Ambiance Musicale : Pyotr Ilyich Tchaikovsky, 1812 Overture
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La famille Iriadian avait donc fuit. Elle n’avait pas pour autant perdu l’intention de se battre, ni de se venger. Contrairement aux Condir qui avaient centralisé institutions et place-fortes en un même endroit sur leur planète principale, les Iridians avaient eu la volonté de disperser leurs forces et leurs richesses en de nombreux points dans l’espace. Cette initiative leur avait valu leur défaite : incapable de rassembler leurs forces en un laps de temps très court pour faire face à l’offensive massive des Condir, les Iriadian avaient été balayés. Mais cette stratégie avait également l’avantage de ne pas les laisser totalement démunis après la chute de Tarxis I. Fuyant loin des cendres chaudes de leur monde natal, les Irirdian avaient repris des forces, préparant la revanche viscérale qu’ils allaient avoir sur Jenariel, chef de la famille Condir.
Ermet Iriadian, chef du clan, avait annoncé dès son arrivé sur Ilnus, leur planète refuge, son intention à l’empereur Malik IV d’obtenir rétribution. L’empereur n’avait jamais répondu à la missive. Rien d’étonnant en soi : l’empereur se souciait peu à l’époque des petites familles terriennes qui ne possédaient guère que quelques planètes et n’étaient même pas capable d’aligner plus d’une dizaine de vaisseau de guerre. La présence de trois Mages Stellaires au sein du clan Iriadian aurait peut-être pu décider Sa Majesté à envoyer des troupes mais la dépense économique d’une telle offensive ne valait pas vraiment la soumission de la famille Iridian. L’empereur Malik IV avait préféré traiter avec le vainqueur qu’avec le vaincu. La distance entre le pouvoir impérial et les territoires Iridian/Condir expliquaient en outre le choix de Son Altesse : vivant en périphérie de l’empire, les deux clans passaient aux yeux des nobles et des grandes familles sénatoriales comme des paysans aux méthodes frustres et aux mœurs moyenâgeuses. Ce constat valait probablement pour les Condir, des brutes sans cervelle qui ne juraient que par la force de leur armée ; mais en ce concerne les Iridian, on se serait lourdement trompé : commerçants, diplomates et aventuriers, les Iridians s’abreuvaient de la culture de tout l’empire et plaçaient la science, l’art et l’industrie bien avant la puissance militaire. Leur défaite leur avait appris à ne plus mépriser l’art de la guerre mais il était bien tard pour s’en rendre compte.
Quarante ans s’étaient donc écoulés, quarante années pendant lesquelles les Iridians avaient érigés des mausolées à leurs morts, jurant sur ces tombes de fortune, construites à des années lumières de l’endroit où avaient été tués les soldats de leur armée – et les civils pris dans la tourmente – de venger leur trépas. Une autre génération d’Iridian était née durant ce laps de temps, une autre génération à laquelle on avait tenté de communiquer la haine désormais ancestrale qui devait nourrir leur esprit chaque jour, une autre génération qui devait être le fer de lance de la reconquête de Tarxis I. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette nouvelle élite avait quelque peu déçu les attentes immenses qui avaient été placées en elle. Vivant dans le luxe et le confort, les jeunes Iriadians ne voyaient guère l’intérêt d’aller mourir pour une planète qu’ils n’avaient jamais connue. Baignés dans la culture de leur clan qui valorisait le savoir et le commerce, ils dédaignaient naturellement des valeurs comme le courage guerrier et le sacrifice nécessaire, idées qui leurs apparaissaient comme absurdes et dépassées. Ni Maëlla, ni Jarec, ni Oto Iridian n’avaient la moindre attention de revenir en conquérants sur Tarxis I pour bouter l’envahisseur Condir, bien mieux armé et déterminé qu’ils ne le seraient jamais. Dépitée, la première génération d’Iridian avait dû se résoudre à mettre au point par eux-mêmes la reconquête de leurs terres natales.
C’était donc une population particulièrement âgée qui composait l’équipage du vaisseau spatial maintenant en atmosphère : on y comptait Ermet Iridian, éternel chef de famille inflexible et dur, Sassia, sa fille aînée, Hefinias, son second fils et Ilius, le cadet. Une fille, deux fils. Tel était le schéma des naissances chez les Iridians régnants. Chacun des enfants d’Ermet avait conçu à son tour un héritier dans le même ordre : Maëlla et Oto pour Hefinias, Jarec pour Ilius. Restait Sassia, la préférée d’Ermet qui avait donné naissance sur le tard à la pire affliction que le clan Iridian portait en son sein : Entaris. Entaris était un débauché, un rebelle et un petit effronté, le seul qui osait tenir tête à Ermet lors des réunions familiales. Le souvenir collectif des Iridian devait garder longtemps en mémoire le silence de mort qui s’était abattu dans le salon privé du clan la première fois que la voix d’Entaris s’était élevée pour défier l’autorité de son grand-père. Personne ne contredisait Ermet ; tout le monde en avait bien trop peur pour oser s’opposer à lui, plus encore pour ne pas choisir avec soin les mots et l’intonation de la voix à utiliser lorsqu’on s’adressait à lui. Entaris se fichait de tout cela. Dès le départ, sitôt qu’il fut admit dans le cercle des décideurs du clan à l’âge rituel de seize ans, il s’était imposé comme l’opposant direct d’Ermet, critiquant la plupart de ses décisions et la chape de plomb culturelle que le vieil homme faisant tenir sur sa famille. Entaris n’avait rien pour lui : il n’était pas marchand et n’avait aucun sens du commerce, il n’était pas un grand intellectuel ni un grand guerrier ; ce n’était pas non plus un Mage Stellaire comme sa mère et son oncle Hefinias, cette caste de magiciens qui se nourrissaient de la puissance de l’espace pour créer des sorts extraordinaires ; ce n’était pas non plus un Menta comme son grand-père, capable de modifier les états de conscience de ses interlocuteurs, d’effacer leurs souvenirs ou même de provoquer des commotions cérébrales à distance par la force de son esprit. Entaris n’était rien de tout cela. A dire vrai, il était bien difficile de dire ce qu’était exactement Entaris à part un entêté qui se faisait un devoir de s’aliéner tous les membres de sa famille. Hormis sa mère et Hefinias, plus personne n’avait de considération pour ce qu’il avait à dire. Les deux pauvres avaient d’ailleurs mis leurs économies en commun pour envoyer ce petit voyou jusqu’à Bengalia, capitale de l’empire, afin qu’il y poursuive des études loin des foudres de son grand-père. Sans considération pour le sacrifice que Sassia et son oncle lui offrait, Entaris n’avait rien fait d’autre une fois arrivé à la capitale que sortir, boire, s’accoupler à des jeunes filles aux mœurs légères et rater ses concours d’entrée à tous les cursus prestigieux qu’il aurait dû embrasser. En désespoir de cause, il avait finalement gagné, par on ne sait quel don de la Galaxie Primordiale, son ticket d’entrée dans une institution toute neuve, ouverte par le nouvel empereur Ma’kin II dès son accession au trône, l’Ecole de Planétologie. A ce jour, personne n’avait trop compris ce qu’Entaris y avait appris là-bas ni à quoi son diplôme, obtenu brillamment de façon très étonnante, allait bien pouvoir servir. Lorsqu’on lui posait la question, Entaris se contentait de sourire avec son éternel rictus insupportable et d’annoncer avec nonchalance qu’il devait sûrement s’agir de s’occuper des plantes et des animaux. Même sa mère avait perdu patience la première fois qu’il avait sorti pareille ânerie lors de son retour de Bengalia. Cinq ans d’absence n’avaient pas inculqué les bonnes manières à ce jeune énergumène sans foi ni loi. Pourtant, et de manière évidente pour Ermet, quelque chose avait changé profondément chez lui. Quelque chose de subtil tout autant que viscéral qu’il était certain d’avoir été le seul à voir.
Alors qu’il se tourne une fois de plus vers le fond du vaisseau pour y dévisager Entaris, le vieil homme ne peux s’empêcher de se sentir diablement frustré de ne pas comprendre ce petit détail, ce rouage supplémentaire qui s’est immiscé dans la mécanique intellectuelle de son petit-fils lors de son exode à la capitale impériale. Bien sûr, il y la l’aspect externe, cette éternelle nonchalance qui le caractérise tellement désormais et pour laquelle il a abandonné ses éternelles récriminations ; il y a aussi ce calme qui a pris la place de sa rage d’enfant, cette certitude inébranlable qu’il peut faire face à tout désormais malgré son jeune âge. « Il y a plus en lui que ce qu’il veut bien nous montrer », se dit Ermet. Cette croyance l’inquiète autant qu’elle le rassure sur le potentiel d’Entaris. Quoi qu’il en pense, Ermet ne sera pas immortel et viendra un jour où Entaris prendra la place qui lui est due au sein de la fratrie Iridian. Ce jour-là, mieux vaudra un rebelle capable qu’un incompétent docile. Ermet tente une fois de plus de scruter ce petit-fils qu’il ne connaît plus, de trouver en lui le moindre détail qui le mettrait sur la piste d’une réponse tangible sur ce changement qu’il a noté. Entaris regarde l’espace par le hublot de son siège, perdu dans des pensées qui ne sont à lui. Contrairement à tous les membres du vaisseau, il n’a pas revêtu les traditionnels habits blanc et argent des Iridians mais reste engoncé dans son sombre uniforme cintré de planétologue qu’il a obtenu lors de sa promotion. « Encore un acte de rébellion gratuit » se dit Ermet…ou bien est-ce autre chose ? Comme à chaque fois, la tentation d’user de ses pouvoirs psychiques pour sonder le cerveau d’Entaris le prend ; mais ce serait là violer toutes les lois qu’il a lui même travaillé à faire perdurer sur la sacralité du clan. Briser cet interdit, ce serait renier toute la culture de la famille Iridian et tout ce quoi Ermet croit.
Une nouvelle secousse ramène Ermet loin de ses tergiversations. Par les Galaxies, il a autre chose à faire en ce moment qu’à tenter de percer les secrets de son petit-fils ! Quarante ans à se préparer à la guerre, quarante ans à rassembler des fonds, se renseigner, tuer, torturer, payer des mercenaires, rassembler une armée pour reprendre Tarxis I des mains de Jenariel Condir pour qu’à seulement quelques semaines de l’assaut tant espéré son ennemi de toujours ne le contacte pour lui proposer un marché : lui rendre sa planète natale contre un serment de mettre fin à l’hostilité entre leurs deux familles. Ermet a failli en tomber de sa chaise quand il a entendu les mots prononcés par la projection holographique du chef du clan Condir ; se sont mêlés dans son esprit à la fois la surprise, la méfiance mais aussi l’espoir : revoir Tarxis I, son monde natal, vierge de toute présence ennemie, reconquérir sans un coup de canon spatial cette terre si chère à ses yeux…
Mais bien sûr la méfiance l’a emporté entre tous les sentiments qui se sont emparés de lui. Pourquoi Jenariel lui propose ce traité maintenant sans savoir ce qui se trame ? A coup sûr il a eut vent de l’invasion à venir et veut gagner du temps. Peut-être veut-il que les Iridians perdent du temps à reconstruire leur monde sur Tarxis I pendant qu’il consolidera ses forces pour un nouvel assaut ? Mais ce ne serait pas très malin de sa part : les forces Condir sont si supérieures dans l’espace que Jenariel n’a aucun intérêt à retarder un éventuel conflit. Si vraiment il avait été au courant de l’invasion en préparation, il eut suffit qu’il se prépare à l’assaut en prévision. Bref, cette proposition sent le piège à plein nez depuis le début sans qu’Ermet soit en mesure de comprendre ce que son adversaire ait à y gagner.
« Il est toujours temps de reculer, père. »
Ermet se tourne vers le joyeux Hefinias, l’homme sage et tranquille de la famille. Son fils a pour l’heure troqué son visage souriant pour un masque plein de gravité où se lit l’appréhension du moment à venir. Soudain gagné par un violent élan de compassion et d’amour filial, dont il est d’ordinaire si avare, Ermet pose doucement sa main sur celle d’Hefinias, tâchant de réprimer ses propres tremblements du mieux qu’il le peut.
« Il faut parfois prendre des risques, mon fils…tout du moins lorsque ceux-ci ne sont pas guidés par l’orgueil ou la démesure. »
« C’est un piège, père ; vous le savez comme nous le savons tous. »
« Oui. Mais nous ne gagnerons rien à rester terrés chez nous dans l’expectative du coup à venir. Parfois, il vaut mieux affronter le danger de face que de le laisser venir à nous. »
« Le tout c’est de pas manquer de bol sur le danger en question. »
Ermet laisse échapper un petit rire sans joie tout en tapotant la main de son fils. Tout était joué désormais ; ils étaient venus, sans plus aucun espoir de fuite en cas de coup dur. Toute tentative de partir dans l’espace se solderait par une course poursuite entre leur vaisseau et les bolides du clan Condir qui tournerait forcément en leur défaveur. Si tant est que les balistes laser anti-aériennes leur laisse le temps d’attendre la stratosphère. Bien sûr, Ermet avait exigé des garanties pour sa sécurité et celle de sa famille ; Jenariel lui avait juré ses grands dieux que leur rencontre se ferait sous la supervision de l’empereur, ce que l’informateur des Iridians de Bengalia avait confirmé. Mais ça ne prouvait rien. Le silence de l’empereur Malik IV montrait bien le peu d’intérêt que la couronne impériale montrait pour le sort des Iridians. Ils pouvaient être tous massacrés aujourd’hui, Ma’Kin II ne bougerait pas pour autant le plus petit doigt afin de leur rendre justice. « Bah », se dit Ermet, « autant jouer le jeu jusqu’au bout ».