Ambiance musicale : Eric Bibb, With my maker I am one
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Le vent. C’est la première chose qui frappe ici, ce vent tout puissant qui souffle, changeant et chaotique mais toujours présent. Sitôt que Joralie Kamen sort de l’habitacle du magnifique vaisseau Arkies, elle en prend conscience. Il y a quelque chose de magique ici, de fort, de beau et pur en même temps. A perte de vue, la plaine herbeuse d’Ankwane s’étend autour d’elle et du campement humanitaire en construction. Plantée en haut de la passerelle de métal qui doit l’amener jusqu’au sol, elle contemple, émue, ce spectacle qui fige par sa splendeur simple et massive en même temps. Le vent vient à nouveau faire jouer ses longs cheveux noirs, défaisant d’un coup la coiffure qu’elle a passée tant de temps à mettre en forme ce matin. Le contact de l’air sur sa peau vient fouetter ses sangs, passe comme une caresse fraîche partout sur son corps.
Joralie a été très déçue lorsqu’elle a compris qu’elle n’installerait pas son campement dans une ville digne de ce nom ; et pour cause, il n’en existe aucune sur le sol d’Ankwane d’après les maigres rapports qu’elle a pu glaner ici et là. Peuple migrateur de nomades, les habitants de la planète n’ont jamais bâti de large cité dans laquelle le plus grand nombre se serait rassemblé. En tout et pour tout, on comptait sept villages faits de bois qui ne duraient jamais plus de quelques années et qui étaient loin de concentrer la majorité de la population. Les seules constructions de pierre étaient la véritable légion de moulins géants dont les ailes captaient la force prodigieuse du vent pour la convertir en énergie. Chaque moulin indique l’emplacement d’une ferme antique, un ranch à la façon dont les Deck les construisent encore sur certains de leurs mondes agricoles. Dans ces fermes vivent les familles de ceux qui ont choisi de ne plus prendre la route et alimentent les voyageurs de passage. Voilà le plus clair de la civilisation d’Ankwane. Ils n’ont ni vaisseaux, ni astroport, ni ordinateur personnel ni téléviseur holographique ; leur système de communication est primaire au mieux et le seul lien qui les uni est une station de radio, que personne dans l’équipe des Arkies n’est parvenu à localiser tant la technologie qu’elle utilise pour diffuser ses émissions quotidiennes appartient au passé. Leur armement se compose essentiellement d’armes blanches, la plus commune étant leur grand couteau à lame courbe qu’ils manient avec une immense dextérité dès le plus jeune âge. Aussi cher à leurs yeux que le pistolero, l’arme emblématique des Falgans, ce couteau était portés par tous dès l’âge rituel de sept ans. Et les Galaxies savent que ces autochtones en font bon usage…Joralie a déjà perdu quatre de ses hommes depuis leurs arrivée, quelques jours auparavant. Même si elle n’était pas encore sur place, elle en est responsable, c’est sur elle que tombera la faute si jamais on lui reproche la perte des quatre citoyens Arkies. Mais le seigneur s’est montré étonnamment conciliant, visiblement beaucoup plus soucieux de ne pas froisser les habitants de la petite planète que pleurer ses sujets. Ce n’était guère dans ses habitudes, lui qui avait une sainte horreur de la mort des autres, mort dont il ne manquait pas de s’infliger la culpabilité. Joralie y avait vu une marque supplémentaire de l’importance de cette compétition entre leur maison de celle des Zamals. Il y a plus sur cette planète que ce que Kenyl veut bien nous dire, s’était dit alors pour elle-même la Diplomate lorsqu’elle avait reçu la note du seigneur lui indiquant qu’il prenait bien note de la mort des hommes mais qui la pressait bien plus de ne pas s’aliéner l’ire des habitants d’Ankwane et de poursuivre la mission humanitaire. Elle avait su capter la valeur de sa tâche actuelle et s’était parée de toutes les armes pour la mener à bien avec éclat.
En tant que Diplomate, elle était la face sociale des Mages Stellaire, une magicienne spécialisée dans les jeux de cour, les alliances et les complots. Elle avait donc contacté des connaissances à elle pour amener jusqu’à cette planète perdue un contingent Falgan qu’elle avait obtenu d’un ancien soupirant déçu qu’elle mène encore aujourd’hui par le bout du nez et qui serait prêt à parcourir l’Empire dans tous les sens pour un sourire ou un mot doux de sa part. Il n’était pas venu en personne mais lui avait envoyé une équipe de terraformeurs, ceux qu’on nomme d’ordinaire les colonisateurs, des aventuriers de l’espace dont le but était de rendre viable les mondes hostiles des galaxies. La conquête d’une planète s’articulait d’ailleurs toujours de la même façon : destruction de toute opposition par l’armée, arrivée des colonisateurs, synthétisation de la planète pour la rendre respirable si besoin était, apport éventuel de l’eau, début de l’agriculture, construction de la première ville, expansion humaine. Le spectacle l’avait charmé la première fois qu’elle y avait assisté dans son intégralité : Joralie Kamen avait vu une planète vierge se transformer au fil des mois en une véritable colonie impériale digne de ce nom ; à toute vitesse, elle avait vu la civilisation s’installer, répéter la même évolution que sa propre race avait suivie mais cette fois-ci en ultra accéléré pour parvenir à un niveau technologique aux standards de l’Empire. Le tout se faisait dans une brutalité et une efficacité troublante. Ainsi procédaient les Grandes Maisons. Toutes, sauf les Falgans. Ces être curieux mettaient un point d’honneur à comprendre le monde qu’ils découvraient, passaient volontiers des semaines à étudier faune et flore, prenaient contact pacifiquement avec les races extra-terrestres, formaient des alliances, échangeaient sur un prétendu pied d’égalité. Ils ne transformaient pas radicalement les planètes sur lesquels ils se posaient mais tentaient d’harmoniser au mieux leurs besoins avec l’écosystème local. Initialement, personne ne les avait compris. Puis les Decks s’étaient mis en tête de les imiter, suivis peu après par les Galiossas. Aujourd’hui, cette façon de faire était la norme à l’Ouest de l’Empire, depuis qu’Avraham l’avait décidé. Sa mort n’avait nullement découragé ses anciens alliés de continuer son œuvre et l’indifférence de l’Empereur à ce sujet n’avait fait que renforcer les Grandes Maisons de l’Ouest dans leurs convictions. Joralie elle-même devait constater de visu la valeur d’une telle façon de faire, incomparablement plus lente et hasardeuse mais au final selon elle bien plus bénéfique sur le long terme. Cette philosophie pacifique était en outre tout à fait au goût de Kenyl, qui aurait de toutes les manières fait n’importe quoi pourvu que cela soit en accord avec les visions d’Avraham. La fascination qu’exerçait le souvenir du Mage Stellaire renégat sur le seigneur Arkies ne s’était jamais démentie, et l’Espace sait à quel point Joralie le comprend…
« Fait gaffe où tu mets les pieds, espèce de couillon ! »
Brusquement sortie de sa rêverie, Joralie tourne la tête vers la source des cris et ne peut s’empêcher de sourire devant le spectacle incongru qui se tient devant elle : sur la plaine, les quatre Falgans, un instructeur et ses trois jeunes apprentis, dirigent les robots géants qui réceptionnent le matériel envoyé depuis le vaisseau de ravitaillement en orbite. Le nécessaire pour monter le camp arrive dans d’immenses caisses de métal que les robots, titans humanoïdes de plus de neuf mètres de haut, attrapent à leur arrivée au sol grâce à leurs bras démesurés. Celui qui vient de crier est le plus énergique des trois apprentis, un jeune garçon blond extrêmement enthousiaste et démonstratif. Il est en train d’houspiller le robot dont il a la charge qui a failli l’écraser en attrapant au vol la caisse de métal qui lui était destiné. Confrontation absurde entre ce petit bonhomme de quinze ans qui n’arrive même pas au genou de celui qu’il sermonne. Ça ne l’empêche pas de crier en gesticulant dans tous les sens.
« Non mais t’es dingue ! Si j’avais pas sauté sur le côté j’étais mort ! »
Le pauvre robot, la caisse toujours dans les bras, regarde de son gros œil unique le petit ahuri qui brandi son poing vers lui.
« Karou ! Non mais qu’est ce que tu fichais sous les pieds de ton Cyclope ? »
C’est au tour d’un autre disciple de crier, la seule fille du lot dont les cheveux roses volent au vent en tous sens. Par le Cosmos, qu’ont besoin les Falgans de se peinturlurer les cheveux de toutes ces couleurs extravagantes ? Joralie n’entend pas la réponse du petit bonhomme blond, Karou, car une brusque bourrasque la rend sourde à tout autre bruit que celui de l’air qui siffle à ses oreilles. Elle comprend clairement par contre que le troisième des apprentis, un taciturne aux cheveux noirs de jais, doit avoir dit quelque chose de cassant car c’est maintenant vers lui qui semble hurler le blond en pointant son poing vers lui. Accoure alors leur instructeur, un homme un peu plus petit qu’elle qui semble toujours de bonne humeur et qui a cédé semble-t-il à la tentation de se teindre lui aussi les cheveux qui sont gris argentés avec des reflets noirs. Joralie sait que cette scène ne serait pas tolérée ailleurs qu’ici : les gens de l’Est n’acceptent pas plus le manque d’efficacité que la perte de contrôle de leurs émotions. Ni la fraîche spontanéité ni l’humanisme ne les touchent. Quelle absurdité ! Comme si les humains n’étaient qu’intellect et retenue émotionnelle…elle qui savait observer le moindre détail, les variations infimes chez ses interlocuteurs le sait bien : les Hommes restent des Hommes, les émotions et l’envie de s’unir sous l’œil bienveillant de la confiance mutuelle fait partie de nous, du patrimoine de notre race ; l’oublier, c’est oublier qui nous sommes. Avraham l’avait bien prouvé durant la Guerre : ce rêveur que l’on disait inconscient et hors des réalités froides de ce monde s’était retrouvé à la tête de la moitié de l’univers.
Face à la Mage Stellaire, la dispute couve toujours, le mentor essayant désormais de séparer les deux jeunes initiés qui en sont venus aux mains dans un pugilat aussi orgueilleux qu’inoffensif. Après les avoir punis et envoyés chacun aux extrêmes du campement, le Falgan se rend compte que Joralie a suivi toute la scène. Ils avancent l’un vers l’autre, lui gêné mais souriant, elle compréhensive.
« Je suis désolé de leur conduite, madame Kamen. Ne croyez pas qu’ils soient toujours comme ça… »
« Je comprends, monsieur ? »
« Kehata. Jen Kehata. »
« Je suis Joralie Kamen, envoyée du seigneur Kenyl Arkies sur Ankwane. Merci d’être venu si vite monsieur Kehata. »
S’ensuit un passage rapide et gênant pour l’un comme pour l’autre, ne sachant comme se saluer en pareille circonstance. Le protocole voudrait qu’il s’incline mais il n’est pas un Arkies ni un diplomate d’une Grande Maison, il n’a aucun devoir envers elle. En même temps, elle rechigne à lui serrer la main et le considérer comme son égal, ce serait compromettre l’ascendance qu’elle pourrait avoir sur lui ; s’ajoute à cela le danger d’un assassin potentiel mais ce n’est pas le cas ici : plus que tout, l’attitude de Jen Kehata face à ses disciples prouve par un nombre infinis de petits détails, d’attitudes, qu’il est bien qui il prétend être. Il lui fait en outre une grande faveur en venant ici, probablement contre l’avis de sa hiérarchie : si la presse apprenait que la Maison Falgan apporte son aide aux Arkies dans la compétition, les retombées médiatiques pourraient être terribles. Ce n’était du reste pas officiellement interdit mais les adversaires de Kenyl auraient tôt fait de transformer l’événement en un aveux de faiblesse de la part de maison Arkies qui serait accusée de ne pas avoir la puissance de coloniser elle-même la petite Ankwane. Ce qui d’ailleurs est le cas : dans la pratique, plus aucune planète des systèmes Arkies n’avait été colonisée depuis des centaines d’années et ceci pour une bonne raison : elles étaient déjà toutes habitées et pacifiées de longue date. Seuls les Falgans continuaient d’arpenter l’espace en quête de territoires vierges, de peuples étranges à rencontrer, de sensations fortes, en un mot d’aventure.
Lasse de ces réflexions qui ne lui amènent rien de concret, Joralie se fie à son instinct et tend sa main vers Jen ; il est surpris, se frotte la main sur sa combinaison de travail et lui rend son salut d’une poigne aussi délicate que ses longues mains peuvent le faire. Elle en profite pour le regarder des pieds à la tête : outre ses cheveux gris, il a les traits caractéristiques des Falgans : un visage plus large que les Arkies dans une face qui reste agréable, de petites lèvres et un corps léger qui respire l’effort physique régulier. Il arbore la tenue traditionnelle des terraformeurs : combinaison large brune sur laquelle on peut compter une quinzaine de poches larges destinées à contenir leur matériel de travail, quelques renforts de métal souple aux articulations, un masque de verre évolué pendu autour du coup qui lui permet de voir dans le noir et de prendre le contrôle manuel de ses Cyclopes, les robots géants qui reçoivent les paquetages célestes. Il a bien sûr son pistolero au côté ; le sien est un long pistolet à double canon destiné au combat rapproché, une arme incongrue ici, dans ces immenses plaines, mais parfaite pour le combat urbain ou les luttes au sein d’un vaisseau spatial.
« Quand pensez-vous avoir terminé le campement, monsieur Kehata ? »
« Oh, ça ne devrait pas prendre trop de temps, madame. Je dirai que si notre équipe travaille correctement et que j’arrive à empêcher Karou et Idan et s’écharper, nous devrions être prêts d’ici deux jours. »
« C’est tout ? », dit Joralie surprise ; elle s’attendait à bien plus. Malgré l’aide des cyclopes, établir une base en dur à partir de rien prend du temps.
« Deux jours pour établir un campement de base, madame, c’est à dire sans aucun bâtiment en fer ou en pierre. »
« Mais pourquoi, par les Galaxies ? »
Elle s’imagine dormir dans un campement de tentes balayées par le vent, une image très lointaine du confort dont elle a l’habitude.
« Parce que pour ça il faut creuser le sol. »
« Et alors ? », demande-t-elle incrédule
« Et alors si on creuse, ils nous tuent. », répond Jen dans un large sourire dont il a le secret.
« Les locaux ? »
« Oui, madame. »
« Vous savez pourquoi ? »
« Pas avec certitude ; visiblement, il s’agit d’un interdit culturel ou religieux. La terre est pour eux sacrée et il est interdit de la modifier trop en profondeur. »
« Et bien, ça ne va pas être facile de prendre contact avec une population aussi frustre… », dit Joralie en soupirant.
Jen éclate de rire à cet accès de sincérité.
« Ha, ça non ! D’autant qu’on ne sait jamais quand et pourquoi ils vont dégainer leur couteau ; et les étoiles savent qu’ils sont capables de s’en servir ! »
« Vous n’en avez pas peur ? »
« Peur ? Des habitants d’Ankwane ? Non. », répond-il un peu surpris.
« Vous êtes courageux. »
« Disons que ma culture…comment le dire sans vous froisser ? »
« A l’habitude de tolérer et d’être au contact de genre d’individus, contrairement à moi qui ne suit qu’une habitante de la ville sans aucun égard pour mes semblables. »
« Madame, je ne voulais pas… », s’empresse Jen de répondre pour éviter tout incident.
« Il n’y a pas de mal, monsieur Kehata. », le coupe souriante Joralie. « Il y a en outre probablement beaucoup de vrai là-dedans. Poursuivez votre travail comme vous l’entendez et ne vous préoccupez pas de mes états d’âme. »
« Comme vous voudrez madame. Voudriez-vous assister à la mise en place du campement ?»
« Avec joie. Allons-y. »
Ils marchent en silence jusqu’au terrain choisi pour l’établissement de la base de fortune. Le vent qui souffle maintenant à leurs oreilles les obligeraient à hurler pour se faire entendre et ni l’un ni l’autre n’en ont envie. Alors qu’ils avancent, lui un peu devant, elle le regarde, observe sa démarche, son attitude détendue, l’affaissement de ses épaules, l’endroit où il met ses mains, cette sommes de petits détails qui sont pour elle autant d’indices sur Jen Kehata. Il n’y a là aucun calcul particulier, juste un exercice qui la fascine depuis toujours et qui l’a poussé à embrasser sa carrière de Diplomate.
Alors qu’ils arrivent, les trois apprentis sont encore en train de crier dans tous les sens : la source du drame tient au fait que le jeune homme aux cheveux noirs, Idan, a commencé à entreposer des caisses de matériel dans le périmètre de celui aux cheveux blonds, Karou. Celui-ci hurle donc à qui veut l’entendre qu’il doit mettre ses caisses ailleurs pendant que la fille aux cheveux roses lui crie d’arrêter et de prêter attention aux paquetages en approche. Le soupir de Jen Kehata se perd dans une bourrasque et il s’apprête à calmer le jeu quand le sifflement d’une caisse en approche se fait entendre. Il est pour le cyclope de la fille mais le garçon aux cheveux blond en décide autrement : rapide comme l’éclair, il s’empare de sa console de commande et jette son robot géant à la rencontre de la caisse. C’était sans compter sur la réactivité de la fille qui se prépare elle aussi à attraper l’énorme projectile au vol. Elle panique lorsqu’elle voit le cyclope qui n’est pas le sien arriver au pas de course, s’efforce de passer des ordres à toute vitesse sur sa console portable, va trop vite, se trompe dans les touches. Dans un bruit assourdissant de métal, les deux robots de neuf mètres se percutent et s’effondrent au sol dans un fracas assourdissant. La fille hurle par réflexe et par peur sur Karou, lorsqu’il le sifflement de la caisse propulsée depuis l’espace s’intensifie, plongeant droit sur elle, interrompant sa diatribe. Elle ouvre de grands yeux pleins d’effroi devant la mort de plusieurs tonnes qui file vers elle à des centaines de kilomètres à l’heure.
« Lynne ! »
Jen se jette d’instinct vers elle, à l’instar d’Idan, mais ils sont tous les deux trop loin pour la jeter hors de la zone d’atterrissage de la caisse de métal. Elle pousse un hurlement, croise les bras devant sa tête dans un dernier geste aussi futile que touchant et ferme fort les yeux.
Elle les rouvre une bonne seconde plus tard, consciente d’être toujours en vie. Incrédule, elle reste les yeux rivés sur la caisse de métal, immobile et en suspension à quelques mètres au dessus de sa tête. Jen, Idan et Karou se sont figés eux aussi, statufiés par le spectacle. C’est celui aux cheveux noirs, Idan, qui fait le premier le lien entre la caisse en lévitation et Joralie. Elle se tient droite, le bras gauche tendu vers le projectile spatial, tout son pouvoir canalisé dans l’unique but de stopper la course folle de la caisse de matériel. Un sourire de victoire se dessine sur ses lèvres malgré la concentration requise pour maintenir son sortilège. Elle a agit par reflexe, sans même savoir si elle en avait la force mais la vision de la fille aux cheveux roses écrasée par le métal lui a fourni une brusque et salvatrice impulsion de pouvoir. Le reste a suivi. Jouant avec sa main, Joralie fait léviter la caisse sur le côté, la pose en douceur au sol. Au moment où elle lâche sa concentration, elle s’attend au contrecoup physique qui ne manque jamais de frapper un Mage Stellaire lorsqu’il fourni un effort violent. Là, rien ne vient ; au contraire, Joralie ressent comme une vitalité nouvelle en elle, un état à la fois serein et puissant qu’elle n’a pas ressenti depuis bien longtemps. Depuis Myragill.
Les trois hommes Falgans entourent maintenant la petite Lynne, toujours blême, qui tremble tellement qu’elle a du mal à se mettre debout. Elle ne pense même pas à crier sur Karou qui se tient penaud près d’elle, et se laisse soutenir par Idan et Jen. Joralie remarque que le jeune homme aux cheveux noir la fixe régulièrement à la dérobée avec une rare intensité. Une fois certain que sa petite apprentie ne mourra pas de peur, Jen s’approche de Joralie, grave pour la première fois.
« Je ne sais pas quoi vous dire, madame. »
« Merci suffira, monsieur Kehata. Je ne crois pas nécessaire de faire savoir ce qui vient de se passer. »
« Non madame, mais ce n’est pas ce que je signifiais. »
« Expliquez-vous, Jen. », répond Joralie qui décide d’abandonner tout protocole
« Vous avez sauvé ma disciple. C’est un acte très fort chez les Falgans et qui veut dire beaucoup. »
« Je ne suis pas une Falgane, Jen. »
« Mais le résultat est le même. Je vous remercie du fond du cœur, Joralie ; vous avez ma gratitude éternelle. »
« Ne soyez pas si sentencieux », répond doucement Joralie, quant bien même cette brusque déclaration quasi-religieuse la touche étrangement au cœur. « Ça ne sont que des enfants qui jouent. »
« Et il est de notre devoir de les laisser jouer. Oui, ainsi parlait le Prophète. »
« C’est comme ça que les Falgans nomment Avraham ? Je croyais que seuls les Galiossas lui vouaient un culte. »
« Les Galiossas et ceux qui ont croisé sa route, madame. »
Alors ça nous fait un point en commun pense Joralie ; mais cette pensée là, elle la garde pour elle.
« Je dois retourner m’occuper des cyclopes ; l’équipe spatiale n’est pas au courant de l’incident et elle va encore nous envoyer du matériel. »
« Je comprends, Jen. Faîtes au mieux. »
La suite est plus calme, comme si le brusque pic d’énergie déclenché par l’accident avait sapé leurs forces à tous. Jen Kehata a remplacé Lynne à son poste jusqu’à ce que celle-ci se déclare prête à reprendre en main son robot. Sagement à l’écart du terrain d’atterrissage des caisses, Joralie en profite pour examiner de plus près les quatre Falgans. Elle s’émerveille du courage et de la détermination de Lynne qui parvient à surmonter sa peur en moins d’un quart d’heure pour se remettre au travail, guette les regards appuyés d’Idan dont les yeux trahissent tellement la compassion et la tendre affection qu’il a pour sa camarade, s’amuse du visage ronchon et coupable de Karou qui n’en manie pas moins son cyclope avec une grande aisance et lui parle parfois comme à un compagnon vivant. Ils sont touchants, tous les trois et viennent par un curieux tour du destin la mettre elle devant une autre façade de sa personnalité, autrement plus chaleureuse que celle qu’elle dévoile lorsqu’elle évolue dans l’entourage de Kenyl Arkies. Depuis combien de temps n’a-t-elle pas ressenti l’ivresse du pouvoir cosmique des Mages Stellaires ? A-t-elle passé tellement de temps à jouer à la conspiratrice pour avoir oublié ce pan entier de son essence ? A quel point son environnement paranoïaque et intolérant a-t-il rogné sur ce qu’elle est pour qu’elle ne devienne plus qu’une machine froide, un monstre pour qui seule la victoire comptait et sans aucun égard pour les joies simples de l’existence ?
Perdue dans ces réflexions, Joralie ne voit pas le temps passer. Bientôt, le jour se couche, l’équipe de Jen Kehata se regroupe autour d’un feu de camp, protégés du vent par de grandes bâches qui ondulent sans cesse dans un mouvement perpétuel, changeant et hypnotique. La Diplomate les y rejoint.
« Je peux m’asseoir ? »
A sa question, posée naïvement, Jen et Idan s’écartent avec empressement pour lui faire une place au coin du feu. D’une antique marmite de fer posée sur le feu, s’échappe une odeur de viande et surtout d’une multitude de légumes dont Joralie ne parvient pas à identifier la nature. Mais cela sent bon et donne envie de manger. En silence, Karou lui sert une part dans une gamelle qui a visiblement connu des jours meilleurs. Joralie prend à deux mains sa ration, les regarde avec un sourire quant bien même elle reste consciente qu’elle crée chez eux une gêne. Elle avait espéré que sa question initiale rende son irruption au sein de leur petite fratrie clanique plus aisée mais il n’en est rien. Il faut qu’un des participants brise la glace pour que la confiance mutuelle s’établisse dans le petit groupe. Joralie s’apprête à le faire lorsque Lynne la prend de cours.
« Merci beaucoup pour tout à l’heure madame. »
« Vous pouvez m’appeler Joralie, Lynne c’est ça ? »
« Oui, madame. »
La Diplomate part de son plus beau rire, celui qu’elle réserve aux interlocuteurs qu’elle doit mettre en confiance.
« Tu as été très courageuse de reprendre ton travail aussi vite. »
« Ben c’est sûr que c’est pas une gourdasse de la ville qui passe son temps à piailler pour des histoires de nœud dans les cheveux ! », dit Karou avec passion, s’érigeant en défenseur de sa camarade.
« Vous pouvez parler de nœud dans les cheveux, vous les Falgans, avec votre manie de vous teindre le moindre poil ! », répond Joralie sans hésitation.
« Mais quoi ? Ça en jette non ? Dîtes lui, maître, elle serait vachement mieux avec les cheveux verts, vous trouvez pas ? »
Tout le monde part d’un petit rire devant la mine pleine d’espoir de Karou, bref moment où tout le petit groupe est enfin en osmose. Même Idan a quitté un moment son air fermé.
« Sérieux, madame, c’était trop fort votre truc de télékinésie ! Nos Elémentalistes, ils savent pas faire ça du tout ! », renchéri Karou plein d’entrain, faisant référence aux Mages Stellaires de la Maison Falgan.
« Je suis certaine du contraire, c’est une technique assez basique…et puis un Elémentaliste aurait pu construire un mur de terre ou de glace pour protéger Lynne. »
« Ho la la, comment vous vous la racontez…technique de base, mes fesses oui, vous êtes ultra balèze ! »
« Karou ! »
Pour la troisième fois depuis que la discussion à commencé entre l’émissaire Arkies et son apprenti, le visage de Jen se crispe devant la probabilité que Karou ne commette une bourde diplomatique qui le mette dans l’embarra.
« Nous ne nous sommes pas présentés dans les formes, il me semble : je suis Joralie Kamen, Diplomate au service de la Grande Maison Arkies et je vous remercie tous d’être venus de l’autre bout de l’Empire pour nous aider. »
Les quatre hochent la tête, visiblement satisfaits. Joralie comprend instantanément qu’une partie de leur gêne venait probablement de leur peur de la voir remettre en cause leur compétence suite à l’incident d’aujourd’hui. Elle en profite pour goûter le contenu de sa gamelle, contenu qu’elle trouve étrangement savoureux et parfumé. Il doit s’agir de produits locaux, certainement pas de nourriture spatiale ou conservée depuis longtemps. Ce qui veut dire que les quatre Falgans ont déjà un bon contact ici, en seulement trois jours. Par les Galaxies, comment font-ils pour tisser des liens aussi vite avec des gens qui leurs sont tellement étrangers ?
« Vous n’avez pas d’arme ? », demande brusquement le silencieux Idan en la fixant.
« La magie stellaire est mal seule arme, Idan. »
« D’ordinaire, les gens de votre caste ont des épées ou des armes blanches. », rétorque-t-il sans se démonter le moins du monde.
« C’est vrai, l’arme emblématique des Mages Stellaire est l’épée, mais ce n’est pas une règle inaltérable : les Elémentalistes, les Mages Stellaires Falgans, ont aussi un pistolero comme vous tous. »
Par réflexe, les quatre terraformeurs posent soit les yeux soit la main sur leur arme, comme à chaque fois que le mot « pistolero » est prononcé. Idan possède un long fusil de tireur isolé, parfaitement en accord avec sa nature calme et froide ; Lynne porte à son côté droit un petit pistolet surmonté d’un viseur ; quant à Karou, de façon très peu surprenante, il tapote un gros canon portatif d’aspect particulièrement frustre et bariolé de nombreux dessins.
« J’ai un fleuret, pour répondre tout à fait à votre question, mais ma qualité de Diplomate m’oblige à le laisser souvent chez moi ou dans la cabine de mon vaisseau. », renchéri Joralie à l’adresse d’Idan.
« C’est absurde », répond-il du tac au tac sans jamais détourner son puissant regard noir, « personne ne choisi le moment où il va avoir besoin de son arme ; si on ne l’a pas toujours sur soi, elle ne sert à rien. »
« Il y a d’autre façons de vaincre que par les armes, Idan. »
« Parfois…mais pas toujours. Une arme ne sert pas à s’imposer par la force, elle sert quand on n’a pas d’autres moyens pour défendre sa vie ou celle de ceux que l’on veut protéger. »
« Et avec quelle arme aurais-tu figé la caisse d’équipement qui me fonçait dessus, gros nigaud ? », demande Lynne courroucée, ce qui fait immédiatement rougir Idan et baisser les yeux.
« Inutile d’être aussi dure, Lynne, d’autant qu’Idan a un point de vue qui ne manque pas de sagesse. Mais tu parles comme si tu avais une longue expérience du combat, tu t’es déjà battu ? », demande Joralie au jeune homme penaud.
« Evidemment ! », crie presque Karou. « On a déjà été dans pleins de batailles spatiales et à terre ! »
« Mais vous êtes si jeunes ! », s’écrie Joralie, glacée à l’idée de voir ces enfants pris dans le feu d’un combat à armes réelles. Vous laisserez les enfants être des enfants et ne leur demanderez pas d’être des adultes avant l’heure, disait Avraham et l’Espace savait à quel point Joralie, conditionnée depuis sa plus tendre enfance à devenir une adulte performante, était d’accord avec lui.
« Et vous, Joralie ? », demande Lynne, « vous avez connu la guerre ? »
« Bien sûr. Quel Mage Stellaire de ma génération ne l’a pas connu ? Mais j’étais déjà plus âgée que vous à l’époque… »
« Ils ont dû prendre sévère, les mecs d’en face, si vous leur avez fait le coup de la télékinésie… », dit songeur Karou, provoquant le rire de Joralie.
« Je n’étais pas la plus dangereuse du lot, loin de là ; mais j’ai eu ma part à jouer. »
« Arrêtez de tourner autour du pot ! », s’exclame-t-il, « Vous avez été dans les grandes batailles spatiales oui ou non ? »
Une fois de plus, Jen pose sa main sur sa bouche, comme si ce simple geste pouvait empêcher la franche spontanéité de son apprenti de s’exprimer, sans succès. Il lève les yeux au ciel en demandant aux étoiles ce qu’il a fait pour avoir un tel énergumène dans son équipe et combien va encore lui coûter son impétuosité. Joralie en profite pour vider son visage de toute joie, se rapproche de Karou, l’air grave.
« Tu devrais me craindre un peu plus, petit bonhomme : sache que tous ceux qui se sont opposés à moi les armes à la main sont morts, que j’ai défait un bataillon impérial entier à la bataille de Tel’Kavar et que j’étais parmi les Mages Stellaires les plus recherchés dès la troisième année de la guerre. »
La réplique de Joralie plonge l’assemblée dans un lourd silence que vient finalement briser le garçon.
« Vous êtes une Hérétique ? », demande-t-il tout bas.
Sans un mot, Joralie cherche sous sa robe un pendentif qu’elle sort devant les yeux du garçon blond ; on peut y voir quatre étoiles entourant un signe d’infini, le symbole de l’alliance d’Avraham. L’apparition du bijou provoque une exclamation à peine soufflée des lèvres des trois apprentis.
« Wow… »
« Oh… »
« Trop fort… »
Joralie souri en remettant le pendentif en sûreté dans ses vêtements. Lorsqu’elle relève la tête vers la petite assemblée, un respect nouveau se lit dans leurs yeux. Ce bijou, aussi interdit que dangereux, était la marque des Mages Stellaires et des héros de guerre de l’armée d’Avraham. Seul une centaine d’individus en possédaient un dans tout l’empire, se faire prendre en sa possession par un détachement impérial équivalait à une exécution immédiate. Plus que tout, le pendentif était durant la guerre un vrai symbole de ralliement de l’alliance Arkies-Deck-Falgan-Galiossa ; ceux qui les portaient n’étaient pas seulement de grands guerriers, c’étaient encore aujourd’hui des légendes dont on narrait les exploits avec fierté.
« Vous avez connu Avraham ? », demande fiévreusement Idan.
« Et dans quelle batailles avez-vous combattu l’Empire ? », questionne en retour Lynne. « Vous avez affronté les Balirs ? Les Rechags ? Les Rims ? », renchéri le jeune homme sombre.
« S’il vous plaît, madame Joralie, racontez nous ! », supplie Karou.
« Peut-être une autre fois. Ceux ne sont pas toujours les souvenirs idylliques que l’on raconte vous savez…mais il y a eu de grands moments, c’est vrai. », répond Joralie.
« Ho, allez, dîtes nous. Rien qu’une petite histoire ! », dit Karou en joignant les mains.
« Elle a dit non, les enfants ; les histoires attendrons un autre feu de camp », dit calmement Jen, provoquant une vague d’exclamations mécontentes. « Je vous demande en outre d’être discrets sur son pendentif : c’est un grand honneur d’en voir un et vous savez tous ce qu’elle risque en vous dévoilant ce secret. Je compte sur vous. »
Les trois apprentis hochent la tête avec un sérieux sincère. Ils finissent de manger en vitesse, chacun perdu dans ses pensées et les révélations qui viennent d’être faîtes ; puis Idan et Lynne ramassent les assiettes de tout le monde pour les laver à la rivière. D’un regard insistant, Jen demande à Karou s’il n’a pas mieux à faire ailleurs. Celui-ci soutient bien sûr le regard de son mentor.
« Karou ? »
« Oui, maître ? »
« Si tu allais aider tes deux compagnons à faire la vaisselle ? »
« Je vois pas pourquoi. »
« Parce que c’est ton devoir en tant qu’apprenti. », dit Jen dans un soupir, conscient qu’il va devoir batailler dur comme à chaque fois.
« Honnêtement, ils s’en sortiront mieux sans moi, maître. Comme ça ils pourront se rouler des galoches sans personne dans les pattes. »
« Jaloux ? », demande Joralie dans un sourire.
« Ça vous regarde pas… », rétorque Karou, boudeur.
« Alors va réparer ton cyclope », reprend son maître ; « il a pris un sale coup après la collision avec celui de Lynne. »
« Non. Je veux une histoire ; une histoire de la guerre. »
L’aplomb enfantin du garçon de quinze ans fait à nouveau rire Joralie.
« Tu ne changes jamais d’avis toi ! »
« Non, jamais. », répond-il avec fierté. « Allez, soyez sympa, juste une histoire de rien du tout. Je veux savoir ce qu’une femme aussi géniale que vous a fait pendant la guerre. »
« Tu crois sincèrement que la flatterie va me faire changer d’avis? », lui répond-elle, haussant les sourcils dans une attitude dubitative.
« Mais c’est vrai ! Vous êtes super belle, super forte, si je dois épouser une nana, elle sera comme vous ! »
« Il est un peu tôt pour ça, non ? », répond rieuse Joralie.
« Bah pourquoi, je vous plaît pas ? », demande Karou, blessé.
« Mais…tu as quinze ans ! », répond Joralie, totalement surprise par le cours que prend la conversation.
« Ça m’empêche pas d’embrasser les filles ! »
« Bien sûr, mais je dois avoir plus de deux fois ton âge… »
« C’est pas grave : vous êtes vieille mais franchement vous êtes plutôt bien conservée. »
La main de Jen Kehata s’abat alors sur la tête de son apprenti.
« Karou, va réparer ton cyclope. »
Maugréant dans sa barbe, Karou se lève et s’éloigne après un dernier regard contrit pour Joralie, comprenant qu’il n’aura pas gain de cause et son histoire de bataille spatiale. Quelques instants plus tard, Joralie et Jen entendent le son de son marteau qui travaille la tôle des cyclopes.
« Il ne doute de rien votre apprenti. », dit la Diplomate toute sourire.
« Ils vous aiment bien, tous les trois. C’est rare pour quelqu’un qui n’est pas de chez nous. », répond Jen Kehata.
« Oui, le médaillon d’Avraham fait toujours son petit effet…même si je n’ai pas trop l’occasion de le montrer à grand monde dernièrement. »
« Vous avez vraiment connu le Prophète, Joralie ? »
« Oui. Mais c’est pour moi un souvenir assez pénible à évoquer, Jen. »
« Pardon, je ne voulais pas vous ennuyer avec mes questions…mes apprentis s’en chargent assez bien d’ailleurs. », dit-il, retrouvant son éternel sourire.
« Vous savez, c’est toujours agréable d’être complimentée de façon aussi spontanée. Ces enfants sont si…vivants. J’essaye de faire la comparaison avec la façon dont j’ai été éduquée : si j’avais eu quelqu’un comme vous comme professeur…pardon, je dis n’importe quoi. »
Pour toute réponse, Jen Kehata lui offre son plus beau sourire, sans aucun jugement ni reproche.
« Est-ce que vous aurez besoin de nous après la construction du camp humanitaire ? », demande le terraformeur.
« Honnêtement, oui, Jen. », reprend Joralie beaucoup plus sérieuse. « Je ne vais pas vous mentir, vous êtes infiniment plus compétents à vous quatre pour établir un dialogue avec les habitants de cette planète que toute la Grande Maison Arkies au complet. Je ne sais même pas quelle sera la marche à suivre par la suite, s’il faudra construire d’autres sites, prendre contact avec la race native d’Ankwane… »
« Les Ssazarils ? Vous êtes au courant de leur existence ? »
« Oui, mais je ne connaissais même pas leur nom. Comment l’avez-vous appris ? », demande Joralie intriguée.
« Une caravane de nomades nous a contacté hier ; ils nous ont appris pas mal de choses. »
« Vous avez réussi à discuter avec les nomades ? »
« Bien sûr ! Leurs coutumes sont au final assez proches des nôtres et pour tout vous dire, je trouve les gens d’ici assez accueillants. »
« Soit vous êtes un génie dans ce que vous faîtes, Jen, soit les Arkies sont un grand ramassis d’incapables. », dit d’un ton un peu las Joralie.
« Je n’ai pas dit qu’ils n’étaient pas irritables ou qu’ils étaient faciles d’approche. Il n’y a pas de honte à posséder d’autres forces que celles des Falgans ; après tout, c’est notre atout majeur dans cet empire. »
« Vous êtes gentil, Jen ; dans tous les cas, la réponse à vôtre question est « oui », nous aurons besoin de vous. »
« Alors nous resterons le temps qu’il faudra. Je vous recommande de ne pas tarder à vous coucher : nous nous levons tôt demain pour monter le camp et explorer les environs. »
« Parfait. Alors je vous souhaite bonne nuit, Jen. »
Ils se serrent la main de façon autrement plus naturelle que tout à l’heure et Joralie s’en retourne à son vaisseau, son luxe et sa facilité. Par un curieux tour des choses, elle s’y sent très à l’étroit, regrette la plaine sauvage d’Ankwane qu’elle a troqué pour sa chambre si artificielle. Mais elle n’est pas prête du tout à dormir dehors dans un vulgaire sac de couchage, le vent sifflant à ses oreilles toute la nuit. A bord, le train-train de son équipe se poursuit : il s’agit majoritairement de serviteurs dévoués, spécialistes des communications, quelques gardes du corps, le personnel d’intendance. Les espions, eux, sont partis depuis le début de la journée pour disposer les radars en camouflage optique aux endroits stratégiques de la planète. Joralie se demande en toute sincérité combien reviendront vivants tant cette planète semble étrangère au mode de vie et aux références Arkies.
Fuyant la horde de subalternes qui viennent s’enquérir de son état de santé, elle trouve refuge dans sa grande chambre. Comme elle s’y attend, son écran de communication lui indique que de nombreux messages visuels l’attendent ; tous émanent de la ligne privée, et cryptée, de Ranel Jun. Soufflant, Joralie appuie sur la combinaison de touches de son communicateur qui lui donne accès à la ligne de son allié, si tant est que Ranel puisse véritablement être considéré comme tel. Instantanément, la communication s’établi et le visage de l’homme d’affaire apparaît. Il a l’air contrit, en colère.
« C’est à cette heure-ci que tu appelles ? J’ai attendu toute la journée des nouvelles de notre mission… ».
Son ton est cassant, autoritaire, culpabilisant. Joralie se demande depuis combien de temps elle tolère que cet homme s’adresse à elle de la sorte.
« Tu sais, entre le moment où mon vaisseau se pose et le celui où je t’appelle il y a toute l’étape de la prise d’information. Je sais que tu n’as pas l’habitude, mais c’est un exercice qui peut prendre du temps. », répond-elle, le visage fermé.
« Epargne moi tes sarcasmes, tu veux. Alors ? Qu’as-tu découvert ? »
« Pas grand chose pour l’instant. »
« C’est une plaisanterie ? »
« Tu vas continuer longtemps comme ça ou je peux parler ? »
Il se renfrogne, reste silencieux désormais, contenant son mécontentement.
« Je disais donc que je n’ai pas vu grand chose pour l’instant », reprend Joralie. « S’il y a bien comme tu le penses un…pouvoir caché sur Ankwane, commercial, minier, militaire, quoi que ce soit, il est caché. Pour l’heure, je n’ai rien vu d’autre que ce que j’en savais déjà à savoir une planète primitive dénuée de richesse. »
« C’est impossible, Joralie. Il doit y avoir quelque chose ici, c’est obligé. »
« Peut-être. Peut-être pas. »
« Il faut qu’il y ait quelque chose ! Jamais Zarakis Zamal n’enverrait son petit-fils en personne s’il n’y avait pas un truc énorme ; et ce truc je le veux, tu entends ? »
« J’entend », répond Joralie qui note mentalement la venue imminente de Perin Zamal sur le sol de la planète des vents. Tout ça prend une tournure intéressante, lui permet d’oublier le dégoût grandissant qu’elle éprouve pour Ranel Jun.
« Tu ne dois pas échouer, Joralie. Tu dois découvrir ce que cache cette foutue planète et me l’amener, d’une façon ou d’une autre. »
« Comme tu voudras. »
« Et tu me tiendras au courant de tout, désormais. Je veux tout savoir sur… »
Elle a raccroché. Il va être fou de rage, jurera de lui infliger mille tourments pour cet affront. Mais ce soir elle s’en fiche ; elle n’a jamais rejoint la conspiration de Jun contre Kenyl Arkies par idéologie ou obéissance servile à celui-ci. Elle l’a rejoint car il l’a séduite il y a quelques années, qu’elle est devenue sa maîtresse et qu’elle pensait avoir, enfin, trouvé un homme à sa mesure avec qui elle pourrait construire une relation sage, stable, sans amour mais non sans ivresse. Tout, depuis quelques semaines, lui indiquait qu’elle avait, une fois de plus, fait fausse route. Elle n’a décidemment pas de chance dans ses histoires de cœur. Plus que jamais, l’envie d’appeler en urgence le seigneur Arkies et de tout lui révéler la prend au ventre. Pas par calcul, simplement parce qu’elle en a envie, parce que Kenyl vaut mieux que cet abruti de Jun qui n’est qu’un magnat sans éducation, un parvenu dépourvu de goût ou de principes. Joralie soupire, éteint définitivement l’écran de communication et va s’étendre dans son grand lit, vide de toute présence réconfortante. Lorsqu’elle est au bord du sommeil, lumières éteintes, elle laisse son esprit vagabonder, repense à l’incident d’aujourd’hui, cet exploit magique qu’elle a accompli sans y penser. En a-t-elle la force ou y a-t-il autre chose à l’œuvre, quelque chose qui amplifie ses pouvoirs ? Il est trop tôt pour le dire mais voilà une enquête qu’elle trouve autrement plus passionnante que celle dont son irascible amant l’a chargée. Peut-être qu’il y a bien quelque chose ici qui mérite d’être découvert ; mais quand elle l’aura trouvé, si elle le trouve, elle n’est pas sûre de vouloir partager ce secret avec qui que ce soit. Elle s’endort finalement, ses dernières pensées allant aux quatre Falgans qu’elle a laissé dehors mais dont elle se sent ce soir plus proche que quiconque chez elle.
Joralie a été très déçue lorsqu’elle a compris qu’elle n’installerait pas son campement dans une ville digne de ce nom ; et pour cause, il n’en existe aucune sur le sol d’Ankwane d’après les maigres rapports qu’elle a pu glaner ici et là. Peuple migrateur de nomades, les habitants de la planète n’ont jamais bâti de large cité dans laquelle le plus grand nombre se serait rassemblé. En tout et pour tout, on comptait sept villages faits de bois qui ne duraient jamais plus de quelques années et qui étaient loin de concentrer la majorité de la population. Les seules constructions de pierre étaient la véritable légion de moulins géants dont les ailes captaient la force prodigieuse du vent pour la convertir en énergie. Chaque moulin indique l’emplacement d’une ferme antique, un ranch à la façon dont les Deck les construisent encore sur certains de leurs mondes agricoles. Dans ces fermes vivent les familles de ceux qui ont choisi de ne plus prendre la route et alimentent les voyageurs de passage. Voilà le plus clair de la civilisation d’Ankwane. Ils n’ont ni vaisseaux, ni astroport, ni ordinateur personnel ni téléviseur holographique ; leur système de communication est primaire au mieux et le seul lien qui les uni est une station de radio, que personne dans l’équipe des Arkies n’est parvenu à localiser tant la technologie qu’elle utilise pour diffuser ses émissions quotidiennes appartient au passé. Leur armement se compose essentiellement d’armes blanches, la plus commune étant leur grand couteau à lame courbe qu’ils manient avec une immense dextérité dès le plus jeune âge. Aussi cher à leurs yeux que le pistolero, l’arme emblématique des Falgans, ce couteau était portés par tous dès l’âge rituel de sept ans. Et les Galaxies savent que ces autochtones en font bon usage…Joralie a déjà perdu quatre de ses hommes depuis leurs arrivée, quelques jours auparavant. Même si elle n’était pas encore sur place, elle en est responsable, c’est sur elle que tombera la faute si jamais on lui reproche la perte des quatre citoyens Arkies. Mais le seigneur s’est montré étonnamment conciliant, visiblement beaucoup plus soucieux de ne pas froisser les habitants de la petite planète que pleurer ses sujets. Ce n’était guère dans ses habitudes, lui qui avait une sainte horreur de la mort des autres, mort dont il ne manquait pas de s’infliger la culpabilité. Joralie y avait vu une marque supplémentaire de l’importance de cette compétition entre leur maison de celle des Zamals. Il y a plus sur cette planète que ce que Kenyl veut bien nous dire, s’était dit alors pour elle-même la Diplomate lorsqu’elle avait reçu la note du seigneur lui indiquant qu’il prenait bien note de la mort des hommes mais qui la pressait bien plus de ne pas s’aliéner l’ire des habitants d’Ankwane et de poursuivre la mission humanitaire. Elle avait su capter la valeur de sa tâche actuelle et s’était parée de toutes les armes pour la mener à bien avec éclat.
En tant que Diplomate, elle était la face sociale des Mages Stellaire, une magicienne spécialisée dans les jeux de cour, les alliances et les complots. Elle avait donc contacté des connaissances à elle pour amener jusqu’à cette planète perdue un contingent Falgan qu’elle avait obtenu d’un ancien soupirant déçu qu’elle mène encore aujourd’hui par le bout du nez et qui serait prêt à parcourir l’Empire dans tous les sens pour un sourire ou un mot doux de sa part. Il n’était pas venu en personne mais lui avait envoyé une équipe de terraformeurs, ceux qu’on nomme d’ordinaire les colonisateurs, des aventuriers de l’espace dont le but était de rendre viable les mondes hostiles des galaxies. La conquête d’une planète s’articulait d’ailleurs toujours de la même façon : destruction de toute opposition par l’armée, arrivée des colonisateurs, synthétisation de la planète pour la rendre respirable si besoin était, apport éventuel de l’eau, début de l’agriculture, construction de la première ville, expansion humaine. Le spectacle l’avait charmé la première fois qu’elle y avait assisté dans son intégralité : Joralie Kamen avait vu une planète vierge se transformer au fil des mois en une véritable colonie impériale digne de ce nom ; à toute vitesse, elle avait vu la civilisation s’installer, répéter la même évolution que sa propre race avait suivie mais cette fois-ci en ultra accéléré pour parvenir à un niveau technologique aux standards de l’Empire. Le tout se faisait dans une brutalité et une efficacité troublante. Ainsi procédaient les Grandes Maisons. Toutes, sauf les Falgans. Ces être curieux mettaient un point d’honneur à comprendre le monde qu’ils découvraient, passaient volontiers des semaines à étudier faune et flore, prenaient contact pacifiquement avec les races extra-terrestres, formaient des alliances, échangeaient sur un prétendu pied d’égalité. Ils ne transformaient pas radicalement les planètes sur lesquels ils se posaient mais tentaient d’harmoniser au mieux leurs besoins avec l’écosystème local. Initialement, personne ne les avait compris. Puis les Decks s’étaient mis en tête de les imiter, suivis peu après par les Galiossas. Aujourd’hui, cette façon de faire était la norme à l’Ouest de l’Empire, depuis qu’Avraham l’avait décidé. Sa mort n’avait nullement découragé ses anciens alliés de continuer son œuvre et l’indifférence de l’Empereur à ce sujet n’avait fait que renforcer les Grandes Maisons de l’Ouest dans leurs convictions. Joralie elle-même devait constater de visu la valeur d’une telle façon de faire, incomparablement plus lente et hasardeuse mais au final selon elle bien plus bénéfique sur le long terme. Cette philosophie pacifique était en outre tout à fait au goût de Kenyl, qui aurait de toutes les manières fait n’importe quoi pourvu que cela soit en accord avec les visions d’Avraham. La fascination qu’exerçait le souvenir du Mage Stellaire renégat sur le seigneur Arkies ne s’était jamais démentie, et l’Espace sait à quel point Joralie le comprend…
« Fait gaffe où tu mets les pieds, espèce de couillon ! »
Brusquement sortie de sa rêverie, Joralie tourne la tête vers la source des cris et ne peut s’empêcher de sourire devant le spectacle incongru qui se tient devant elle : sur la plaine, les quatre Falgans, un instructeur et ses trois jeunes apprentis, dirigent les robots géants qui réceptionnent le matériel envoyé depuis le vaisseau de ravitaillement en orbite. Le nécessaire pour monter le camp arrive dans d’immenses caisses de métal que les robots, titans humanoïdes de plus de neuf mètres de haut, attrapent à leur arrivée au sol grâce à leurs bras démesurés. Celui qui vient de crier est le plus énergique des trois apprentis, un jeune garçon blond extrêmement enthousiaste et démonstratif. Il est en train d’houspiller le robot dont il a la charge qui a failli l’écraser en attrapant au vol la caisse de métal qui lui était destiné. Confrontation absurde entre ce petit bonhomme de quinze ans qui n’arrive même pas au genou de celui qu’il sermonne. Ça ne l’empêche pas de crier en gesticulant dans tous les sens.
« Non mais t’es dingue ! Si j’avais pas sauté sur le côté j’étais mort ! »
Le pauvre robot, la caisse toujours dans les bras, regarde de son gros œil unique le petit ahuri qui brandi son poing vers lui.
« Karou ! Non mais qu’est ce que tu fichais sous les pieds de ton Cyclope ? »
C’est au tour d’un autre disciple de crier, la seule fille du lot dont les cheveux roses volent au vent en tous sens. Par le Cosmos, qu’ont besoin les Falgans de se peinturlurer les cheveux de toutes ces couleurs extravagantes ? Joralie n’entend pas la réponse du petit bonhomme blond, Karou, car une brusque bourrasque la rend sourde à tout autre bruit que celui de l’air qui siffle à ses oreilles. Elle comprend clairement par contre que le troisième des apprentis, un taciturne aux cheveux noirs de jais, doit avoir dit quelque chose de cassant car c’est maintenant vers lui qui semble hurler le blond en pointant son poing vers lui. Accoure alors leur instructeur, un homme un peu plus petit qu’elle qui semble toujours de bonne humeur et qui a cédé semble-t-il à la tentation de se teindre lui aussi les cheveux qui sont gris argentés avec des reflets noirs. Joralie sait que cette scène ne serait pas tolérée ailleurs qu’ici : les gens de l’Est n’acceptent pas plus le manque d’efficacité que la perte de contrôle de leurs émotions. Ni la fraîche spontanéité ni l’humanisme ne les touchent. Quelle absurdité ! Comme si les humains n’étaient qu’intellect et retenue émotionnelle…elle qui savait observer le moindre détail, les variations infimes chez ses interlocuteurs le sait bien : les Hommes restent des Hommes, les émotions et l’envie de s’unir sous l’œil bienveillant de la confiance mutuelle fait partie de nous, du patrimoine de notre race ; l’oublier, c’est oublier qui nous sommes. Avraham l’avait bien prouvé durant la Guerre : ce rêveur que l’on disait inconscient et hors des réalités froides de ce monde s’était retrouvé à la tête de la moitié de l’univers.
Face à la Mage Stellaire, la dispute couve toujours, le mentor essayant désormais de séparer les deux jeunes initiés qui en sont venus aux mains dans un pugilat aussi orgueilleux qu’inoffensif. Après les avoir punis et envoyés chacun aux extrêmes du campement, le Falgan se rend compte que Joralie a suivi toute la scène. Ils avancent l’un vers l’autre, lui gêné mais souriant, elle compréhensive.
« Je suis désolé de leur conduite, madame Kamen. Ne croyez pas qu’ils soient toujours comme ça… »
« Je comprends, monsieur ? »
« Kehata. Jen Kehata. »
« Je suis Joralie Kamen, envoyée du seigneur Kenyl Arkies sur Ankwane. Merci d’être venu si vite monsieur Kehata. »
S’ensuit un passage rapide et gênant pour l’un comme pour l’autre, ne sachant comme se saluer en pareille circonstance. Le protocole voudrait qu’il s’incline mais il n’est pas un Arkies ni un diplomate d’une Grande Maison, il n’a aucun devoir envers elle. En même temps, elle rechigne à lui serrer la main et le considérer comme son égal, ce serait compromettre l’ascendance qu’elle pourrait avoir sur lui ; s’ajoute à cela le danger d’un assassin potentiel mais ce n’est pas le cas ici : plus que tout, l’attitude de Jen Kehata face à ses disciples prouve par un nombre infinis de petits détails, d’attitudes, qu’il est bien qui il prétend être. Il lui fait en outre une grande faveur en venant ici, probablement contre l’avis de sa hiérarchie : si la presse apprenait que la Maison Falgan apporte son aide aux Arkies dans la compétition, les retombées médiatiques pourraient être terribles. Ce n’était du reste pas officiellement interdit mais les adversaires de Kenyl auraient tôt fait de transformer l’événement en un aveux de faiblesse de la part de maison Arkies qui serait accusée de ne pas avoir la puissance de coloniser elle-même la petite Ankwane. Ce qui d’ailleurs est le cas : dans la pratique, plus aucune planète des systèmes Arkies n’avait été colonisée depuis des centaines d’années et ceci pour une bonne raison : elles étaient déjà toutes habitées et pacifiées de longue date. Seuls les Falgans continuaient d’arpenter l’espace en quête de territoires vierges, de peuples étranges à rencontrer, de sensations fortes, en un mot d’aventure.
Lasse de ces réflexions qui ne lui amènent rien de concret, Joralie se fie à son instinct et tend sa main vers Jen ; il est surpris, se frotte la main sur sa combinaison de travail et lui rend son salut d’une poigne aussi délicate que ses longues mains peuvent le faire. Elle en profite pour le regarder des pieds à la tête : outre ses cheveux gris, il a les traits caractéristiques des Falgans : un visage plus large que les Arkies dans une face qui reste agréable, de petites lèvres et un corps léger qui respire l’effort physique régulier. Il arbore la tenue traditionnelle des terraformeurs : combinaison large brune sur laquelle on peut compter une quinzaine de poches larges destinées à contenir leur matériel de travail, quelques renforts de métal souple aux articulations, un masque de verre évolué pendu autour du coup qui lui permet de voir dans le noir et de prendre le contrôle manuel de ses Cyclopes, les robots géants qui reçoivent les paquetages célestes. Il a bien sûr son pistolero au côté ; le sien est un long pistolet à double canon destiné au combat rapproché, une arme incongrue ici, dans ces immenses plaines, mais parfaite pour le combat urbain ou les luttes au sein d’un vaisseau spatial.
« Quand pensez-vous avoir terminé le campement, monsieur Kehata ? »
« Oh, ça ne devrait pas prendre trop de temps, madame. Je dirai que si notre équipe travaille correctement et que j’arrive à empêcher Karou et Idan et s’écharper, nous devrions être prêts d’ici deux jours. »
« C’est tout ? », dit Joralie surprise ; elle s’attendait à bien plus. Malgré l’aide des cyclopes, établir une base en dur à partir de rien prend du temps.
« Deux jours pour établir un campement de base, madame, c’est à dire sans aucun bâtiment en fer ou en pierre. »
« Mais pourquoi, par les Galaxies ? »
Elle s’imagine dormir dans un campement de tentes balayées par le vent, une image très lointaine du confort dont elle a l’habitude.
« Parce que pour ça il faut creuser le sol. »
« Et alors ? », demande-t-elle incrédule
« Et alors si on creuse, ils nous tuent. », répond Jen dans un large sourire dont il a le secret.
« Les locaux ? »
« Oui, madame. »
« Vous savez pourquoi ? »
« Pas avec certitude ; visiblement, il s’agit d’un interdit culturel ou religieux. La terre est pour eux sacrée et il est interdit de la modifier trop en profondeur. »
« Et bien, ça ne va pas être facile de prendre contact avec une population aussi frustre… », dit Joralie en soupirant.
Jen éclate de rire à cet accès de sincérité.
« Ha, ça non ! D’autant qu’on ne sait jamais quand et pourquoi ils vont dégainer leur couteau ; et les étoiles savent qu’ils sont capables de s’en servir ! »
« Vous n’en avez pas peur ? »
« Peur ? Des habitants d’Ankwane ? Non. », répond-il un peu surpris.
« Vous êtes courageux. »
« Disons que ma culture…comment le dire sans vous froisser ? »
« A l’habitude de tolérer et d’être au contact de genre d’individus, contrairement à moi qui ne suit qu’une habitante de la ville sans aucun égard pour mes semblables. »
« Madame, je ne voulais pas… », s’empresse Jen de répondre pour éviter tout incident.
« Il n’y a pas de mal, monsieur Kehata. », le coupe souriante Joralie. « Il y a en outre probablement beaucoup de vrai là-dedans. Poursuivez votre travail comme vous l’entendez et ne vous préoccupez pas de mes états d’âme. »
« Comme vous voudrez madame. Voudriez-vous assister à la mise en place du campement ?»
« Avec joie. Allons-y. »
Ils marchent en silence jusqu’au terrain choisi pour l’établissement de la base de fortune. Le vent qui souffle maintenant à leurs oreilles les obligeraient à hurler pour se faire entendre et ni l’un ni l’autre n’en ont envie. Alors qu’ils avancent, lui un peu devant, elle le regarde, observe sa démarche, son attitude détendue, l’affaissement de ses épaules, l’endroit où il met ses mains, cette sommes de petits détails qui sont pour elle autant d’indices sur Jen Kehata. Il n’y a là aucun calcul particulier, juste un exercice qui la fascine depuis toujours et qui l’a poussé à embrasser sa carrière de Diplomate.
Alors qu’ils arrivent, les trois apprentis sont encore en train de crier dans tous les sens : la source du drame tient au fait que le jeune homme aux cheveux noirs, Idan, a commencé à entreposer des caisses de matériel dans le périmètre de celui aux cheveux blonds, Karou. Celui-ci hurle donc à qui veut l’entendre qu’il doit mettre ses caisses ailleurs pendant que la fille aux cheveux roses lui crie d’arrêter et de prêter attention aux paquetages en approche. Le soupir de Jen Kehata se perd dans une bourrasque et il s’apprête à calmer le jeu quand le sifflement d’une caisse en approche se fait entendre. Il est pour le cyclope de la fille mais le garçon aux cheveux blond en décide autrement : rapide comme l’éclair, il s’empare de sa console de commande et jette son robot géant à la rencontre de la caisse. C’était sans compter sur la réactivité de la fille qui se prépare elle aussi à attraper l’énorme projectile au vol. Elle panique lorsqu’elle voit le cyclope qui n’est pas le sien arriver au pas de course, s’efforce de passer des ordres à toute vitesse sur sa console portable, va trop vite, se trompe dans les touches. Dans un bruit assourdissant de métal, les deux robots de neuf mètres se percutent et s’effondrent au sol dans un fracas assourdissant. La fille hurle par réflexe et par peur sur Karou, lorsqu’il le sifflement de la caisse propulsée depuis l’espace s’intensifie, plongeant droit sur elle, interrompant sa diatribe. Elle ouvre de grands yeux pleins d’effroi devant la mort de plusieurs tonnes qui file vers elle à des centaines de kilomètres à l’heure.
« Lynne ! »
Jen se jette d’instinct vers elle, à l’instar d’Idan, mais ils sont tous les deux trop loin pour la jeter hors de la zone d’atterrissage de la caisse de métal. Elle pousse un hurlement, croise les bras devant sa tête dans un dernier geste aussi futile que touchant et ferme fort les yeux.
Elle les rouvre une bonne seconde plus tard, consciente d’être toujours en vie. Incrédule, elle reste les yeux rivés sur la caisse de métal, immobile et en suspension à quelques mètres au dessus de sa tête. Jen, Idan et Karou se sont figés eux aussi, statufiés par le spectacle. C’est celui aux cheveux noirs, Idan, qui fait le premier le lien entre la caisse en lévitation et Joralie. Elle se tient droite, le bras gauche tendu vers le projectile spatial, tout son pouvoir canalisé dans l’unique but de stopper la course folle de la caisse de matériel. Un sourire de victoire se dessine sur ses lèvres malgré la concentration requise pour maintenir son sortilège. Elle a agit par reflexe, sans même savoir si elle en avait la force mais la vision de la fille aux cheveux roses écrasée par le métal lui a fourni une brusque et salvatrice impulsion de pouvoir. Le reste a suivi. Jouant avec sa main, Joralie fait léviter la caisse sur le côté, la pose en douceur au sol. Au moment où elle lâche sa concentration, elle s’attend au contrecoup physique qui ne manque jamais de frapper un Mage Stellaire lorsqu’il fourni un effort violent. Là, rien ne vient ; au contraire, Joralie ressent comme une vitalité nouvelle en elle, un état à la fois serein et puissant qu’elle n’a pas ressenti depuis bien longtemps. Depuis Myragill.
Les trois hommes Falgans entourent maintenant la petite Lynne, toujours blême, qui tremble tellement qu’elle a du mal à se mettre debout. Elle ne pense même pas à crier sur Karou qui se tient penaud près d’elle, et se laisse soutenir par Idan et Jen. Joralie remarque que le jeune homme aux cheveux noir la fixe régulièrement à la dérobée avec une rare intensité. Une fois certain que sa petite apprentie ne mourra pas de peur, Jen s’approche de Joralie, grave pour la première fois.
« Je ne sais pas quoi vous dire, madame. »
« Merci suffira, monsieur Kehata. Je ne crois pas nécessaire de faire savoir ce qui vient de se passer. »
« Non madame, mais ce n’est pas ce que je signifiais. »
« Expliquez-vous, Jen. », répond Joralie qui décide d’abandonner tout protocole
« Vous avez sauvé ma disciple. C’est un acte très fort chez les Falgans et qui veut dire beaucoup. »
« Je ne suis pas une Falgane, Jen. »
« Mais le résultat est le même. Je vous remercie du fond du cœur, Joralie ; vous avez ma gratitude éternelle. »
« Ne soyez pas si sentencieux », répond doucement Joralie, quant bien même cette brusque déclaration quasi-religieuse la touche étrangement au cœur. « Ça ne sont que des enfants qui jouent. »
« Et il est de notre devoir de les laisser jouer. Oui, ainsi parlait le Prophète. »
« C’est comme ça que les Falgans nomment Avraham ? Je croyais que seuls les Galiossas lui vouaient un culte. »
« Les Galiossas et ceux qui ont croisé sa route, madame. »
Alors ça nous fait un point en commun pense Joralie ; mais cette pensée là, elle la garde pour elle.
« Je dois retourner m’occuper des cyclopes ; l’équipe spatiale n’est pas au courant de l’incident et elle va encore nous envoyer du matériel. »
« Je comprends, Jen. Faîtes au mieux. »
La suite est plus calme, comme si le brusque pic d’énergie déclenché par l’accident avait sapé leurs forces à tous. Jen Kehata a remplacé Lynne à son poste jusqu’à ce que celle-ci se déclare prête à reprendre en main son robot. Sagement à l’écart du terrain d’atterrissage des caisses, Joralie en profite pour examiner de plus près les quatre Falgans. Elle s’émerveille du courage et de la détermination de Lynne qui parvient à surmonter sa peur en moins d’un quart d’heure pour se remettre au travail, guette les regards appuyés d’Idan dont les yeux trahissent tellement la compassion et la tendre affection qu’il a pour sa camarade, s’amuse du visage ronchon et coupable de Karou qui n’en manie pas moins son cyclope avec une grande aisance et lui parle parfois comme à un compagnon vivant. Ils sont touchants, tous les trois et viennent par un curieux tour du destin la mettre elle devant une autre façade de sa personnalité, autrement plus chaleureuse que celle qu’elle dévoile lorsqu’elle évolue dans l’entourage de Kenyl Arkies. Depuis combien de temps n’a-t-elle pas ressenti l’ivresse du pouvoir cosmique des Mages Stellaires ? A-t-elle passé tellement de temps à jouer à la conspiratrice pour avoir oublié ce pan entier de son essence ? A quel point son environnement paranoïaque et intolérant a-t-il rogné sur ce qu’elle est pour qu’elle ne devienne plus qu’une machine froide, un monstre pour qui seule la victoire comptait et sans aucun égard pour les joies simples de l’existence ?
Perdue dans ces réflexions, Joralie ne voit pas le temps passer. Bientôt, le jour se couche, l’équipe de Jen Kehata se regroupe autour d’un feu de camp, protégés du vent par de grandes bâches qui ondulent sans cesse dans un mouvement perpétuel, changeant et hypnotique. La Diplomate les y rejoint.
« Je peux m’asseoir ? »
A sa question, posée naïvement, Jen et Idan s’écartent avec empressement pour lui faire une place au coin du feu. D’une antique marmite de fer posée sur le feu, s’échappe une odeur de viande et surtout d’une multitude de légumes dont Joralie ne parvient pas à identifier la nature. Mais cela sent bon et donne envie de manger. En silence, Karou lui sert une part dans une gamelle qui a visiblement connu des jours meilleurs. Joralie prend à deux mains sa ration, les regarde avec un sourire quant bien même elle reste consciente qu’elle crée chez eux une gêne. Elle avait espéré que sa question initiale rende son irruption au sein de leur petite fratrie clanique plus aisée mais il n’en est rien. Il faut qu’un des participants brise la glace pour que la confiance mutuelle s’établisse dans le petit groupe. Joralie s’apprête à le faire lorsque Lynne la prend de cours.
« Merci beaucoup pour tout à l’heure madame. »
« Vous pouvez m’appeler Joralie, Lynne c’est ça ? »
« Oui, madame. »
La Diplomate part de son plus beau rire, celui qu’elle réserve aux interlocuteurs qu’elle doit mettre en confiance.
« Tu as été très courageuse de reprendre ton travail aussi vite. »
« Ben c’est sûr que c’est pas une gourdasse de la ville qui passe son temps à piailler pour des histoires de nœud dans les cheveux ! », dit Karou avec passion, s’érigeant en défenseur de sa camarade.
« Vous pouvez parler de nœud dans les cheveux, vous les Falgans, avec votre manie de vous teindre le moindre poil ! », répond Joralie sans hésitation.
« Mais quoi ? Ça en jette non ? Dîtes lui, maître, elle serait vachement mieux avec les cheveux verts, vous trouvez pas ? »
Tout le monde part d’un petit rire devant la mine pleine d’espoir de Karou, bref moment où tout le petit groupe est enfin en osmose. Même Idan a quitté un moment son air fermé.
« Sérieux, madame, c’était trop fort votre truc de télékinésie ! Nos Elémentalistes, ils savent pas faire ça du tout ! », renchéri Karou plein d’entrain, faisant référence aux Mages Stellaires de la Maison Falgan.
« Je suis certaine du contraire, c’est une technique assez basique…et puis un Elémentaliste aurait pu construire un mur de terre ou de glace pour protéger Lynne. »
« Ho la la, comment vous vous la racontez…technique de base, mes fesses oui, vous êtes ultra balèze ! »
« Karou ! »
Pour la troisième fois depuis que la discussion à commencé entre l’émissaire Arkies et son apprenti, le visage de Jen se crispe devant la probabilité que Karou ne commette une bourde diplomatique qui le mette dans l’embarra.
« Nous ne nous sommes pas présentés dans les formes, il me semble : je suis Joralie Kamen, Diplomate au service de la Grande Maison Arkies et je vous remercie tous d’être venus de l’autre bout de l’Empire pour nous aider. »
Les quatre hochent la tête, visiblement satisfaits. Joralie comprend instantanément qu’une partie de leur gêne venait probablement de leur peur de la voir remettre en cause leur compétence suite à l’incident d’aujourd’hui. Elle en profite pour goûter le contenu de sa gamelle, contenu qu’elle trouve étrangement savoureux et parfumé. Il doit s’agir de produits locaux, certainement pas de nourriture spatiale ou conservée depuis longtemps. Ce qui veut dire que les quatre Falgans ont déjà un bon contact ici, en seulement trois jours. Par les Galaxies, comment font-ils pour tisser des liens aussi vite avec des gens qui leurs sont tellement étrangers ?
« Vous n’avez pas d’arme ? », demande brusquement le silencieux Idan en la fixant.
« La magie stellaire est mal seule arme, Idan. »
« D’ordinaire, les gens de votre caste ont des épées ou des armes blanches. », rétorque-t-il sans se démonter le moins du monde.
« C’est vrai, l’arme emblématique des Mages Stellaire est l’épée, mais ce n’est pas une règle inaltérable : les Elémentalistes, les Mages Stellaires Falgans, ont aussi un pistolero comme vous tous. »
Par réflexe, les quatre terraformeurs posent soit les yeux soit la main sur leur arme, comme à chaque fois que le mot « pistolero » est prononcé. Idan possède un long fusil de tireur isolé, parfaitement en accord avec sa nature calme et froide ; Lynne porte à son côté droit un petit pistolet surmonté d’un viseur ; quant à Karou, de façon très peu surprenante, il tapote un gros canon portatif d’aspect particulièrement frustre et bariolé de nombreux dessins.
« J’ai un fleuret, pour répondre tout à fait à votre question, mais ma qualité de Diplomate m’oblige à le laisser souvent chez moi ou dans la cabine de mon vaisseau. », renchéri Joralie à l’adresse d’Idan.
« C’est absurde », répond-il du tac au tac sans jamais détourner son puissant regard noir, « personne ne choisi le moment où il va avoir besoin de son arme ; si on ne l’a pas toujours sur soi, elle ne sert à rien. »
« Il y a d’autre façons de vaincre que par les armes, Idan. »
« Parfois…mais pas toujours. Une arme ne sert pas à s’imposer par la force, elle sert quand on n’a pas d’autres moyens pour défendre sa vie ou celle de ceux que l’on veut protéger. »
« Et avec quelle arme aurais-tu figé la caisse d’équipement qui me fonçait dessus, gros nigaud ? », demande Lynne courroucée, ce qui fait immédiatement rougir Idan et baisser les yeux.
« Inutile d’être aussi dure, Lynne, d’autant qu’Idan a un point de vue qui ne manque pas de sagesse. Mais tu parles comme si tu avais une longue expérience du combat, tu t’es déjà battu ? », demande Joralie au jeune homme penaud.
« Evidemment ! », crie presque Karou. « On a déjà été dans pleins de batailles spatiales et à terre ! »
« Mais vous êtes si jeunes ! », s’écrie Joralie, glacée à l’idée de voir ces enfants pris dans le feu d’un combat à armes réelles. Vous laisserez les enfants être des enfants et ne leur demanderez pas d’être des adultes avant l’heure, disait Avraham et l’Espace savait à quel point Joralie, conditionnée depuis sa plus tendre enfance à devenir une adulte performante, était d’accord avec lui.
« Et vous, Joralie ? », demande Lynne, « vous avez connu la guerre ? »
« Bien sûr. Quel Mage Stellaire de ma génération ne l’a pas connu ? Mais j’étais déjà plus âgée que vous à l’époque… »
« Ils ont dû prendre sévère, les mecs d’en face, si vous leur avez fait le coup de la télékinésie… », dit songeur Karou, provoquant le rire de Joralie.
« Je n’étais pas la plus dangereuse du lot, loin de là ; mais j’ai eu ma part à jouer. »
« Arrêtez de tourner autour du pot ! », s’exclame-t-il, « Vous avez été dans les grandes batailles spatiales oui ou non ? »
Une fois de plus, Jen pose sa main sur sa bouche, comme si ce simple geste pouvait empêcher la franche spontanéité de son apprenti de s’exprimer, sans succès. Il lève les yeux au ciel en demandant aux étoiles ce qu’il a fait pour avoir un tel énergumène dans son équipe et combien va encore lui coûter son impétuosité. Joralie en profite pour vider son visage de toute joie, se rapproche de Karou, l’air grave.
« Tu devrais me craindre un peu plus, petit bonhomme : sache que tous ceux qui se sont opposés à moi les armes à la main sont morts, que j’ai défait un bataillon impérial entier à la bataille de Tel’Kavar et que j’étais parmi les Mages Stellaires les plus recherchés dès la troisième année de la guerre. »
La réplique de Joralie plonge l’assemblée dans un lourd silence que vient finalement briser le garçon.
« Vous êtes une Hérétique ? », demande-t-il tout bas.
Sans un mot, Joralie cherche sous sa robe un pendentif qu’elle sort devant les yeux du garçon blond ; on peut y voir quatre étoiles entourant un signe d’infini, le symbole de l’alliance d’Avraham. L’apparition du bijou provoque une exclamation à peine soufflée des lèvres des trois apprentis.
« Wow… »
« Oh… »
« Trop fort… »
Joralie souri en remettant le pendentif en sûreté dans ses vêtements. Lorsqu’elle relève la tête vers la petite assemblée, un respect nouveau se lit dans leurs yeux. Ce bijou, aussi interdit que dangereux, était la marque des Mages Stellaires et des héros de guerre de l’armée d’Avraham. Seul une centaine d’individus en possédaient un dans tout l’empire, se faire prendre en sa possession par un détachement impérial équivalait à une exécution immédiate. Plus que tout, le pendentif était durant la guerre un vrai symbole de ralliement de l’alliance Arkies-Deck-Falgan-Galiossa ; ceux qui les portaient n’étaient pas seulement de grands guerriers, c’étaient encore aujourd’hui des légendes dont on narrait les exploits avec fierté.
« Vous avez connu Avraham ? », demande fiévreusement Idan.
« Et dans quelle batailles avez-vous combattu l’Empire ? », questionne en retour Lynne. « Vous avez affronté les Balirs ? Les Rechags ? Les Rims ? », renchéri le jeune homme sombre.
« S’il vous plaît, madame Joralie, racontez nous ! », supplie Karou.
« Peut-être une autre fois. Ceux ne sont pas toujours les souvenirs idylliques que l’on raconte vous savez…mais il y a eu de grands moments, c’est vrai. », répond Joralie.
« Ho, allez, dîtes nous. Rien qu’une petite histoire ! », dit Karou en joignant les mains.
« Elle a dit non, les enfants ; les histoires attendrons un autre feu de camp », dit calmement Jen, provoquant une vague d’exclamations mécontentes. « Je vous demande en outre d’être discrets sur son pendentif : c’est un grand honneur d’en voir un et vous savez tous ce qu’elle risque en vous dévoilant ce secret. Je compte sur vous. »
Les trois apprentis hochent la tête avec un sérieux sincère. Ils finissent de manger en vitesse, chacun perdu dans ses pensées et les révélations qui viennent d’être faîtes ; puis Idan et Lynne ramassent les assiettes de tout le monde pour les laver à la rivière. D’un regard insistant, Jen demande à Karou s’il n’a pas mieux à faire ailleurs. Celui-ci soutient bien sûr le regard de son mentor.
« Karou ? »
« Oui, maître ? »
« Si tu allais aider tes deux compagnons à faire la vaisselle ? »
« Je vois pas pourquoi. »
« Parce que c’est ton devoir en tant qu’apprenti. », dit Jen dans un soupir, conscient qu’il va devoir batailler dur comme à chaque fois.
« Honnêtement, ils s’en sortiront mieux sans moi, maître. Comme ça ils pourront se rouler des galoches sans personne dans les pattes. »
« Jaloux ? », demande Joralie dans un sourire.
« Ça vous regarde pas… », rétorque Karou, boudeur.
« Alors va réparer ton cyclope », reprend son maître ; « il a pris un sale coup après la collision avec celui de Lynne. »
« Non. Je veux une histoire ; une histoire de la guerre. »
L’aplomb enfantin du garçon de quinze ans fait à nouveau rire Joralie.
« Tu ne changes jamais d’avis toi ! »
« Non, jamais. », répond-il avec fierté. « Allez, soyez sympa, juste une histoire de rien du tout. Je veux savoir ce qu’une femme aussi géniale que vous a fait pendant la guerre. »
« Tu crois sincèrement que la flatterie va me faire changer d’avis? », lui répond-elle, haussant les sourcils dans une attitude dubitative.
« Mais c’est vrai ! Vous êtes super belle, super forte, si je dois épouser une nana, elle sera comme vous ! »
« Il est un peu tôt pour ça, non ? », répond rieuse Joralie.
« Bah pourquoi, je vous plaît pas ? », demande Karou, blessé.
« Mais…tu as quinze ans ! », répond Joralie, totalement surprise par le cours que prend la conversation.
« Ça m’empêche pas d’embrasser les filles ! »
« Bien sûr, mais je dois avoir plus de deux fois ton âge… »
« C’est pas grave : vous êtes vieille mais franchement vous êtes plutôt bien conservée. »
La main de Jen Kehata s’abat alors sur la tête de son apprenti.
« Karou, va réparer ton cyclope. »
Maugréant dans sa barbe, Karou se lève et s’éloigne après un dernier regard contrit pour Joralie, comprenant qu’il n’aura pas gain de cause et son histoire de bataille spatiale. Quelques instants plus tard, Joralie et Jen entendent le son de son marteau qui travaille la tôle des cyclopes.
« Il ne doute de rien votre apprenti. », dit la Diplomate toute sourire.
« Ils vous aiment bien, tous les trois. C’est rare pour quelqu’un qui n’est pas de chez nous. », répond Jen Kehata.
« Oui, le médaillon d’Avraham fait toujours son petit effet…même si je n’ai pas trop l’occasion de le montrer à grand monde dernièrement. »
« Vous avez vraiment connu le Prophète, Joralie ? »
« Oui. Mais c’est pour moi un souvenir assez pénible à évoquer, Jen. »
« Pardon, je ne voulais pas vous ennuyer avec mes questions…mes apprentis s’en chargent assez bien d’ailleurs. », dit-il, retrouvant son éternel sourire.
« Vous savez, c’est toujours agréable d’être complimentée de façon aussi spontanée. Ces enfants sont si…vivants. J’essaye de faire la comparaison avec la façon dont j’ai été éduquée : si j’avais eu quelqu’un comme vous comme professeur…pardon, je dis n’importe quoi. »
Pour toute réponse, Jen Kehata lui offre son plus beau sourire, sans aucun jugement ni reproche.
« Est-ce que vous aurez besoin de nous après la construction du camp humanitaire ? », demande le terraformeur.
« Honnêtement, oui, Jen. », reprend Joralie beaucoup plus sérieuse. « Je ne vais pas vous mentir, vous êtes infiniment plus compétents à vous quatre pour établir un dialogue avec les habitants de cette planète que toute la Grande Maison Arkies au complet. Je ne sais même pas quelle sera la marche à suivre par la suite, s’il faudra construire d’autres sites, prendre contact avec la race native d’Ankwane… »
« Les Ssazarils ? Vous êtes au courant de leur existence ? »
« Oui, mais je ne connaissais même pas leur nom. Comment l’avez-vous appris ? », demande Joralie intriguée.
« Une caravane de nomades nous a contacté hier ; ils nous ont appris pas mal de choses. »
« Vous avez réussi à discuter avec les nomades ? »
« Bien sûr ! Leurs coutumes sont au final assez proches des nôtres et pour tout vous dire, je trouve les gens d’ici assez accueillants. »
« Soit vous êtes un génie dans ce que vous faîtes, Jen, soit les Arkies sont un grand ramassis d’incapables. », dit d’un ton un peu las Joralie.
« Je n’ai pas dit qu’ils n’étaient pas irritables ou qu’ils étaient faciles d’approche. Il n’y a pas de honte à posséder d’autres forces que celles des Falgans ; après tout, c’est notre atout majeur dans cet empire. »
« Vous êtes gentil, Jen ; dans tous les cas, la réponse à vôtre question est « oui », nous aurons besoin de vous. »
« Alors nous resterons le temps qu’il faudra. Je vous recommande de ne pas tarder à vous coucher : nous nous levons tôt demain pour monter le camp et explorer les environs. »
« Parfait. Alors je vous souhaite bonne nuit, Jen. »
Ils se serrent la main de façon autrement plus naturelle que tout à l’heure et Joralie s’en retourne à son vaisseau, son luxe et sa facilité. Par un curieux tour des choses, elle s’y sent très à l’étroit, regrette la plaine sauvage d’Ankwane qu’elle a troqué pour sa chambre si artificielle. Mais elle n’est pas prête du tout à dormir dehors dans un vulgaire sac de couchage, le vent sifflant à ses oreilles toute la nuit. A bord, le train-train de son équipe se poursuit : il s’agit majoritairement de serviteurs dévoués, spécialistes des communications, quelques gardes du corps, le personnel d’intendance. Les espions, eux, sont partis depuis le début de la journée pour disposer les radars en camouflage optique aux endroits stratégiques de la planète. Joralie se demande en toute sincérité combien reviendront vivants tant cette planète semble étrangère au mode de vie et aux références Arkies.
Fuyant la horde de subalternes qui viennent s’enquérir de son état de santé, elle trouve refuge dans sa grande chambre. Comme elle s’y attend, son écran de communication lui indique que de nombreux messages visuels l’attendent ; tous émanent de la ligne privée, et cryptée, de Ranel Jun. Soufflant, Joralie appuie sur la combinaison de touches de son communicateur qui lui donne accès à la ligne de son allié, si tant est que Ranel puisse véritablement être considéré comme tel. Instantanément, la communication s’établi et le visage de l’homme d’affaire apparaît. Il a l’air contrit, en colère.
« C’est à cette heure-ci que tu appelles ? J’ai attendu toute la journée des nouvelles de notre mission… ».
Son ton est cassant, autoritaire, culpabilisant. Joralie se demande depuis combien de temps elle tolère que cet homme s’adresse à elle de la sorte.
« Tu sais, entre le moment où mon vaisseau se pose et le celui où je t’appelle il y a toute l’étape de la prise d’information. Je sais que tu n’as pas l’habitude, mais c’est un exercice qui peut prendre du temps. », répond-elle, le visage fermé.
« Epargne moi tes sarcasmes, tu veux. Alors ? Qu’as-tu découvert ? »
« Pas grand chose pour l’instant. »
« C’est une plaisanterie ? »
« Tu vas continuer longtemps comme ça ou je peux parler ? »
Il se renfrogne, reste silencieux désormais, contenant son mécontentement.
« Je disais donc que je n’ai pas vu grand chose pour l’instant », reprend Joralie. « S’il y a bien comme tu le penses un…pouvoir caché sur Ankwane, commercial, minier, militaire, quoi que ce soit, il est caché. Pour l’heure, je n’ai rien vu d’autre que ce que j’en savais déjà à savoir une planète primitive dénuée de richesse. »
« C’est impossible, Joralie. Il doit y avoir quelque chose ici, c’est obligé. »
« Peut-être. Peut-être pas. »
« Il faut qu’il y ait quelque chose ! Jamais Zarakis Zamal n’enverrait son petit-fils en personne s’il n’y avait pas un truc énorme ; et ce truc je le veux, tu entends ? »
« J’entend », répond Joralie qui note mentalement la venue imminente de Perin Zamal sur le sol de la planète des vents. Tout ça prend une tournure intéressante, lui permet d’oublier le dégoût grandissant qu’elle éprouve pour Ranel Jun.
« Tu ne dois pas échouer, Joralie. Tu dois découvrir ce que cache cette foutue planète et me l’amener, d’une façon ou d’une autre. »
« Comme tu voudras. »
« Et tu me tiendras au courant de tout, désormais. Je veux tout savoir sur… »
Elle a raccroché. Il va être fou de rage, jurera de lui infliger mille tourments pour cet affront. Mais ce soir elle s’en fiche ; elle n’a jamais rejoint la conspiration de Jun contre Kenyl Arkies par idéologie ou obéissance servile à celui-ci. Elle l’a rejoint car il l’a séduite il y a quelques années, qu’elle est devenue sa maîtresse et qu’elle pensait avoir, enfin, trouvé un homme à sa mesure avec qui elle pourrait construire une relation sage, stable, sans amour mais non sans ivresse. Tout, depuis quelques semaines, lui indiquait qu’elle avait, une fois de plus, fait fausse route. Elle n’a décidemment pas de chance dans ses histoires de cœur. Plus que jamais, l’envie d’appeler en urgence le seigneur Arkies et de tout lui révéler la prend au ventre. Pas par calcul, simplement parce qu’elle en a envie, parce que Kenyl vaut mieux que cet abruti de Jun qui n’est qu’un magnat sans éducation, un parvenu dépourvu de goût ou de principes. Joralie soupire, éteint définitivement l’écran de communication et va s’étendre dans son grand lit, vide de toute présence réconfortante. Lorsqu’elle est au bord du sommeil, lumières éteintes, elle laisse son esprit vagabonder, repense à l’incident d’aujourd’hui, cet exploit magique qu’elle a accompli sans y penser. En a-t-elle la force ou y a-t-il autre chose à l’œuvre, quelque chose qui amplifie ses pouvoirs ? Il est trop tôt pour le dire mais voilà une enquête qu’elle trouve autrement plus passionnante que celle dont son irascible amant l’a chargée. Peut-être qu’il y a bien quelque chose ici qui mérite d’être découvert ; mais quand elle l’aura trouvé, si elle le trouve, elle n’est pas sûre de vouloir partager ce secret avec qui que ce soit. Elle s’endort finalement, ses dernières pensées allant aux quatre Falgans qu’elle a laissé dehors mais dont elle se sent ce soir plus proche que quiconque chez elle.