Ambiance musicale : Craig David, Come Together (live)
Le soupir las de Kenyl Arkies accompagne le mouvement des têtes qui se tournent vers Garon Bazir. Il soutient cependant le regard de tous sans ciller.
« Monsieur Bazir ? »
« Monseigneur ? »
« Aurons-nous la chance d’avoir autre chose de vous ce soir que des sarcasmes ? »
« Si tel est votre désir. »
« Il l’est. Parlez. »
« Et bien puisque vous êtes prêts à subir un long monologue dont j’ai l’habitude, je commencerai par dire que nous manquons d’informations. Nous ne connaissons pas Ankwane même si nous avons régné dessus car nous avons à l’époque établi une dictature par la force, bête, imbécile et irresponsable. A aucun moment nous n’avons pris la peine de nous attarder sur les habitants de cette planète ; notre statu sur Ankwane n’est donc ni neutre politiquement ni même favorable car nous n’en connaissons pour ainsi dire rien et que les habitants locaux nous détestent probablement. Ensuite, je dirai que nous ne connaissons pas l’état d’esprit actuel des Zamals et ne pouvons à partir de là que nous perdre en conjectures sans fondement sur leur réaction à nos actions. Je vous encourage donc à faire parler avant toute chose Gerdan Donidas qui est celui d’entre nous qui les connaît le mieux afin de savoir sur quoi tabler. Je dirai pour poursuivre que ce n’est pas Entaris Iridian que j’aurai invité ici ce soir mais Zarakis Zamal lui-même afin de régler ce conflit que l’Empereur cherche de toute évidence à nous imposer ; Ma’Kin II passe pour un abruti pacifiste depuis le début de son règne mais tout le monde sait c’est un politicien de premier ordre et qu’il a été choisi parmi son alliance pour prendre le trône. Il était à l’époque en concurrence avec des gens qui comptent parmi les légendes de cet empire et il a gagné. »
« Qu’essayez-vous de nous dire, monsieur Bazir. »
« Que l’Empereur a remporté son pari de passer pour un être faible alors que c’est un individu excessivement dangereux. Que L’Empereur nous abhorre autant qu’il a de l’affection pour Zarakis Zamal et qu’enfin c’est un émissaire de l’Empereur qui nous impose ce duel absurde pour une planète minuscule qui ne nous amènera aucune richesse car elle en est dépourvue. Vous semblez omettre le fait que nous n’avons presque rien à gagner dans cette compétition et énormément à perdre, ce que l’Empereur verrait d’un très bon œil. »
« Vous rejoignez donc Dartas Huji dans l’idée d’un complot impérial contre nous ? »
« Je ne serais pas aussi romantique, Monseigneur. Mais je vois simplement une situation idiote que vous avez eu beaucoup de plaisir à monter en épingle auprès de la presse sans vous rendre compte que désormais vous êtes forcé de prendre une décision forte qui va dans le sens que Ma’Kin a voulu que vous preniez, soit vous décrédibiliser auprès de votre peuple. »
Le ton de Garon est lourd de reproches à l’adresse de Kenyl Arkies mais la colère froide qui a animé tout son discours a déteint sur tous ceux qui sont présents dans la pièce. Après de longues secondes silencieuses, c’est au tour de Gerdan Donidas de prendre la parole :
« Monseigneur, puis-je parler ? »
D’un geste de la main, Kenyl lui fait signe de poursuivre.
« Les Zamals sont actuellement dans une position inconfortable : Zarakis méprise ouvertement ses enfants directs qui sont selon lui des imbéciles combattifs mais dénués de cervelle. Pour les avoir rencontré personnellement, je peux dire qu’il n’a pas complètement tort. »
« En quoi tout ceci nous concerne-t-il ? »
« Cela ne nous concerne pas directement mais nous intéresse dans le cas présent. Zarakis est vieux, très vieux même pour régner selon les standards Zamals qui se fondent sur le respect de la force ; nombreux sont ceux qui pensent, lui le premier d’ailleurs, qu’il aimerait bien passer le flambeau. »
« Mais il n’a personne pour le remplacer, c’est ça ? »
« Oui Monseigneur. Les Zamals sont des gens tout à fait capables lorsqu’il s’agit de respecter les ordres et d’obéir mais encore faut-il quelqu’un pour donner des instructions. Tout leur système politique, bien plus rigide que le nôtre, repose sur une soumission totale au chef. Si jamais il advenait que Zarakis Zamal disparaisse ou ne puisse participer activement au commandement, ce serait toute la Grande Maison Zamal qui serait paralysée. »
« Parfait, très bien monsieur Donidas mais, encore une fois et au risque de me répéter, en quoi tout ceci nous concerne-t-il ? En quoi les problèmes de succession de ce pauvre Zarakis rentrent-ils en compte dans notre débat ce soir ? Je comprends bien sûr le lien évident qu’il y a avec notre opposition pour gagner Ankwane, mais cela ne nous dit pas concrètement dans quelle direction avancer. »
« Je ne faisais que répondre au souhait de votre conseiller d’en apprendre plus sur les Zamals, Monseigneur. »
« C’est vrai, c’est vrai, excusez-moi. »
D’un geste, Kenyl se lève, commence à faire les cents pas dans la salle de réunion, les bras croisés dans le dos comme à son habitude lorsqu’il est plongé dans une intense réflexion.
« Bon, je suis Zarakis Zamal, je suis vieux j’ai pour moi l’expérience d’une vie de combats. Je suis honni de mes anciens alliés de la guerre civile car je suis le seul qui n’ait pas trop souffert lors du conflit mais je suis aussi celui que l’Empereur favorisera s’il en a l’occasion. Brusquement, l’Empereur me met en compétition avec mon voisin Arkies qui possède une meilleure flotte que la mienne grâce à des avantages technologiques que je ne peux acquérir et mettre en production dans l’immédiat mais qui m’est très inférieure militairement en cas de conflit d’envergure. La source du conflit est une petite planète pauvre et sans ressource dont je me fiche probablement et… »
« Pas du tout Monseigneur. », coupe d’une voix douce mais nette Gerdan Donidas.
« Ha ? »
« Zarakis a toujours été très attaché à Ankwane, pour des raisons sentimentales à ce qui se disait dans son entourage. Cela lui a d’ailleurs été reproché, tout autant que de s’en délaisser avec légèreté d’ailleurs. »
« Je ne comprends pas, il la veut mais la refourgue à un de ses… »
« …vétérans de guerre. »
« Merci, vétérans de guerre dès que l’occasion se présente. Je ne comprends pas. »
« Personne n’a vraiment compris son geste. »
« Alors peut-être qu’il est un peu plus cinglé qu’on ne voudrait bien le dire. », répond Kényl dans un sourire.
« Ou qu’il avait ses raisons et qu’il n’a pas cru bon d’en faire part à quiconque. », ajoute Garon.
« Mais pourquoi, par les Galaxies ? »
« Sentimentalisme. », répond du tac au tac le conseiller du seigneur.
« Vous êtes bien sûr de vous Garon. »
« Si cela n’avait pas été pour une raison intime et personnelle, il s’en serait ouvert à son entourage, il n’est pas du genre à cacher des choses. »
« Bon, bon, soit. Reprenons : la source du conflit est une petite planète pauvre et sans ressources mais à laquelle je tiens sans pour autant chercher à la posséder, aussi absurde que cela puisse paraître et me coûter. Que fais-je, qu’est-ce que j’entreprends pour gagner le duel qui m’oppose à la Grande Maison Arkies ? Quelles seront mes armes, mes moyens de me battre ? Quel sera mon premier geste ? »
« Appeler l’Empereur pour lui demander des explications. » dit d’une voix où le doute n’avait pas sa place Ranel Jun.
« Non », rétorque aussitôt Kenyl Arkies. « Jamais de la vie. Zarakis est d’une obéissance totale envers Ma’Kin II, jamais le simple fait de remettre en question la légitimité de cette compétition ne lui traversera même l’esprit. L’Empereur pourrait lui prendre la moitié de ses territoires, ce vieux cinglé serait même capable de dire merci. Non, non, à mon avis il doit voir ça comme un test ou une connerie virile et forte de ce goût-là. »
« Envoyer des troupes ? », dit Dartas Huji.
« Possible, ce serait une réponse Zamale classique mais en bon chef de guerre, il n’ira pas s’il ne peut pas promettre une compensation financière à ses ministres. Les moteurs des vaisseaux Zamals sont d’antiques machines à fission, organiser un déplacement de troupe coûte horriblement cher en carburant pour eux. Je pense que Zarakis ne pourra pas se payer le luxe d’envoyer son armée car il n’a rien à gagner sur Ankwane. C’est trop pauvre ! Il ne peut pas se pointer la bouche en cœur face à son état-major et dire qu’on va dépenser le tiers du budget de l’armée de l’année en cours pour un élan sentimentaliste ! Ça ne passera jamais ! »
Kenyl Arkies ouvre grand les bras, les yeux rivés au sol. L’émotion que génèrent ses réflexions le laissent comme à l’accoutumée perdu dans ses mondes intérieurs, sans aucune volonté de communiquer pleinement avec ses interlocuteurs.
« Se faire reconnaître et choisir par la population locale ? »
Le ton de Célia autant que la question laisse l’assemblée pantoise. C’est Joralie la première qui rétorque :
« Vous pensez qu’il va tenter de provoquer un mouvement de foule pour nous chasser ? »
« Non. Je pense qu’il aime beaucoup cette planète ; je pense à ce titre qu’il possède une affinité forte avec ses habitants, peut-être de nombreux alliés locaux, des gens déjà gagnés à sa cause. »
« Cela ne fait pas gagner les guerres ma fille, face à des canons lasers… »
« Et s’il n’y a pas de guerre, père ? Et si l’épreuve que cherche à nous faire passer Entaris Iridian n’était pas justement de nous juger non pas sur ce en quoi nous excellons mais ce que nous sommes à même de dépasser dans nos habitudes ? »
« Je ne comprends rien à ce que vous racontez, mademoiselle. », rétorqua d’un ton dur Ranel Jun.
« Moi si », lui répondit Joris Leven, le regard lourd de reproches vis-à-vis du ton tranchant que l’homme d’affaire avait utilisé pour s’adresser à Célia. « Ce que Mademoiselle Arkies veut dire c’est qu’il est tout à fait crédible de penser que l’émissaire impérial Iridian sait que notre premier réflexe est de prendre les armes pour aller au plus simple et au plus rapide. Il sait que l’invasion militaire est l’option que nous prendrons, comme les Zamals d’ailleurs. Sans cela, il nous aurait simplement signifié par un mandat sa décision et les règles du jeu. »
« Parce que c’est un jeu pour vous ? », s’exclame Gerdan Donidas.
« Je vais garder pour moi ce que je pense de tout ceci mais dans l’esprit de notre brave Planétologue, je le pense oui », rétorque Joris dans un sourire. « Je pense que nous jouons effectivement un jeu de dupes avec l’Empereur et qu’il nous faut avancer prudemment comme l’a si bien rappelé notre seigneur. Je pense qu’il n’est pas exclu qu’une tentative d’invasion nous disqualifie d’entrée de jeu dans la compétition. Je pense que la guerre est le moyen le plus simple de gagner et c’est pourquoi nous ne devons pas l’utiliser. Je pense qu’Entaris Iridian, malgré son âge et sa prétendue inexpérience diplomatique savait exactement ce qu’il faisait en nous rassemblant sur Ankwane. »
« C’est à dire, jeune homme ? », lui dit d’un ton lourd Ranel Jun qui n’avait visiblement pas digéré d’avoir été interrompu par le favori du seigneur Arkies.
« C’est assez simple : serions-nous en train d’avoir ce conseil extraordinaire s’il avait agi différemment ? La réponse est sûrement non. Notre seigneur se serait contenté d’une décision plus expéditive, prise en commun avec le conseiller de son choix ou seul, et l’histoire aurait pu s’arrêter là. Par sa volonté expresse de marquer le coup, de donner de la valeur à cette compétition, Entaris Iridian nous force à lui donner de l’importance. »
« Et donc !? »
« Et donc, nous ne pouvons aboutir qu’à ce que viens de découvrir Mademoiselle Arkies : il n’y aura pas de guerre. Entaris ne veut pas la guerre, l’Empereur ne veut pas la guerre mais ils ne peuvent pas le dire car ce serait un aveu de faiblesse et d’ingérence. Décider arbitrairement du sort d’Ankwane aurait donné une raison à la Grande Maison perdante d’en vouloir à sa rivale ; autoriser aux Arkies ou aux Zamals à avoir une latitude totale dans le conflit pour Ankwane nous aurait fatalement amené à une confrontation armée, même minime, à un moment. Sachant tout cela, Iridian fait la seule chose qui soit à sa portée : rassembler tout le monde dans un face à face sentencieux tout en rappelant bien qu’il nous surveille. Nous agissons donc en conséquence c’est à dire avec prudence en concluant que toute attaque sur Ankwane est fatalement destinée à se muer en échec et pour la compétition en cours et pour notre sécurité. De fait, nous ne pouvons que suivre le cours des choses, c’est à dire nous engager sur une lutte pacifique pour Anwkane. »
« Déterminisme primaire, je reconnais bien là l’influence de vos lectures harnidiennes, monsieur Leven », lui assène Joralie.
« Vous dîtes cela par ce que c’est le fond de votre pensée ou parce que vous ne l’avez pas déterminé avant moi, madame ? »
« Ça suffit, vos jérémiades n’amènent rien », dit d’un ton las Kenyl Arkies. « Monsieur Leven, nous expose longuement ce qu’on peut résumer en une phrase : nous sommes prisonniers du bon vouloir de l’Empereur. Nous ne pourrons rien tenter tant que les règles du jeu d’Entaris Iridian ne sont pas plus claires et que nous ne savons pas à quel point les Zamals sont prêt à se lancer dans la course. Pour l’heure, nous nous contenterons d’envoyer la mission humanitaire dont nous avons parlé initialement ; elle sera accompagnée du minimum de troupes régulières et d’un maximum d’espions dont le but ne sera bien sûr pas d’enquêter sur la population locale mais sur les faits et gestes des Zamals. Madame Kanem, seriez-vous disposée à prendre le commandement d’une telle expédition ? »
La mages Stellaire ne s’attendait pas à une prise de décision aussi brusque et encore moins à être désignée directement responsable des opérations.
« Bien sûr Monseigneur, si tel est votre désir. »
« Alors je déclare cette réunion est terminée. Mesdames, Mademoiselle, Messieurs, je vous souhaite une bonne soirée. »
D’un geste de la main, le seigneur Arkies fait signe à tout le monde de sortir. Tous viennent le saluer avant de prendre congé par la porte unique qui mène hors de la salle sombre. Comme le veut le protocole, Kenyl Arkies les raccompagnent sur le perron, attendant que chacun soit monté dans son véhicule respectif pour rentrer au sein du palais seigneurial. Il arpente ensuite en silence les immenses couloirs du palais aux couleurs vives et à l’ornement raffiné, passe par plaisir dans la salle des miroirs dans laquelle il aimait tant jouer étant enfant, rejoint un salon de réception et entre dans un petit fumoir garni de riches tapis et d’immenses bibliothèques. Des fauteuils antiques, faits de bois laqué sombre et de velours semblent y attendre les heureux élus qui passeraient les portes de la salle pour y trouver un moment de détente. C’est bien sûr ici que l’attend, un verre d’alcool à la main et le visage autrement plus détendu que tout à l’heure, Garon Bazir.
Ils n’e s’échangent qu’un sourire mutuel, le temps que Kenyl se serve à boire lui aussi et ne s’asseye rituellement dans le fauteuil qui fait face à son conseiller. Comme d’ordinaire, c’est le seigneur qui commence :
« Alors ? »
« Il se défend bien, ton petit protégé. Je ne connais pas dix personnes sur cette planète capable de tenir tête avec autant de fermeté à Jun et consort. »
« Les générations futures ne naîtront pas nues mais parées de tout ce que leurs ancêtres ont accomplis par le passé. Le chemin parcouru par nos aïeux n’est plus à faire mais nous ne devons pas oublier que nous marchons dans leurs pas. »
« Ce sont là les mots d’Avraham. Mais c’est vrai qu’ils sont très adaptés à la situation présente. »
« Ces mots guident ma vie, Garon. »
« Avraham est mort, Kenyl. L’idéal que nous poursuivions durant la guerre d’instaurer une république à la place de cet empire féodal a disparu avec lui. »
« Je sens un rien d’amertume et de reproches… »
« Peut-être. Je n’ai jamais trop aimé les visions de notre ancien leader sur les générations futures. »
« Tu n’y crois pas ? »
« Si, mais ça me fait sentir encore plus vieux que je ne le suis. »
Les deux partent d’un même rire complice. Dans cette salle, il n’y a pas de jeu à jouer, pas de tensions à inventer pour détourner l’attention et éventer les complots. Garon reprend :
« Joralie est avec Jun, j’en suis persuadé. Elle a montré trop de soutient ouvert à ses idées pour qu’il en soit autrement. »
« C’est une Diplomate, Garon, une Mage Stellaire spécialisé dans le jeu social et le mensonge. »
« Certains signes ne trompent pas. Mise dos au mur, c’est vers lui qu’elle se tourne, lui dont elle prend le parti. »
« Tu la fais suivre ? »
« Evidemment. Pourquoi crois-tu que mon service d’espionnage engloutisse autant de crédits ? »
« Pour te payer des gonzesses et du whisky ? »
« Couillon…la seule que j’ai envie de voir en ce moment, c’est Phanelle et je crois qu’elle en a ras le bol que son abruti de mari lui impose une abstinence forcée pour cause de surmenage professionnel. »
« Et les autres ? Qu’est-ce que tu as vu ? »
« La même chose que toi : la guerre. Elle est dans toutes leurs têtes, elle pointe son nez dès qu’on leur lâche la bride une seconde. Sans notre petit numéro de ce soir, Murpugo était prêt à lâcher l’armada complète sur une planète sans défenses. »
« Pourquoi Garon, pourquoi veulent-ils cette bataille insensée face au vieux Zarakis ? »
« Parce qu’ils ont perdu la Guerre Civile, Kenyl, voilà pourquoi. Parce qu’un beau jour Ma’Kin II a tué Avraham dans le secteur de Pak’toris, que ce jour-là l’alliance Arkies-Deck-Falgan-Galiossa a perdu son chef et que nous avons capitulé lorsque le camp adverse nous a proposé une reddition acceptable après huit ans de conflit. Parce que l’amertume d’avoir été placé dans le camp des vaincus est intolérable et qu’il faut laver cet affront plutôt que de vivre avec la honte. »
Kenyl vide son verre à petites goulées, les yeux perdus dans la rue que l’on voit d’ici. Après un moment d’intense réflexion, il ajoute :
« Qui sera pour la guerre ? Qui va faire en sorte que nous affrontions les Zamals ? »
« Murpugo, évidemment. Jun, j’en suis certain. »
« Pourquoi lui ? C’est un homme d’affaire pas un militaire. »
« Parce que tu ne la veux pas : en se plaçant dans le camp adverse, quelques soient les causes à défendre, c’est bon pour lui. En se désignant comme un va-t-en-guerre, il va canaliser tous ceux qui pensent qu’une action forte doit être prise et fédérer tes opposants. »
« Il va y parvenir ? »
« Une bonne partie des milieux d’affaire lui mangent dans la main, il a des alliés bien placés dans les ministères… »
« Va-t-il y parvenir ou non, Garon ? »
« Pas pour le moment, les gens vont trop bien pour avoir envie de conflit ou se désolidariser de toi. Mais si notre économie devait subir un ralentissement quelconque, il gagnerait très vite des voix. »
« Qui d’autre ? »
« Joralie, pour moi c’est clair. »
« Quand je pense que c’est avec l’argent des impôts qu’elle a suivi toute sa formation de magicienne et qu’elle a fini son enseignement à Myraguill. »
« Où elle a échoué aux examens finaux. »
« Quoi ? »
« C’est un ami à moi qui a fini par avoir l’info. Elle n’a jamais terminé son cursus là-bas. »
Kenyl explose de rire. Joralie Kanem, celle qui raconte partout qu’elle est sortie avec les honneurs de la plus grande école de Mages Stellaires de l’Empire, serait une petite menteuse qui a échoué et l’aurait caché à tout le monde !
« Mais comment elle a fait pour que ça ne sache pas ? Tous les Mages Stellaires de sa promotion doivent le savoir, non ? »
« Les magiciens de son époque sont tous morts, Kenyl. Ceux qui ont survécus à la guerre se cachent car ils étaient presque tous dans le camp d’Avraham. Rien que dans notre cadran Sud-Est, il n’y a guère que Dartas Huji pour avoir été à Myraguill. »
« La petite félonne… »
« Il n’y a pas de honte à échouer aux examens de Myraguill. »
« Rater le concours le plus prestigieux des galaxies, non, il n’y a pas de honte. Mais me faire payer l’argent qu’elle me fait sortir tous les mois pour ses services grâce à son titre, ça oui ! »
Hilare, probablement autant par la révélation que par l’alcool, Kenyl se lève pour aller se resservir. Philosophe, il revient avec la bouteille et rempli d’autorité le verre de son conseiller.
« Et Dartas ? C’est un vrai, lui ? »
« Dartas est un vrai, il n’a pas menti sur son cursus. Et mieux vaut qu’il soit de ton côté si jamais la guerre éclate. »
« Il veut la guerre ? »
« Tu as vu comme il regardait Rin Eilov sur Ankwane ? »
« Le Duelliste Zamal ? Non. »
« Moi oui ; et je peux te dire que ces deux-là doivent avoir une sacrée histoire commune pour se détester autant. »
« Hum…le Duelliste contre le Faucheur, sacré programme. »
« Si ce n’est que contrairement à toi, Zarakis est certain, lui, de la loyauté de son Mage Stellaire. »
« Tu crois que Dartas travaille toujours pour la Maison Rechag ? »
« Difficile à dire, je n’ai pas encore suffisamment d’infos sur lui. Mais tu connais mon point de vue sur la question. »
Ho oui il le connaissait : Garon avait toujours hurlé lorsqu’il avait appris la décision de Kenyl d’accueillir au sein de sa garde un Faucheur, un Mage Stellaire issu des rangs de la Grande Maison Rechag. Outre le fait qu’elle était dans le camp adverse durant la guerre, la Grande Maison Rechag s’était faite une spécialité dans l’assassinat et le meurtre ; et ses meilleurs éléments pour ce faire étaient ses Mages Steallaires emblématiques, les Faucheurs. Celui-ci cherchait visiblement un refuge pour s’abriter de ses anciens confrères mais son parcours et sa puissance avait terrifié Garon depuis le premier jour : si jamais il prenait l’envie à Dartas Huji de décimer la famille seigneuriale, personne n’aurait la puissance de l’en empêcher. La seule à avoir un niveau comparable était Joralie mais Joralie était une Diplomate, pas du tout une Mage Stellaire de combat. Qui plus est, elle n’avait pas obtenu son diplôme de Myraguill, contrairement à Dartas. Déjà qu’à armes égales elle était donnée perdante, si en plus elle était moins forte que ce qu’elle prétendait être…Restait Kamal, le psi surdoué. Lui avait une chance.
« Bien, on y voit déjà un peu plus clair. Donidas ? »
« Visiblement, il est complètement étranger à toute machination. Il ne comprend rien à ce qui se joue entre toi et Jun. »
« C’est bon à savoir. »
« Ça ne veut pas dire qu’il est de ton côté. »
« Non, mais j’aime bien ce mec-là. Ça m’aurait peiné de le savoir contre moi. »
« Autre chose : ça ne te gêne pas de savoir que Joris Leven tourne autant autour de ta fille ? »
« Tu ne l’aimes pas, hein, mon petit Joris ? »
« Non. Il est suffisant, snob et imbu de lui-même. »
« Mais il se défend bien, tu l’as dis toi-même. »
« C’est vrai. Mais il veut ta fille. »
« Et le pouvoir ? »
« Non, ça je pense qu’il s’en fout pour l’instant. Je crois qu’il veut juste la mettre dans son lit ; le reste attendra. »
« Je ne peux pas vraiment lui en vouloir. »
« Ça veut dire que tu es d’accord ? »
« Je n’ai pas à interagir avec les décisions amoureuses de ma fille, Garon. Elle est suffisamment maligne pour savoir à quoi s’en tenir avec les garçons. »
« Tu parles comme si elle avait quinze ans. »
« Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Tu verras quand ta gamine aura cet âge-là… »
« Vu qu’elle fête ses huit ans le mois prochain, j’ai encore de la marge. »
« C’est vrai ! Il faut que je pense à un cadeau…»
« On verra le moment venu. »
Garon baille brusquement à s’en décrocher la mâchoire. Kenyl en profite pour taper d’un même geste sur ses deux cuisses avant de se lever dans un brusque élan d’énergie.
« Allez, il tard et je te fais bosser plus que je ne devrais en ce moment. »
« Oui, excuse moi, j’ai pas mal d’heures de sommeil en moins au compteur. »
« Rentre chez toi, ne te fais pas tuer et embrasse Phanelle et tes gosses pour moi. »
« Oui, seigneur, à vos ordres seigneur. »
« Oh, ta gueule. »
Ils sortent en silence du fumoir, passent dans les salles que le seigneur Arkies a longé pour venir jusqu’ici. Sur le perron du palais, la voiture personnelle de Kenyl attend de ramener Garon Bazir chez lui. Il descend quelques marches après la poignée de main ferme et amicale de circonstance, s’arrête, se retourne.
« Kenyl ? »
« Oui ? »
« Il y a aura la guerre Kenyl. Malgré toi, malgré tout ce que tu pourras y faire. Règle ce conflit au plus vite, rencontre Zarakis, négocie. Mais fait le vite avant que le cours des choses ne s’accélère et qu’on ne contrôle plus rien. »
« Va, rentre chez toi, oiseau de mauvaise augure. Mais j’entends ton conseil. Bonne nuit Garon. »
« Monsieur Bazir ? »
« Monseigneur ? »
« Aurons-nous la chance d’avoir autre chose de vous ce soir que des sarcasmes ? »
« Si tel est votre désir. »
« Il l’est. Parlez. »
« Et bien puisque vous êtes prêts à subir un long monologue dont j’ai l’habitude, je commencerai par dire que nous manquons d’informations. Nous ne connaissons pas Ankwane même si nous avons régné dessus car nous avons à l’époque établi une dictature par la force, bête, imbécile et irresponsable. A aucun moment nous n’avons pris la peine de nous attarder sur les habitants de cette planète ; notre statu sur Ankwane n’est donc ni neutre politiquement ni même favorable car nous n’en connaissons pour ainsi dire rien et que les habitants locaux nous détestent probablement. Ensuite, je dirai que nous ne connaissons pas l’état d’esprit actuel des Zamals et ne pouvons à partir de là que nous perdre en conjectures sans fondement sur leur réaction à nos actions. Je vous encourage donc à faire parler avant toute chose Gerdan Donidas qui est celui d’entre nous qui les connaît le mieux afin de savoir sur quoi tabler. Je dirai pour poursuivre que ce n’est pas Entaris Iridian que j’aurai invité ici ce soir mais Zarakis Zamal lui-même afin de régler ce conflit que l’Empereur cherche de toute évidence à nous imposer ; Ma’Kin II passe pour un abruti pacifiste depuis le début de son règne mais tout le monde sait c’est un politicien de premier ordre et qu’il a été choisi parmi son alliance pour prendre le trône. Il était à l’époque en concurrence avec des gens qui comptent parmi les légendes de cet empire et il a gagné. »
« Qu’essayez-vous de nous dire, monsieur Bazir. »
« Que l’Empereur a remporté son pari de passer pour un être faible alors que c’est un individu excessivement dangereux. Que L’Empereur nous abhorre autant qu’il a de l’affection pour Zarakis Zamal et qu’enfin c’est un émissaire de l’Empereur qui nous impose ce duel absurde pour une planète minuscule qui ne nous amènera aucune richesse car elle en est dépourvue. Vous semblez omettre le fait que nous n’avons presque rien à gagner dans cette compétition et énormément à perdre, ce que l’Empereur verrait d’un très bon œil. »
« Vous rejoignez donc Dartas Huji dans l’idée d’un complot impérial contre nous ? »
« Je ne serais pas aussi romantique, Monseigneur. Mais je vois simplement une situation idiote que vous avez eu beaucoup de plaisir à monter en épingle auprès de la presse sans vous rendre compte que désormais vous êtes forcé de prendre une décision forte qui va dans le sens que Ma’Kin a voulu que vous preniez, soit vous décrédibiliser auprès de votre peuple. »
Le ton de Garon est lourd de reproches à l’adresse de Kenyl Arkies mais la colère froide qui a animé tout son discours a déteint sur tous ceux qui sont présents dans la pièce. Après de longues secondes silencieuses, c’est au tour de Gerdan Donidas de prendre la parole :
« Monseigneur, puis-je parler ? »
D’un geste de la main, Kenyl lui fait signe de poursuivre.
« Les Zamals sont actuellement dans une position inconfortable : Zarakis méprise ouvertement ses enfants directs qui sont selon lui des imbéciles combattifs mais dénués de cervelle. Pour les avoir rencontré personnellement, je peux dire qu’il n’a pas complètement tort. »
« En quoi tout ceci nous concerne-t-il ? »
« Cela ne nous concerne pas directement mais nous intéresse dans le cas présent. Zarakis est vieux, très vieux même pour régner selon les standards Zamals qui se fondent sur le respect de la force ; nombreux sont ceux qui pensent, lui le premier d’ailleurs, qu’il aimerait bien passer le flambeau. »
« Mais il n’a personne pour le remplacer, c’est ça ? »
« Oui Monseigneur. Les Zamals sont des gens tout à fait capables lorsqu’il s’agit de respecter les ordres et d’obéir mais encore faut-il quelqu’un pour donner des instructions. Tout leur système politique, bien plus rigide que le nôtre, repose sur une soumission totale au chef. Si jamais il advenait que Zarakis Zamal disparaisse ou ne puisse participer activement au commandement, ce serait toute la Grande Maison Zamal qui serait paralysée. »
« Parfait, très bien monsieur Donidas mais, encore une fois et au risque de me répéter, en quoi tout ceci nous concerne-t-il ? En quoi les problèmes de succession de ce pauvre Zarakis rentrent-ils en compte dans notre débat ce soir ? Je comprends bien sûr le lien évident qu’il y a avec notre opposition pour gagner Ankwane, mais cela ne nous dit pas concrètement dans quelle direction avancer. »
« Je ne faisais que répondre au souhait de votre conseiller d’en apprendre plus sur les Zamals, Monseigneur. »
« C’est vrai, c’est vrai, excusez-moi. »
D’un geste, Kenyl se lève, commence à faire les cents pas dans la salle de réunion, les bras croisés dans le dos comme à son habitude lorsqu’il est plongé dans une intense réflexion.
« Bon, je suis Zarakis Zamal, je suis vieux j’ai pour moi l’expérience d’une vie de combats. Je suis honni de mes anciens alliés de la guerre civile car je suis le seul qui n’ait pas trop souffert lors du conflit mais je suis aussi celui que l’Empereur favorisera s’il en a l’occasion. Brusquement, l’Empereur me met en compétition avec mon voisin Arkies qui possède une meilleure flotte que la mienne grâce à des avantages technologiques que je ne peux acquérir et mettre en production dans l’immédiat mais qui m’est très inférieure militairement en cas de conflit d’envergure. La source du conflit est une petite planète pauvre et sans ressource dont je me fiche probablement et… »
« Pas du tout Monseigneur. », coupe d’une voix douce mais nette Gerdan Donidas.
« Ha ? »
« Zarakis a toujours été très attaché à Ankwane, pour des raisons sentimentales à ce qui se disait dans son entourage. Cela lui a d’ailleurs été reproché, tout autant que de s’en délaisser avec légèreté d’ailleurs. »
« Je ne comprends pas, il la veut mais la refourgue à un de ses… »
« …vétérans de guerre. »
« Merci, vétérans de guerre dès que l’occasion se présente. Je ne comprends pas. »
« Personne n’a vraiment compris son geste. »
« Alors peut-être qu’il est un peu plus cinglé qu’on ne voudrait bien le dire. », répond Kényl dans un sourire.
« Ou qu’il avait ses raisons et qu’il n’a pas cru bon d’en faire part à quiconque. », ajoute Garon.
« Mais pourquoi, par les Galaxies ? »
« Sentimentalisme. », répond du tac au tac le conseiller du seigneur.
« Vous êtes bien sûr de vous Garon. »
« Si cela n’avait pas été pour une raison intime et personnelle, il s’en serait ouvert à son entourage, il n’est pas du genre à cacher des choses. »
« Bon, bon, soit. Reprenons : la source du conflit est une petite planète pauvre et sans ressources mais à laquelle je tiens sans pour autant chercher à la posséder, aussi absurde que cela puisse paraître et me coûter. Que fais-je, qu’est-ce que j’entreprends pour gagner le duel qui m’oppose à la Grande Maison Arkies ? Quelles seront mes armes, mes moyens de me battre ? Quel sera mon premier geste ? »
« Appeler l’Empereur pour lui demander des explications. » dit d’une voix où le doute n’avait pas sa place Ranel Jun.
« Non », rétorque aussitôt Kenyl Arkies. « Jamais de la vie. Zarakis est d’une obéissance totale envers Ma’Kin II, jamais le simple fait de remettre en question la légitimité de cette compétition ne lui traversera même l’esprit. L’Empereur pourrait lui prendre la moitié de ses territoires, ce vieux cinglé serait même capable de dire merci. Non, non, à mon avis il doit voir ça comme un test ou une connerie virile et forte de ce goût-là. »
« Envoyer des troupes ? », dit Dartas Huji.
« Possible, ce serait une réponse Zamale classique mais en bon chef de guerre, il n’ira pas s’il ne peut pas promettre une compensation financière à ses ministres. Les moteurs des vaisseaux Zamals sont d’antiques machines à fission, organiser un déplacement de troupe coûte horriblement cher en carburant pour eux. Je pense que Zarakis ne pourra pas se payer le luxe d’envoyer son armée car il n’a rien à gagner sur Ankwane. C’est trop pauvre ! Il ne peut pas se pointer la bouche en cœur face à son état-major et dire qu’on va dépenser le tiers du budget de l’armée de l’année en cours pour un élan sentimentaliste ! Ça ne passera jamais ! »
Kenyl Arkies ouvre grand les bras, les yeux rivés au sol. L’émotion que génèrent ses réflexions le laissent comme à l’accoutumée perdu dans ses mondes intérieurs, sans aucune volonté de communiquer pleinement avec ses interlocuteurs.
« Se faire reconnaître et choisir par la population locale ? »
Le ton de Célia autant que la question laisse l’assemblée pantoise. C’est Joralie la première qui rétorque :
« Vous pensez qu’il va tenter de provoquer un mouvement de foule pour nous chasser ? »
« Non. Je pense qu’il aime beaucoup cette planète ; je pense à ce titre qu’il possède une affinité forte avec ses habitants, peut-être de nombreux alliés locaux, des gens déjà gagnés à sa cause. »
« Cela ne fait pas gagner les guerres ma fille, face à des canons lasers… »
« Et s’il n’y a pas de guerre, père ? Et si l’épreuve que cherche à nous faire passer Entaris Iridian n’était pas justement de nous juger non pas sur ce en quoi nous excellons mais ce que nous sommes à même de dépasser dans nos habitudes ? »
« Je ne comprends rien à ce que vous racontez, mademoiselle. », rétorqua d’un ton dur Ranel Jun.
« Moi si », lui répondit Joris Leven, le regard lourd de reproches vis-à-vis du ton tranchant que l’homme d’affaire avait utilisé pour s’adresser à Célia. « Ce que Mademoiselle Arkies veut dire c’est qu’il est tout à fait crédible de penser que l’émissaire impérial Iridian sait que notre premier réflexe est de prendre les armes pour aller au plus simple et au plus rapide. Il sait que l’invasion militaire est l’option que nous prendrons, comme les Zamals d’ailleurs. Sans cela, il nous aurait simplement signifié par un mandat sa décision et les règles du jeu. »
« Parce que c’est un jeu pour vous ? », s’exclame Gerdan Donidas.
« Je vais garder pour moi ce que je pense de tout ceci mais dans l’esprit de notre brave Planétologue, je le pense oui », rétorque Joris dans un sourire. « Je pense que nous jouons effectivement un jeu de dupes avec l’Empereur et qu’il nous faut avancer prudemment comme l’a si bien rappelé notre seigneur. Je pense qu’il n’est pas exclu qu’une tentative d’invasion nous disqualifie d’entrée de jeu dans la compétition. Je pense que la guerre est le moyen le plus simple de gagner et c’est pourquoi nous ne devons pas l’utiliser. Je pense qu’Entaris Iridian, malgré son âge et sa prétendue inexpérience diplomatique savait exactement ce qu’il faisait en nous rassemblant sur Ankwane. »
« C’est à dire, jeune homme ? », lui dit d’un ton lourd Ranel Jun qui n’avait visiblement pas digéré d’avoir été interrompu par le favori du seigneur Arkies.
« C’est assez simple : serions-nous en train d’avoir ce conseil extraordinaire s’il avait agi différemment ? La réponse est sûrement non. Notre seigneur se serait contenté d’une décision plus expéditive, prise en commun avec le conseiller de son choix ou seul, et l’histoire aurait pu s’arrêter là. Par sa volonté expresse de marquer le coup, de donner de la valeur à cette compétition, Entaris Iridian nous force à lui donner de l’importance. »
« Et donc !? »
« Et donc, nous ne pouvons aboutir qu’à ce que viens de découvrir Mademoiselle Arkies : il n’y aura pas de guerre. Entaris ne veut pas la guerre, l’Empereur ne veut pas la guerre mais ils ne peuvent pas le dire car ce serait un aveu de faiblesse et d’ingérence. Décider arbitrairement du sort d’Ankwane aurait donné une raison à la Grande Maison perdante d’en vouloir à sa rivale ; autoriser aux Arkies ou aux Zamals à avoir une latitude totale dans le conflit pour Ankwane nous aurait fatalement amené à une confrontation armée, même minime, à un moment. Sachant tout cela, Iridian fait la seule chose qui soit à sa portée : rassembler tout le monde dans un face à face sentencieux tout en rappelant bien qu’il nous surveille. Nous agissons donc en conséquence c’est à dire avec prudence en concluant que toute attaque sur Ankwane est fatalement destinée à se muer en échec et pour la compétition en cours et pour notre sécurité. De fait, nous ne pouvons que suivre le cours des choses, c’est à dire nous engager sur une lutte pacifique pour Anwkane. »
« Déterminisme primaire, je reconnais bien là l’influence de vos lectures harnidiennes, monsieur Leven », lui assène Joralie.
« Vous dîtes cela par ce que c’est le fond de votre pensée ou parce que vous ne l’avez pas déterminé avant moi, madame ? »
« Ça suffit, vos jérémiades n’amènent rien », dit d’un ton las Kenyl Arkies. « Monsieur Leven, nous expose longuement ce qu’on peut résumer en une phrase : nous sommes prisonniers du bon vouloir de l’Empereur. Nous ne pourrons rien tenter tant que les règles du jeu d’Entaris Iridian ne sont pas plus claires et que nous ne savons pas à quel point les Zamals sont prêt à se lancer dans la course. Pour l’heure, nous nous contenterons d’envoyer la mission humanitaire dont nous avons parlé initialement ; elle sera accompagnée du minimum de troupes régulières et d’un maximum d’espions dont le but ne sera bien sûr pas d’enquêter sur la population locale mais sur les faits et gestes des Zamals. Madame Kanem, seriez-vous disposée à prendre le commandement d’une telle expédition ? »
La mages Stellaire ne s’attendait pas à une prise de décision aussi brusque et encore moins à être désignée directement responsable des opérations.
« Bien sûr Monseigneur, si tel est votre désir. »
« Alors je déclare cette réunion est terminée. Mesdames, Mademoiselle, Messieurs, je vous souhaite une bonne soirée. »
D’un geste de la main, le seigneur Arkies fait signe à tout le monde de sortir. Tous viennent le saluer avant de prendre congé par la porte unique qui mène hors de la salle sombre. Comme le veut le protocole, Kenyl Arkies les raccompagnent sur le perron, attendant que chacun soit monté dans son véhicule respectif pour rentrer au sein du palais seigneurial. Il arpente ensuite en silence les immenses couloirs du palais aux couleurs vives et à l’ornement raffiné, passe par plaisir dans la salle des miroirs dans laquelle il aimait tant jouer étant enfant, rejoint un salon de réception et entre dans un petit fumoir garni de riches tapis et d’immenses bibliothèques. Des fauteuils antiques, faits de bois laqué sombre et de velours semblent y attendre les heureux élus qui passeraient les portes de la salle pour y trouver un moment de détente. C’est bien sûr ici que l’attend, un verre d’alcool à la main et le visage autrement plus détendu que tout à l’heure, Garon Bazir.
Ils n’e s’échangent qu’un sourire mutuel, le temps que Kenyl se serve à boire lui aussi et ne s’asseye rituellement dans le fauteuil qui fait face à son conseiller. Comme d’ordinaire, c’est le seigneur qui commence :
« Alors ? »
« Il se défend bien, ton petit protégé. Je ne connais pas dix personnes sur cette planète capable de tenir tête avec autant de fermeté à Jun et consort. »
« Les générations futures ne naîtront pas nues mais parées de tout ce que leurs ancêtres ont accomplis par le passé. Le chemin parcouru par nos aïeux n’est plus à faire mais nous ne devons pas oublier que nous marchons dans leurs pas. »
« Ce sont là les mots d’Avraham. Mais c’est vrai qu’ils sont très adaptés à la situation présente. »
« Ces mots guident ma vie, Garon. »
« Avraham est mort, Kenyl. L’idéal que nous poursuivions durant la guerre d’instaurer une république à la place de cet empire féodal a disparu avec lui. »
« Je sens un rien d’amertume et de reproches… »
« Peut-être. Je n’ai jamais trop aimé les visions de notre ancien leader sur les générations futures. »
« Tu n’y crois pas ? »
« Si, mais ça me fait sentir encore plus vieux que je ne le suis. »
Les deux partent d’un même rire complice. Dans cette salle, il n’y a pas de jeu à jouer, pas de tensions à inventer pour détourner l’attention et éventer les complots. Garon reprend :
« Joralie est avec Jun, j’en suis persuadé. Elle a montré trop de soutient ouvert à ses idées pour qu’il en soit autrement. »
« C’est une Diplomate, Garon, une Mage Stellaire spécialisé dans le jeu social et le mensonge. »
« Certains signes ne trompent pas. Mise dos au mur, c’est vers lui qu’elle se tourne, lui dont elle prend le parti. »
« Tu la fais suivre ? »
« Evidemment. Pourquoi crois-tu que mon service d’espionnage engloutisse autant de crédits ? »
« Pour te payer des gonzesses et du whisky ? »
« Couillon…la seule que j’ai envie de voir en ce moment, c’est Phanelle et je crois qu’elle en a ras le bol que son abruti de mari lui impose une abstinence forcée pour cause de surmenage professionnel. »
« Et les autres ? Qu’est-ce que tu as vu ? »
« La même chose que toi : la guerre. Elle est dans toutes leurs têtes, elle pointe son nez dès qu’on leur lâche la bride une seconde. Sans notre petit numéro de ce soir, Murpugo était prêt à lâcher l’armada complète sur une planète sans défenses. »
« Pourquoi Garon, pourquoi veulent-ils cette bataille insensée face au vieux Zarakis ? »
« Parce qu’ils ont perdu la Guerre Civile, Kenyl, voilà pourquoi. Parce qu’un beau jour Ma’Kin II a tué Avraham dans le secteur de Pak’toris, que ce jour-là l’alliance Arkies-Deck-Falgan-Galiossa a perdu son chef et que nous avons capitulé lorsque le camp adverse nous a proposé une reddition acceptable après huit ans de conflit. Parce que l’amertume d’avoir été placé dans le camp des vaincus est intolérable et qu’il faut laver cet affront plutôt que de vivre avec la honte. »
Kenyl vide son verre à petites goulées, les yeux perdus dans la rue que l’on voit d’ici. Après un moment d’intense réflexion, il ajoute :
« Qui sera pour la guerre ? Qui va faire en sorte que nous affrontions les Zamals ? »
« Murpugo, évidemment. Jun, j’en suis certain. »
« Pourquoi lui ? C’est un homme d’affaire pas un militaire. »
« Parce que tu ne la veux pas : en se plaçant dans le camp adverse, quelques soient les causes à défendre, c’est bon pour lui. En se désignant comme un va-t-en-guerre, il va canaliser tous ceux qui pensent qu’une action forte doit être prise et fédérer tes opposants. »
« Il va y parvenir ? »
« Une bonne partie des milieux d’affaire lui mangent dans la main, il a des alliés bien placés dans les ministères… »
« Va-t-il y parvenir ou non, Garon ? »
« Pas pour le moment, les gens vont trop bien pour avoir envie de conflit ou se désolidariser de toi. Mais si notre économie devait subir un ralentissement quelconque, il gagnerait très vite des voix. »
« Qui d’autre ? »
« Joralie, pour moi c’est clair. »
« Quand je pense que c’est avec l’argent des impôts qu’elle a suivi toute sa formation de magicienne et qu’elle a fini son enseignement à Myraguill. »
« Où elle a échoué aux examens finaux. »
« Quoi ? »
« C’est un ami à moi qui a fini par avoir l’info. Elle n’a jamais terminé son cursus là-bas. »
Kenyl explose de rire. Joralie Kanem, celle qui raconte partout qu’elle est sortie avec les honneurs de la plus grande école de Mages Stellaires de l’Empire, serait une petite menteuse qui a échoué et l’aurait caché à tout le monde !
« Mais comment elle a fait pour que ça ne sache pas ? Tous les Mages Stellaires de sa promotion doivent le savoir, non ? »
« Les magiciens de son époque sont tous morts, Kenyl. Ceux qui ont survécus à la guerre se cachent car ils étaient presque tous dans le camp d’Avraham. Rien que dans notre cadran Sud-Est, il n’y a guère que Dartas Huji pour avoir été à Myraguill. »
« La petite félonne… »
« Il n’y a pas de honte à échouer aux examens de Myraguill. »
« Rater le concours le plus prestigieux des galaxies, non, il n’y a pas de honte. Mais me faire payer l’argent qu’elle me fait sortir tous les mois pour ses services grâce à son titre, ça oui ! »
Hilare, probablement autant par la révélation que par l’alcool, Kenyl se lève pour aller se resservir. Philosophe, il revient avec la bouteille et rempli d’autorité le verre de son conseiller.
« Et Dartas ? C’est un vrai, lui ? »
« Dartas est un vrai, il n’a pas menti sur son cursus. Et mieux vaut qu’il soit de ton côté si jamais la guerre éclate. »
« Il veut la guerre ? »
« Tu as vu comme il regardait Rin Eilov sur Ankwane ? »
« Le Duelliste Zamal ? Non. »
« Moi oui ; et je peux te dire que ces deux-là doivent avoir une sacrée histoire commune pour se détester autant. »
« Hum…le Duelliste contre le Faucheur, sacré programme. »
« Si ce n’est que contrairement à toi, Zarakis est certain, lui, de la loyauté de son Mage Stellaire. »
« Tu crois que Dartas travaille toujours pour la Maison Rechag ? »
« Difficile à dire, je n’ai pas encore suffisamment d’infos sur lui. Mais tu connais mon point de vue sur la question. »
Ho oui il le connaissait : Garon avait toujours hurlé lorsqu’il avait appris la décision de Kenyl d’accueillir au sein de sa garde un Faucheur, un Mage Stellaire issu des rangs de la Grande Maison Rechag. Outre le fait qu’elle était dans le camp adverse durant la guerre, la Grande Maison Rechag s’était faite une spécialité dans l’assassinat et le meurtre ; et ses meilleurs éléments pour ce faire étaient ses Mages Steallaires emblématiques, les Faucheurs. Celui-ci cherchait visiblement un refuge pour s’abriter de ses anciens confrères mais son parcours et sa puissance avait terrifié Garon depuis le premier jour : si jamais il prenait l’envie à Dartas Huji de décimer la famille seigneuriale, personne n’aurait la puissance de l’en empêcher. La seule à avoir un niveau comparable était Joralie mais Joralie était une Diplomate, pas du tout une Mage Stellaire de combat. Qui plus est, elle n’avait pas obtenu son diplôme de Myraguill, contrairement à Dartas. Déjà qu’à armes égales elle était donnée perdante, si en plus elle était moins forte que ce qu’elle prétendait être…Restait Kamal, le psi surdoué. Lui avait une chance.
« Bien, on y voit déjà un peu plus clair. Donidas ? »
« Visiblement, il est complètement étranger à toute machination. Il ne comprend rien à ce qui se joue entre toi et Jun. »
« C’est bon à savoir. »
« Ça ne veut pas dire qu’il est de ton côté. »
« Non, mais j’aime bien ce mec-là. Ça m’aurait peiné de le savoir contre moi. »
« Autre chose : ça ne te gêne pas de savoir que Joris Leven tourne autant autour de ta fille ? »
« Tu ne l’aimes pas, hein, mon petit Joris ? »
« Non. Il est suffisant, snob et imbu de lui-même. »
« Mais il se défend bien, tu l’as dis toi-même. »
« C’est vrai. Mais il veut ta fille. »
« Et le pouvoir ? »
« Non, ça je pense qu’il s’en fout pour l’instant. Je crois qu’il veut juste la mettre dans son lit ; le reste attendra. »
« Je ne peux pas vraiment lui en vouloir. »
« Ça veut dire que tu es d’accord ? »
« Je n’ai pas à interagir avec les décisions amoureuses de ma fille, Garon. Elle est suffisamment maligne pour savoir à quoi s’en tenir avec les garçons. »
« Tu parles comme si elle avait quinze ans. »
« Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Tu verras quand ta gamine aura cet âge-là… »
« Vu qu’elle fête ses huit ans le mois prochain, j’ai encore de la marge. »
« C’est vrai ! Il faut que je pense à un cadeau…»
« On verra le moment venu. »
Garon baille brusquement à s’en décrocher la mâchoire. Kenyl en profite pour taper d’un même geste sur ses deux cuisses avant de se lever dans un brusque élan d’énergie.
« Allez, il tard et je te fais bosser plus que je ne devrais en ce moment. »
« Oui, excuse moi, j’ai pas mal d’heures de sommeil en moins au compteur. »
« Rentre chez toi, ne te fais pas tuer et embrasse Phanelle et tes gosses pour moi. »
« Oui, seigneur, à vos ordres seigneur. »
« Oh, ta gueule. »
Ils sortent en silence du fumoir, passent dans les salles que le seigneur Arkies a longé pour venir jusqu’ici. Sur le perron du palais, la voiture personnelle de Kenyl attend de ramener Garon Bazir chez lui. Il descend quelques marches après la poignée de main ferme et amicale de circonstance, s’arrête, se retourne.
« Kenyl ? »
« Oui ? »
« Il y a aura la guerre Kenyl. Malgré toi, malgré tout ce que tu pourras y faire. Règle ce conflit au plus vite, rencontre Zarakis, négocie. Mais fait le vite avant que le cours des choses ne s’accélère et qu’on ne contrôle plus rien. »
« Va, rentre chez toi, oiseau de mauvaise augure. Mais j’entends ton conseil. Bonne nuit Garon. »