c’est ce que disait Grisha aussi : la vie c’est juste savoir qui tape sur qui. Tu peux mettre autant de morale et de bon sentiment que tu veux, au final c’est juste une succession de confrontations dans lesquelles il faut être plus fort que les mecs en face. »
« Ou avoir une nana qui met une torgnole à celui qui reste. »
« Ou avoir une nana qui sait taper, c’est vrai. »
« Et puis tu peux avoir des amis qui t’aident. »
« C’est vrai aussi. J’aurai aimé pouvoir te dire que j’en ai pas vu beaucoup voler à mon secours dernièrement mais Grisha m’a déjà sauvé la mise quand j’ai fait péter les plombs à Ron l’abruti. »
« Ça te gêne tant que ça de devoir dépendre des autres ? »
« Disons que j’ai du mal à faire confiance. »
Le silence revient. Le temps n’est plus mesuré que par la caresse cyclique des ongles de Fio’ sur le visage de Damien.
« J’ai l’impression que tu pourrais rester comme ça toute la journée. »
« Toute la vie même, si je peux. »
« Mais il faut sortir à un moment, aller voir dehors, travailler, se nourrir. »
« Oui. »
À nouveau le temps est suspendu dans la pièce sombre. Elle regarde le réveil près du lit, constate qu’il est à peine cinq heures du matin. C’est la douleur lancinante à la mâchoire qui a dû le réveiller, et elle avec lui.
« Ça ne te lasse pas ? »
« De quoi ? »
« De me caresser comme ça pendant des heures. »
« Ça te lasse toi ? »
« Non…non sûrement pas ! »
« Alors moi non plus. J’aime les certitudes que tu m’apportes, tu sais mon chéri. »
« C’est amusant, je crois que la dernière fille avec qui j’étais est partie à cause de ça… »
« La dernière n’a plus que ses yeux pour pleurer. »
« J’espère que non… »
Les caresses marquent un temps sous l’effet de la surprise.
« Tu l’aimes encore ? »
« Je pense encore souvent à elle. Disons que j’y tiens toujours…comme une amie. »
« Si elle venait te chercher, tu repartirais avec elle ? »
« Non. »
La force du ton de sa voix amène à Fio’ la certitude qu’il y a déjà beaucoup pensé et qu’il a fait son choix. Il a dit la vérité, elle en est sûre.
« C’est marrant quand même…tu quittes tous tes amis mais tu tiens toujours à tes ex. »
« Ouais. »
Il n’a rien d’autre à ajouter, il laisse cette constatation l’envahir et faire son chemin dans son esprit. La main de Fio’ arrête enfin ses tours délicats et retombe sur le lit. C’est à son tour de passer lentement ses mains sur les jambes qu’elle a enroulées autour de son corps.
« J’étais prêt à vivre seul tu sais…lorsque je t’ai rencontré. »
« Je ne suis pas sûre que tu sois fait pour vivre seul bien longtemps, mi corazon. »
Il sourit, elle a sûrement raison.
« Mais je suis pas sûr d’être fait pour ce monde. »
« Je pense que la fatigue te fait dire n’importe quoi, chéri. »
Il se lève brusquement, s’étire longuement, regarde par la fenêtre le jour qui se lève sur Cambridge.
« Et si on partait en Argentine, mi corazon ? »
Elle a dit ça sur un ton un peu rêveur, comme un projet d’autant plus doux qu’il ne se réalisera jamais. Lui tend les bras qu’elle agrippe, la met debout face à lui, prend son visage dans ses mains.
« Et si on partait vraiment ? »
Il – 09 – Eux
Ambiance Musicale : Oasis, The Hindu Times
Je marche. J’ai toujours adoré marcher, seul si possible ; en musique c’est encore mieux. C’est un moment unique où je peux être avec seul moi-même. Avant, je ne marchais jamais juste à côté des gens ; c’était une connexion, une communion trop intime pour moi. Lorsque je marchais avec mes anciens potes, je restais toujours derrière eux, je retrouvais ma place solitaire même en groupe, belle image de ce que j’ai toujours vécu. Il m’a fallu longtemps pour comprendre que ça venait de moi et de personne d’autre, une quête initiatique pour l’accepter. Reste la marche, toujours aussi enivrante.
J’arrive d’un coup rue Dante qui m’emmène sur le boulevard Saint-Germain et la rue Saint-Jacques. Le flot intarissable de touristes à casquettes ne me fait pas ralentir une seconde. Lorsque je marche, je marche vite ; à la fois pour la sensation de vitesse, celle de mes muscles qui se contractent et se relâchent, la respiration qui croit.
Je repense à ceux qui vivent probablement encore ici, les moments que j’ai vécu avec eux. Je repense à toutes ces soirées, ces moments passés ensemble que je finissais invariablement par fuir à un moment. Il avaient trouvé une expression pour ça, ils appelaient ça un départ violent : je me levais d’un coup, sans prévenir, et je filais loin d’eux ; en quelques secondes j’avais dit au revoir à tout le monde, pris mon casque de scooter, mes affaires et je partais. C’était comme un brusque passage à vide ; en un claquement de doigt, tout changeait autour de moi : les moments si intimes et réconfortants se muaient en scènes vides de sens où je n’avais pas ma place. Pire, j’avais le besoin physique de m’en extraire, pulsion à laquelle je cédais sous peine de grandes souffrances internes.
Ça a duré des années, ils m’ont beaucoup vanné, stigmatisé avec ça ; je n’en connais aucun qui se soit demandé pourquoi je le faisais ou qui m’ait simplement posé la question. On étais assez jeune à l’époque, on avait le besoin de se mordre les uns les autres dans notre perpétuelle compétition, notre course vers la réussite qui nous opposait tous. Si je l’avais dit, je me demande si il y en aurait eu un seul assez lucide pour le voir.
C’est amusant, je pense que si le moindre d’entre eux m’avais posé les bonnes questions, j’aurais tout dit. Je crois que c’est ce que j’ai toujours attendu, quelqu’un qui me pose les bonnes questions, qui me montre, un tant soit peu, qu’il a vu ce qui compte pour moi, qu’il tient à moi. J’ai passé quinze ans avec ces potes et aucun d’entre eux ne l’a fait. On a vécu beaucoup de choses ensemble, des choses qui feraient dire à n’importe qui avec un regard envieux qu’on était vraiment de bons amis. Mais pour moi, parce qu’aucun d’eux n’avait pu faire ces petites choses que j’attendais et que je voulais spontanées, ça n’avait finalement que peu d’importance. C’est pour ça que j’ai pu les quitter si facilement. Toutes les apparences étaient là pour dire à quel point on était proches. Fondamentalement pourtant, on n’a jamais construit le pont qui pouvait faire qu’on allait se rejoindre.
Je suis place de l’Odéon maintenant, notre ancien lieu de rendez-vous à tous, invariable pivot de nos sorties du weekend. C’est toujours rempli de gens qui ressemblent à ce qu’on était à l’époque. La proximité de mon rendez-vous à venir me vrille brusquement l’estomac. J’approche. Dieu sait qu’en ce moment je n’ai pas envie d’y aller ; je sais aussi que je dois le faire. Pas parce que c’est bien, par pour une quelconque leçon morale ou pour prouver quoi que ce soit. Juste pour moi, parce que j’ai décidé de le faire. N’empêche, j’ai peur.
On pourra me demander pourquoi j’ai attendu quinze ans pour partir. J’aimerai que celui qui me pose la question essaye d’être seul comme je peux l’être juste quelques jours d’affilée ; je lui demanderai après s’il n’a pas besoin lui aussi de rapports humains, aussi illusoires et fictifs soient-ils, pour tenir le coup. Ces relations, compensatoires et qui n’étaient qu’un baume apaisant de la douleur, n’ont jamais réglé les choses essentielles ; elles m’ont donné le temps de grandir pour supporter les réponses que je cherchais, la stabilité nécessaire pour les accepter, le courage dont j’avais besoin pour ne pas fuir cette réalité là mais la vivre pleinement, m’accepter tel que je suis et vivre.
Voilà ce que je dois à ces anciens amis, du temps. Je leur en ai pris beaucoup, je leur en ai donné aussi. Je n’ai pas honte de cet échange dont ils ont largement pris les bénéfices, pas honte non plus d’être parti sans un mot. Oui ils m’ont donné du temps mais j’ai aussi pris une place, un rôle dans leur groupe dont ils avaient besoin et dans lequel ils m’ont cadenassé. Il ne faut pas croire que les mecs sérieux et qui arrivent à l’heure n’ont pas leur utilité, même parmi les déconneurs; ils se prennent des vannes dans la tête du matin au soir, mais tout le monde est bien content d’avoir ce genre de mec sous la main de temps à autre.
Je longe maintenant le jardin du Luxembourg, croisé des joggers qui me regardent d’un air assassin ne pas m’écarter sur leur passage suant. Je m’engouffre finalement dans le parc, j’ai envie d’entendre le bruit des graviers sous mes pas et de sentir le soleil sur ma peau. Je revois en rêve tous les souvenirs qui me rattachent à cet endroit, les ballades, les joints fumés en douce, ma main qui s’égare sous la jupe d’une copine lointaine. Je m’amuse à penser que les moments que j’ai vécu avec quelqu’un sont si rares dans ma vie et pourtant ce sont les seuls dont je parvienne à me souvenir au final, comme si leur évidente valeur s’imposait à moi grâce à mon travail de mémoire.
Fleur est la première à avoir posé les bonnes questions naturellement. J’ai voulu y voir un signe, une évidence du fait qu’on était fait l’un pour l’autre et qu’on passerait le reste de notre vie ensemble. Je marche derrière mes potes mais je marche au même niveau que la fille avec laquelle je sors ; je la regarde marcher à côté de moi, prendre mon bras, passer devant pour me montrer un truc, s’arrêter derrière moi quand elle cherche quelque chose dans son sac à main. Ces infimes détails d’une vie me suffisent. Je n’ai pas besoin d’autre chose. La simple présence, lorsqu’elle s’accompagne d’une affection sincère, de la femme qui partage ma vie suffit à combler tous mes désirs. Je n’ai jamais cherché le grand, les paillettes, l’inutile. Mais il faut qu’elle soit là, pas par erreur mais par choix. Un choix qui est à elle, qu’elle fait en connaissance de cause et qu’elle assume.
Fleur n’a jamais voulu faire ce choix. Non pas qu’elle ai fuit ou laissé le doute s’insinuer. Elle me l’a toujours dit, on en a souvent discuté ensemble. J’ai tout tenté pour la faire changer d’avis mais c’était une cause perdue depuis le départ. Alors je me suis aveuglé. J’ai donné à des phrases sans importance des valeurs de serment, j’ai octroyé à des gestes anodins des sous-entendus d’engagement pour la vie. Celle-ci m’a rattrapé bien sûr ; lorsque j’ai forcé, en douceur certes mais c’était cela dont il s’agissait, Fleur à faire un choix, elle est partie sans demander son reste. Simple, évident, clair. Et je suis resté seul, plus fortement que jamais. Je n’avais pas encore réalisé à l’époque le formidable cadeau qu’elle me faisait.
Je suis place Vavin en quelques pas supplémentaires. Le beau temps, si rare pour la saison, a attiré tous les parisiens du quartier dehors. Les restaurants bourdonnent d’activité et les terrasses de café ne désemplissent pas. Dans toute cette cohue, je n’arrive pas à discerner qui que ce soit. L’appréhension de la rencontre revient d’un coup ; sorti de la transe que ma marche inaltérable m’offrait, je me retrouve tout nu au milieu de la foule, dans l’expectative du moindre signal familier. Je me croirai à un entretien d’embauche ou au premier rendez-vous avec une nana. Des yeux, je cherche un visage, une silhouette, un blouson, une coupe de cheveux. Rien. La perception visuelle n’a jamais été mon fort. Tournant en rond, piétinant sur place, je m’énerve comme d’habitude. Je décide de bouger, de faire le tour de la place. En mouvement, je suis bien.
« Damien ! »
Je m’arrête. Je reconnais cette voix, je ne les oublie jamais. Avant la moindre image, des sensations reviennent à ma mémoire, des moments de contact avec celui à qui appartient cette voix, des mains qui se serrent ou se tapent l’une dans l’autre pour se dire bonjour. Je me souviens d’un rire forcé de temps à autres, d’un regard troublé malgré les apparences, des grands gestes des bras pour insuffler un peu d’ampleur à des évènements sans gloire. Un visage, vague se forme dans ma tête et, enfin, un nom. Abel.
Je me sens rougir, les émotions qui attendaient sagement ce moment pour brusquement s’emballer d’un coup. Impossible de les contenir avec des pauvres raisonnements et des injonctions intérieures. Je prends les émotions de plein fouet, je ne cherche plus à les éviter ou les combattre. Elles font partie de moi, je suis comme ça et c’est comme ça que je veux être.
J’avance vers la table où il est assis. Je suis encore plus surpris de découvrir Fleur assise à côté de lui, visiblement émue elle aussi. J’avais fini par oublier qu’ils étaient amis au départ. Lorsqu’on est sorti ensemble elle et moi, j’ai voulu en faire ma copine de manière exclusive, couper tous les ponts affectifs qu’elle avait avec les autres pour être le seul objet de son affection. Je dois dire que j’ai fait ce qu’il fallait pour que ça fonctionne. Jusqu’à notre rupture bien sûr.
La surprise de voir Fleur ici ne parvient à occulter la métamorphose que je lis sur le visage d’Abel. Moi qui pensais pouvoir arriver comme celui qui avait tant évolué, je découvre un homme nouveau, en tout cas très différent de celui que j’ai laissé derrière moi. Bien sûr, en apparence, rien n’a changé. Mais il y a une force dans son regard, une volonté farouche de m’affronter de face qu’il n’a jamais eu.
« Salut Abel. »
« Salut Damien. »
La douceur que j’ai mis dans ma voix s’est heurtée à l’âpreté de la sienne. J’entends le son qu’il met dans ses concerts lorsqu’il est suffisamment ivre pour se mettre à chanter, ce son rocailleux et guttural qui est pour moi la marque de son vrai visage. Il en faudra cependant plus pour chanceler. Je tourne la tête vers Fleur qui a repris le dessus sur l’appréhension et se lève pour me faire la bise.
Si proche de moi, je sens son parfum, j’imagine le goût de sa peau et de sa salive, j’ai envie qu’elle soit encore à moi. Un élan irrépressible me donne envie de la prendre dans mes bras, élan que sa gestuelle vient briser. Par des petits gestes simples, elle me fait comprendre immédiatement qu’elle n’est plus à moi. J’en prends note, je me renfrogne mais j’accepte. Entre la résolution d’Abel et ma dépendance physique aux caresses de Fleur, je me dis que c’est pas vraiment gagné pour m’en sortir.
Je m’assois, je les regarde, si proche de moi et pourtant si loin. Je vois leurs regards, j’entends le son de leurs voix, je regarde leurs gestes mais il y a plus que ça, il y a cette connexion neurale qui se fait entre les gens qui se font confiance et qui n’est pas là. A un mètre de distance, nous sommes sur deux planètes différentes. Je me demande si c’est le cas pour eux deux. La facilité avec laquelle ils traversent l’existence est-elle feinte ou sincère ? Ressentent-ils cet attachement l’un envers l’autre, cette fidélité et loyauté au groupe que j’ai tellement fait mine d’avoir mais que je n’ai jamais ressenti ?
« Ça va ? »
« Ça va. »
C’est idiot, je n’ai rien d’autre à dire. Je n’ai, de toutes les manières, jamais parlé de moi. Il va bien falloir pourtant que j’explique au moins un peu pourquoi je suis parti et pourquoi j’ai tenu à les revoir, eux et personne d’autre.
« Alors Damien, qu’est ce que tu deviens ? »
C’est elle qui parle, bien sûr. Elle n’a jamais aimé les silences.
« Je ne sais pas. J’ai pas encore décidé. C’est le problème quand on remet tout à plat, il faut déterminer après coup dans quelle direction tu veux repartir. »
« Mais…tu vas quand même nous dire ? »
« Vous dire quoi… »
J’ai failli l’appeler « ma chérie ». Bon sang, à trop utiliser ce surnom d’amoureux, j’ai perdu l’habitude d’utiliser son prénom. Il va falloir faire attention.
« Je sais pas… »
Ha, enfin la voix grave revient à la charge.
« …nous dire pourquoi t’as disparu du jour au lendemain. Comme ça. Sans un mot d’explication. »
« Ce qui te gêne Abel c’est que je sois parti ou c’est que je t’ai laissé derrière derrière ? »
Je regarde Fleur en coin, je la vois perdue. Elle ne s’attendait pas à ça ; moi oui, c’est pour ça que je voulais voir Abel seul. Mais il a chois de la prendre avec lui pour me vaincre. Il connaît mes faiblesses mieux que personne et il va se battre avec toutes ses armes, loyales ou pas. Peu importe, le connaissant, je m’attendais à un coup tordu.
« Ce qui me gêne c’est que mon pote se barre d’un coup sans le moindre égard pour moi. »
« Abel… »
J’ai vu son visage tiquer alors qu’elle tente de le calmer. Il avait prévu qu’elle me perturberait ça oui, mais il n’avait pas vu qu’elle pourrait se retourner contre lui. Il se ressaisi vite cependant.
« Je veux comprendre pourquoi t’es parti. »
« Parce que j’en avais envie. »
« Mais encore ? »
« Je suis pas sûr d’avoir envie d’en dire plus. Je suis parti, c’est tout. C’est mon choix, j’ai rien à justifier. »
« On est potes bordel ! »
« Et alors ? Quels droits ça te donne sur moi ? Quel devoir j’ai de te prévenir de mes décisions, fusse de disparaître du jour au lendemain. »
Je crois que l’indolence que je mets dans ma voix le met hors de lui. Il faut que je garde ça en tête.
« Non mais vous allez arrêter, oui. On dirait deux gosses de huit ans. »
La pauvre, elle ne se rend pas compte de ce qui est en train de se jouer. C’est dans chaque couple, chaque groupe, chaque relation établie, ce rapport hiérarchique, cette inégalité structurelle qui fait apparaître un dominant et un dominé. Pour lui comme pour moi, c’est maintenant que ça se joue. Son but n’a jamais été de comprendre ou de recoller les morceaux mais de me faire reconnaître sa douleur à lui, me faire plier à sa loi. Mon but à moi c’est de tout prendre de face et de tenir sans lâcher la bride de la violence.
« Tu sais Damien, on s’est beaucoup inquiété pour toi. »
« Mais ça tu t’en fous probablement non ? »
« Abel… »
« Parlons franchement Abel, tu veux que je m’excuse ? »
« Oui. »
« Tu veux que je fasse ce qu’on fait dans ces cas là, c’est à dire demander pardon et expliquer calmement avec des mots sages pourquoi je suis parti, pardon pourquoi j’ai fui plutôt que d’affronter mes problèmes en face. Tu veux m’entendre dire que fondamentalement c’est ton point de vue de l’histoire qui est le bon, que je fasse abstraction de mon ressenti, l’important étant que j’admette que tu as raison ? »
Je le vois hésiter ; il ne s’attendait pas à ce que ça vienne si vite. Je pense que mon sourire n’est pas pour le rassurer. Heureusement qu’il ne voit pas mes mains, rivées à la table du café, trembler comme des feuilles.
« Et bien mon vieux tes excuses tu vas pouvoir les attendre longtemps. »
« Mais enfin Damien, t’es dingue ! »
« Tu peux mettre le maquillage que tu veux là dessus Abel, je sais ce que tu es en train de faire. Et j’ai eu bien trop de plaisir à casser tout ce qui nous reliait pour avoir des remords maintenant. »
Je le vois ouvrir les yeux plus grand. Il ne s’attendait pas à ce que ça prenne cette forme là, aussi brute. Peut-être que j’y suis allé trop fort, que j’ai mal vu, mal compris. Un moment, l’envie de revenir sur tout ce que j’ai dit me prend, je veux bifurquer, renoncer, arrêter de me battre. Mais ça serait l’acte le moins sincère que je puisse accomplir. Je suis fier de lui, de ce qu’il est devenu depuis que je ne suis plus là pour le rabaisser sans cesse, l’embrigader dans un carcan qu’il subit jour après jour. Lui aussi s’est libéré de moi en un sens. Il faut regarder les choses en face, nous somme devenus néfastes l’un pour l’autre. Reste à couper le lien historique qui nous uni pour que la métamorphose soit complète.
Je le vois se lever ; un moment j’ai peur qu’il ait envie de me tabasser. Il en est capable, il n’a jamais pris sa force au sérieux mais il est beaucoup plus fort qu’il ne l’imagine. La discussion est finie entre nous, il le sait. Il n’y a plus d’enjeux de victoire et d’orgueil à jouer entre nous. Il prend sa veste et part sans un mot. J’ai vu la tristesse sur son visage, le soulagement aussi.
Je reste avec Fleur qui a perdu son visage de circonstance de jeune fille très étonnée de l’imbécillité des garçons. Elle me regarde, sans agressivité. Je la regarde, je lui souris. Je sens qu’elle se demande un peu ce qu’elle est cens faire dans ces cas là. Pour la première fois dans notre relation, c’est moi qui prend les devants.
« Merci, Fleur. »
« Merci de quoi ? »
« Merci de m’avoir dit non. »
Je la vois sourire ; elle pense que je moque d’elle.
« Je vais mieux depuis que tu m’as quitté tu sais. Il m’a fallu cette séparation pour voir à quel point je t’avais cloisonnée, enfermée dans un couple dont tu ne voulais pas. »
« Je ne sais pas quoi dire Damien. Je suis pas sûr que tu ailles vraiment mieux tu sais… »
Elle sourit maintenant, elle a repris la main. Il faut dire qu’elle sait y faire avec moi.
« Si Fleur, tu ne sais pas à quel point. Ça commence avec une grosse phase de remise à plat où tu casses tout ce qui t’entoure mais je te jure, ça me fait du bien. C’est pas facile, contrairement à ce qu’on croit, mais je suis plus heureux que je l’ai jamais été. »
« Ha. Et elle s’appelle comment ? »
Je rigole de bon cœur. C’est vrai que sans Fio je n’en mènerai pas large aujourd’hui. Mais même sans elle, ce que j’ai dit est vrai.
« Je vais y aller, Fleur. »
« Ça me fait bizarre quand tu m’appelles par mo, prénom…ça sonne faux »
« J’ai aucun surnom qui me vienne en tête…autre que ceux que je te donnais quand on sortait ensemble. Mais ça serait déplacé. »
« Toujours ta bonne éducation… »
« Non, c’est plus que j’aurai l’impression de trahir la confiance de ma copine. »
« Qu’est ce qu’elle en saura ? »
« Quand elle me verra, elle saura, je t’assure. »
Je me lève ; avec Fleur aussi c’est fini. Elle a bien tenté de reprendre la main sur moi par le biais des sentiments mais elle n’y est pas plus parvenue qu’Abel avant. On se fait la bise, s’échange des mots de circonstance, se quitte sur un salut distant de la main. Je me retrouve seul, pour de vrai. Je me mets mes écouteurs, je commence à marcher. Je pense à celle qui m’attends loin là bas et que je vais rejoindre. Je pense à tous ceux que je quitte aujourd’hui, ce choix d’un avenir autre que j’ai fait. Je suis revenu pour ça, pour savoir ce que je quittais, le prix de ce nouveau départ que je prends aujourd’hui. A nouveau, l’image de Fio apparaît dans mon esprit. Je crois que j’ai trouvé quelqu’un à qui j’ai envie de parler.