Arkies 02 – Zamal 02

Ambiance musicale : Prince, Alphabet St.

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Il y a ce soir dans l’air le parfum électrique que l’ambiance de l’astéroïde Galvinia porte toujours en lui. Rencontre absurde entre une architecture Deck clinquante et lumineuse, un rassemblement compact de tout ce qui avait une forme humanoïde dans cette partie des territoires Zamals, un multiculturalisme prononcé et un sentiment de liberté qui s’érige comme une bulle d’oxygène au sein de la Grande Maison militariste. Situé à quelques heures seulement d’Ina’Kal, la planète caserne qui tenait lieu de capitale aux Zamals, Galvinia était un discret amas de roches perdu dans l’espace, habilement caché des regards par une grosse lune morte et sur lequel les forces Zamales avaient sciemment décidé de ne plus tenter d’y faire régner l’ordre. La présence policière, anecdotique, rendait l’endroit bien plus dangereux que le reste des planètes sous contrôle de Zarakis mais force était de constater que l’autogestion des habitants locaux fonctionnait assez bien et permettait à la petite communauté d’à peine quatre millions de gens de subvenir à leurs besoins. « Gens » est d’ailleurs l’appellation la plus précise que l’on eut pu donner à ceux qui peuplent l’astéroïde : les humains n’y sont même pas majoritaires et l’on compte un nombre incroyable de Gaven, Kurkiv, Bankto, Vanerian et Bast, pour ne citer que les mieux représentés. Au total, ceux sont plus de trente races différentes qui coexistent ici dans un joyeux chaos finalement bon enfant, dans lequel la mort violente n’est pas rare mais que tous ici auraient défendus au prix de leur vie s’il avait fallu.
Lorsqu’on descend de l’astroport après s’être garé au prix d’incroyables acrobaties aériennes, on descend droit vers la grande rue de Galvinia, son centre névralgique. Si on esquive les vendeurs de cartes sur lesquelles se trouvent les numéros des prostitués les plus médiatisées du moment, on arrive sur cette grande artère vrombissante, au milieu de la foule. Dans le plus pur style Deck, on y passe devant mille magasins aux devantures clinquantes éclairées aux néons multicolores, des trottoirs immenses où une foule de toutes tailles, accoutrements, couleurs de peau, nombres de bras, d’yeux, joue des coudes pour arriver à bon port à peu près à l’heure. Après une bonne vingtaine de minutes de bagarre avec ceux qui viennent de face, on arrive jusqu’à une petite rue dans laquelle on s’engouffre vite pour fuir le flot d’énergumènes qui venaient à contre-sens jusqu’ici. On passe invariablement devant les mêmes clochards de tous poils qui en ont eu assez de se faire marcher dessus par la foule et ont trouvé refuge dans la ruelle, se fait alpaguer par le même vendeur de hot-dog qui tente de vous revendre ses saucisses de la veille, passe devant d’invariables couples improbables qui fuient le regard du plus grand nombre pour s’enlacer fiévreusement.
On accède alors à une rue parallèle à l’avenue principale au sein de laquelle l’activité reprend par petites grappes, les bars à ciel ouvert captant le plus gros de la foule. Partout, les noms en langue Deck viennent renforcer le dépaysement de l’endroit pour qui n’y vit pas : Dead Man’s Saloon, Arima’s Pleasure Island, The Mad Monkey sont autant de noms génériques de bars qui ont les faveurs à la fois des locaux et des voyageurs de passage. Il faut pourtant aller encore plus loin, ne pas se faire voir lorsqu’on regarde les cuisses des filles qui prennent un verre en terrasse et dont les tenues sont autrement plus osées que celles qui sont tolérées dans les territoires Zamals, éviter aussi de se faire alpaguer par quelque fier à bras qui veut jouer au dur face à la gente féminine pour finalement arriver à destination, le saloon le plus sulfureux de Galvinia : le Crossroads. Véritable repaire de voleurs, contrebandiers, aventuriers et chasseurs de primes, le Crossroad rassemble tous ceux qui n’ont pas su trouver leur place, même ici où tout semble permis ou en tout cas toléré. Ils y viennent car malgré leur antagonisme potentiel, ils ont les mêmes codes, jouent selon les mêmes règles du jeu. Les bagarres sont monnaies courantes mais il se trouve toujours une bonne âme pour assommer les belligérants et rétablir la digestion tranquille des autres clients du bar. Les morts sont rares, les vraies blessures également. En somme, le Crossroads est pour tous ces gens un havre de paix, un repos de quelques heures ou quelques jours où l’on peut baisser sa garde un moment avant de reprendre son existence pleine de danger et d’incertitudes.
Il faut donc rentrer de plain-pied dans l’ambiance rétro et enfumée du Crossroads, jauger ceux qui sont présent pour savoir si votre venue va créer un esclandre avec quelque ennemi récurent ou non, se faire frôler par les serveuses Bast, croisement féminin entre un félin et un humain, aux tenues provocantes qui ne comptent plus chaque soir le nombre de mains qui sont venues plus ou moins discrètement s’égarer sur leurs hanches et leurs fesses, voir les clients vous foudroyer du regard ou s’écarter de votre chemin selon la menace que vous représentez pour leur existence, monter au premier étage suspendu dans les airs afin de rejoindre l’attroupement qui suit le résultat des courses de moto-speeders sur un immense écran holographique. Comme à chaque fois, la foule oscille entre les premiers rangs, déchainés, et ceux qui regardent le spectacle, plus philosophes, de derrière. Il faut donc fendre la foule, parvenir à quelques mètres à peine de l’écran afin de trouver le plus virulent et les plus enthousiaste des spectateurs pour dénicher, enfin ce qu’on est venu y chercher, l’assassin et garde du corps occasionnel de Zarakis Zamal, Darab Mu.
« Mais putain de sa race, tu vas te décider à mettre la gomme, espèce de connard de pilote de merde ! »
Comme d’habitude lorsqu’il est face à une expérience stressante dont il ne maîtrise rien, Darab jure comme un taxi aux heures de pointe. Pour sa défense, il n’est pas le seul à s’exclamer de la sorte : tous ceux qui l’entourent acclament ou conspuent le champion sur lequel ils ont misé une partie de leur salaire alors que la course atteint des vitesses prodigieuses sur l’écran holographique. Complètement happé par le spectacle, l’assassin ne prête aucune attention au pauvre Eliat Tharn qui se fraye un passage jusqu’à lui au prix d’un effort considérable.
« Darab. Darab ! »
« Pas maintenant, c’est le dernier tour bordel…mais tu vas te greffer une paire de couilles et te décider à tracer, oui ?! »
Soufflant avec philosophie, Eliat s’extrait avec peine de la foule compacte, dans la plus parfaite indifférence de l’auditoire qui est rivé à l’écran. Les cris d’enthousiasme et de surprise redoublent d’ailleurs au moment où les pilotes au coude à coude rentrent dans la dernière ligne droite du grand prix de Gerin. Lorsque le vainqueur passe la ligne d’arrivée, ce sont des hurlements qui s’élèvent, faisant lever la tête des clients attablés plus bas. Eliat, qui n’a pas bougé, attend son ami qui arrive, la mine sombre.
« Connard de putain de salopard…deuxième, ce bâtard fini deuxième en se faisant griller sur les derniers cinq cents mètres. Je te jure, si je tenais le mécano qui a réglé le bridage de son moteur, je crois que je lui ferai bouffer son foie ! »
« Bon, on peut aller prendre un verre maintenant ? », rétorque Eliat Tharn, l’air indifférent.
« Ouais. »
Les deux descendent les escaliers en bois dont les lattes craquent sur leur passage. Duo improbable du grand général Eliat Tharn, immense homme barbu au visage carré, drapé dans son uniforme noir et rouge, une grande cape tombant de ses épaules, le regard droit et Darab Mu, petit homme au corps fin et souple, aux cheveux courts qui n’a pour tout habit que son éternelle combinaison de combat noire qui épouse sa peau. Il a d’ailleurs fallu du temps à Eliat pour s’habituer à cette facétie vestimentaire qui ne dissimule rien de l’anatomie de Darab et qui captent de nombreux regards amusés, surpris ou méprisants. Ils arrivent jusqu’à une table vide dans le saloon bondé sur laquelle Darab a laissé ses couteaux emblématiques et que par conséquent personne n’a osé prendre. A peine assis, une serveuse Bast arrive à leur table et pose d’autorité trois verres sur la table :
« Lift, whisky et jus de pomme, comme d’habitude ? »
« C’est pas comme on avait le choix ma belle. », lui rétorque Eliat avec un sourire.
« Merci Shan’ti, on garde son jus de pomme au chaud pour Rin. »
« C’est gentil, Darab ; oublie pas de me dire quand tu seras prêt à me prêter autre chose que tu gardes au chaud… »
« Mais t’es vraiment une grosse cochonne, c’est pas possible ! », s’esclaffe l’assassin.
« C’est pas moi la petite allumeuse qui se ballade sous mon nez pratiquement à poil. », lui rétorque sans ciller l’extraterrestre.
« Je te signale que contrairement à toi j’ai presque tout le corps couvert par mes vêtements. », répond Darab, doigt tendu vers elle.
« Pour ce que ça cache ! »
« Bon, c’est fini vos discussion de fringues les filles ? », coupe Eliat d’une voix brusquement irritée.
« T’es pas drôle, Eliat… », dit la Bast en faisant la moue. « Appelez moi si vous avez besoin d’autre chose. », renchérit-elle avec un clin d’œil appuyé à l’adresse de Darab. Alors qu’elle s’éloigne, Eliat remarque à quel point le regard de son ami est captivé par la serveuse dont le pagne semi transparent ne dissimule lui non plus par grand chose de son anatomie.
« Tu vas quand même pas sauter une extra-terrestre ? », lui assène d’un ton de reproche le militaire.
« Qui te dit que je l’ai pas fait, ô instance du puritanisme ? », répond espiègle Darab.
« T’es dégueulasse. »
« Eliat, tu m’emmerdes. »
« Mais elle…elle a des poils partout, une queue de chat ! Et puis cette façon de te parler, de balancer ses… »
« Seins, nichons, vas-y, Eliat, tu peux le dire, les Galaxies ne te foudroieront pas si tu prononce les mots que ta maman t’as interdit de dire en public. », rétorque Darab hilare.
« C’est une traînée. », juge, tranchant, Eliat.
« Et toi un putain de salaud sans cœur. Qu’est-ce que tu avais besoin de la rabaisser devant moi ? Tu sais quel courage il faut pour draguer devant les autres, avoir les couilles de s’exposer, de s’entendre dire « non » lorsqu’on avoue à quelqu’un qu’il ou elle nous plaît ? Non, ça tu t’en fous. »
« C’est inconvenant pour une femme de parler comme elle le fait. »
« Moi ça me gêne pas… »
« Toi, ton passage chez les Galiossas t’a fait perdre le sens des valeurs. »
Darab est sur le point de répondre quelque chose mais il s’arrête lorsqu’il aperçoit la silhouette longiligne de Rin Eilov qui fend la foule à leur rencontre. Il serait d’ailleurs plus juste de dire qu’il se contente d’avancer calmement dans le bar bondé tant les gens qui qu’ils soient s’écartent naturellement de son chemin. Tous ceux qui ont un tant soit peu d’expérience les connaissent tous les trois, le trio héroïque de la Grande Maison Zamal, mais nul n’a autant d’ascendance et de charisme que Rin Eilov, le Duelliste légendaire de Zarakis Zamal. Tout est chez lui fin, délicat, racé, que se soient ses bras, son torse, son visage, ses long cheveux blonds. Il porte au côté son épée de Mage Stellaire qui est aussi l’arme ancestrale de sa famille. Issu d’une lignée de nobles de campagne, Rin porte en lui le détachement et la sophistication de ceux qui ont été élevés pour régner. Il arrive sans encombres jusqu’à la table où l’attendent ses deux amis.
« Darab a encore perdu aux courses ou vous vous êtes juste engueulé comme d’habitude ? »
« Les deux ! », répondent dans une synchronie parfaite Eliat et Darab, provoquant malgré eux un sourire partagé.
« Qui a gagné la course ? », demande de sa voix calme le Duelliste.
« Mikan. Putain de moteur Arkies, quand je pense que cet enfoiré est allé chez eux pour acheter leur technologie à fission 3. », répond avec dépit l’assassin.
« Visiblement, il a bien fait », réplique Rin.
« Mais c’est dégueulasse ! Du coup tout le monde à l’air de conduire des poubelles qui volent à deux à l’heure ! C’est même pas le meilleur pilote du championnat. »
« Non mais, il gagne », rétorque Rin de sa voix posée; « l’année prochaine tout le monde aura le même moteur dans leur moto-speeder et voilà. Ça leur apprendra à se méfier des moteurs étrangers. »
« Ouais, c’est quand même de la triche. »
« Et sinon, vous vous preniez le bec pourquoi cette fois-ci ? », rebondi Rin Eilov.
« Darab veut sauter la serveuse. », intervient Eliat.
« J’ai jamais dit que je voulais la sauter, j’ai dit que contrairement à toi qui est un putain de raciste puritain de merde je trouvais qu’elle avait un joli cul. »
« De laquelle vous parlez ? », demande Rin.
« Shan’ti. »
« Elle a un joli cul, Eliat. »
« Vous me dégoûtez avec vos envies déviantes. »
« Ho, ça va là, tu me gonfles. », dit Darab où pointe un début de colère.
« Les Arkies ont débarqué sur Ankwane. », dit d’un ton détaché Rin Eilov
Eliat et Darab abandonnent immédiatement leur inimité sous le coup de la surprise.
« Tu déconnes ? », dit incrédule Darab.
« Je viens d’avoir l’information sur le chemin. »
« Qui t’a prévenu ? », demande Eliat, sceptique.
« Le Palais Seigneurial, qui d’autre ? »
« Ben merde alors, ils ont pas mis longtemps à réagir. »
Darab est visiblement sous le choc de cette révélation. Savoir les Arkies, leurs ennemis de la guerre, sur le sol de sa planète natale lui fait visiblement un coup.
« Ils ont prétexté une mission humanitaire, un don de technologies et d’aide médicale. »
« Non mais pour qui ils se prennent ! Comme si on avait besoin de quoi que ce soit ! Ils nous prennent pour des sauvages ou quoi ? », s’exclame Darab.
« Visiblement, oui. », rétorque Rin dans un sourire.
« Combien de vaisseaux de guerre ont débarqué ? », demande d’une voix très sérieuse Eliat Tharn.
« Deux ; officiellement en tout cas. Mais l’état major n’a pas réussit à réactiver les radars terrestres pour savoir si d’autres vaisseaux sont rentrés dans le système en camouflage optique. »
« Il ne reste plus d’infrastructure militaire à nous sur Ankwane ? », demande Darab.
« Rien qui fonctionne ou qui soit utilisable dans l’immédiat. »
« On va vraiment passer pour des incapables: quand je pense qu’Ankwane était à nous et qu’on n’est même pas capable d’arriver là-bas les premiers. », renchérit Eliat.
« Oui, si ce n’est que le Zarakis a enfin réussit à faire entendre à ses ministres qu’il allait envoyer le Petit Seigneur là-bas pour gérer la compétition.
« Perin ? Il veut envoyer son petit-fils sur Ankwane ? »
« Visiblement oui. »
« Mais il est trop jeune, beaucoup trop jeune pour tout ça ! », crie presque Eliat.
« C’est ce que tout le monde ou presque lui a dit mais il n’en a pas démordu. Visiblement, Zarakis cherche à accélérer la passation de pouvoir et il est bien décidé à sauter une génération dans l’ordre de succession. »
« Oui, et un succès sur Ankwane lui permettra de légitimer son choix, c’est logique. », dit songeur, Darab.
« Mais il a douze ans. », dit Eliat Tharn.
« C’est vrai. », admet Rin
« Ton avis là-dessus ? », demande Darab.
« C’est un bon choix. Perin est infiniment plus intelligent que son père ou son oncle et Zarakis l’élève depuis la naissance pour prendre le trône. Il manque cruellement d’expérience mais il ne sera pas seul ; il aura les lauriers d’une victoire sur les Arkies mais ne participera que peu aux prises de décisions. »
« Tout en prenant de la graine dans une situation aux risques réels mais avec le filet de sauvegarde de l’Empereur. », dit Darab. « C’est plutôt malin. »
« Je comprends rien », dit Eliat.
« C’est simple », lui répond l’assassin. «Mettre Perin en avant est un geste politique avant tout. C’est un gosse mais il ne prendra aucune décision sans l’aval de ceux qui l’accompagnent. »
« Mais il se met énormément en danger ! Il y a des Arkies là-bas bon sang ! »
« Ils ont très peu de chance de tenter un assassinat : cette compétition est chapeautée par Entaris Iridian qui est l’homme de main de l’Empereur dans la région. Tant que notre cher régisseur impérial veille à la bonne marche de la compétition, il est très peu probable que les Arkies tentent de passer en force. Le couperet de l’Empereur s’abattrait sur eux immédiatement. »
« Ouais…reste que l’Empereur est loin, que les Arkies ne l’aiment pas et que moi je tenterait le coup. », répond avec aplomb Eliat Tharn.
« C’est la raison pour laquelle Zarakis va demander à Darab d’accompagner le Petit Seigneur sur place. », dit Rin.
Ni Eliat ni Darab n’ont vraiment le temps d’exprimer leur surprise car une bagarre éclate à ce même moment près du comptoir. D’un coup, tout le monde se lève, son verre en main pour éviter de le voir précipité au sol. Ça n’est pas suffisant pour un pauvre chasseur de prime qui se prend de plein fouet un Kurkiv au corps bleu draconique, chutant au sol. Le Bankto, monstre de trois mètres au corps pierreux, qui vient de le jeter se fait fracasser une bouteille de bière sur le crane pour une raison inconnue, un ami humain du Kurkiv se jette sur lui et l’instant d’après c’est la mêlée générale. Des cris de ralliements se mêlent aux bruits des chaises qui se cassent, les bras qui se rompent, les glapissements de douleur. Devant le trio ravi, c’est un chaos indescriptible de bruit et de fureur.
« On est monté au niveau deux direct, t’as vu ça Rin ? », s’exclame Darab.
« Oui, visiblement ça fait un bail qu’ils n’ont pas eu de boulot ou mis leur nez dans une femme. »
« Attention ! »
Le cri d’alerte d’Eliat les prévient au dernier moment d’une bouteille qui vole jusqu’à eux. Ce cri du cœur est pourtant tout à fait superflu pour Rin et Darab qui ont vu bien avant leur ami le projectile fuser vers eux. En un souffle, Darab s’est déplacé de côté tandis que Rin ne bouge pas d’un pouce, laissant la bouteille filer à quelques centimètres de son visage. Le missile vient de passer leur visage, va se fracasser contre le mur, éclaboussant la belle tenue militaire du général. Son visage vire au rouge et il se lève d’un coup, raide comme un piquet.
« Tu vas te battre ? », demande Darab, incertain.
« C’est une question de principe : on ne souille pas impunément l’uniforme Zamal. », répond d’un ton sentencieux Eliat en vissant sa casquette décorée du blason de la Grande Maison sur sa tête.
Sans que ses amis ne cherchent à l’arrêter, ils savent à quel point c’est inutile, Eliat parcoure en quatre enjambée la distance qui le sépare des combattants et se jette à son tour dans la bagarre générale en rageant, cherchant frénétiquement des yeux celui qui lui a jeté la bouteille tout en frappant au hasard.
« On y va ? », demande Rin Eilov.
« Bof, se prendre un pain ou deux dans la gueule lui fera du bien. »
« Je ne te savais pas si vindicatif avec Eliat. »
« J’en ai marre de ses jugements. En ce moment, il arrête pas de me dire comment je dois me comporter, ce que je dois dire, penser…à la fin c’est gonflant. »
« Et tu crois vraiment que le laisser se faire tabasser va arranger les choses ? »
« J’en sais rien, il peut s’en sortir. »
« Darab… », répond Rin d’un ton de reproche.
Darab sait très bien ce qu’il en est : Eliat est aussi mauvais à la bagarre aux poings qu’il est doué pour se servir d’un pistolet laser. C’est dire. Il vient d’ailleurs de se prendre deux baffes d’un gros type balafré et de se faire envoyer au sol par un autre. Malgré le ressentiment, l’assassin n’a pas quitté son ami militaire des yeux afin de pouvoir réagir le cas échéant.
« Ça va mal finir. »
« Si on passe au niveau trois, je bouge. », dit Darab.
C’est lui qui avait instauré ce barème des bagarres au Crossroads : le niveau un était celui on se tapait dessus jusqu’au premier sang, le deux celui on ça commençait à devenir vilain, que les gens étaient blessés et continuaient quand même. Le niveau trois était franchit lorsqu’on commençait à sortir les armes et que la survie immédiate des belligérants était en jeu.
« Tu pars demain », dis d’une voix toujours calme Rin sans quitter le combat des yeux.
« Tu sais avec combien d’hommes ? »
« Personne. Tu n’auras aucun commandement sur place, tu seras seulement chargé de la protection du Petit Seigneur. Lui aura sous ses ordres un petit groupe trié sur le volet. »
« Combien de gens ? »
« Dix tout au plus. Ton but sera de ramener tout le monde vivant et d’empêcher un esclandre avec les Arkies. »
« Plutôt tranquille comme mission.»
« En ce qui te concerne, oui. Le reste sera du ressort du Petit Seigneur. »
« Sympa, je faire la nounou d’un gamin… »
« J’aurai cru que ça t’amuserai plus que ça de rentrer chez toi », dis Rin dans un sourire.
« Revenir sur Ankwane, c’est parfait, mais tu sais que je n’ai pas l’affinité que tu as pour Perin. »
« Tu le ne suis pas depuis la naissance. »
« Non, c’est clair. »
« Autre chose. »
« Oui ? »
« Fais attention à Perin. »
« Merci, j’avais compris. »
« Ce n’est pas ce que je voulais dire. Il y a quelque chose en lui, quelque chose de …singulier. »
« Ça veut dire quoi ? Tu penses à un psi ou un Mage Stellaire en puissance ? »
« Je ne sais pas. Mais je suis certain qu’il y a une très bonne raison pour que Zarakis place autant d’espoir en lui sans qu’il ait rien accompli. »
« Et donc ? »
« Donc fais attention, ce ne sera probablement pas de tout repos. »
Leur attention, à l’instar de celle de tous ceux qui occupent le bar est brusquement détournée par le son assourdissant de trois détonations qui couvre tout le reste. Les combattants de tous poils s’arrêtent d’un coup, le regard outré, comme pour dire : c’est pas du jeu, on avait dit pas d’arme. Mais celle qui a fait feu n’a rien d’un client régulier du Crossroads ou d’un baroudeur de passage. Elle est grande comme toutes les humaines qui ont passé trop d’années dans l’espace et dont les parents ont fait de même pendant des générations. Ses cheveux courts et sa combinaison spatiale trahissent sa formation de pilote, son fusil d’assaut avec lequel elle a fait feu son appartenance à la marine Zamale. Elle prend une seconde pour vérifier que le calme est bien revenu dans le bar, toise tout le monde d’un regard noir dans lequel se lit tout le mépris qu’elle a de ce qu’ils sont, tombe sur la table du fond, avance en droite ligne vers elle.
D’instinct, Darab courbe le dos avec un grognement, ce qui provoque un large sourire aux lèvres de Rin Eilov.
« Monsieur Mu ! », crie-t-elle tout en avançant vers eux deux avant de se planter face à lui.
« Madame Kujin », lui répond-il avec un sourire moqueur.
« Pour la centième fois, monsieur Mu, c’est mademoiselle Kujin et je cous prie de vous adresser à moi par le grade qui est le mien. »
« Milles pardon, lieutenant-commandant Kujin ! », lui répond-il plein d’entrain comme un militaire au garde-à-vous, un sérieux moqueur sur le visage.
« Je vous que vous n’avez rien perdu de votre sens de l’humour, monsieur Mu, ni de vos mauvaises habitude de traîner dans des bouges sans nom en ayant coupé votre transmetteur. »
« Bonjour Lieutenant commandant », intervient Rin de sa voix apaisante.
« Mes respects, maître Eilov. », répond Shaïna Kujin, calmée comme par enchantement.
« Maître ? D’où elle t’appelle maître maintenant ? », dit Darab, se tournant vers Rin et ignorant superbement le lieutenant-commandant.
« Je vous prierai de surveiller votre langage, monsieur Mu », reprend Shaïna Kujin d’une voix où la colère est revenue en force, « et je vous rappelle que je suis juste en face de vous, inutile de vous adresser à moi comme si je n’étais pas là. »
« Pardon, princesse. »
« Monsieur Mu ! »
« Tu va vraiment finir par t’attirer des ennuis, Darab. », dit Rin.
« Qu’est-ce que tu veux qu’elle fasse, je suis même pas militaire. C’est pas comme si elle avait le droit de me gueuler dessus comme un chien. »
« Monsieur Mu, écoutez moi… »
« Non c’est toi qui va m’écouter, frangine. », tonne Darab, brusquement debout. « Les gonzesses qui pensent pouvoir tout régler par la force et la brutalité, ça me gonfle. Je t’aime pas, tu m’aimes pas, on le sait. Mais c’est pas une raison pour me foutre la honte devant tous mes potes, venir cracher ton venin sur tout ce que j’aime, tirer dans un lieu public avec ton flingue dans le plafond pour bien montrer que t’es une nana à qui on la fait pas… ». Il s’arrête, le visage à quelques centimètre de la militaire, cherchant ses mots.
« …et… », demande-t-elle ,renfrognée.
« Je sais plus. Je me suis emporté, je sais plus où j’en suis mais en tout cas c’était pas cool de débarquer comme ça. », répond l’assassin vidé de sa vindicte.
« Monsieur Mu est déjà au courant de la mission pour laquelle vous venez le chercher, lieutenant commandant. », dit Rin, mettant cours à l’affrontement verbal qui allait certainement repartir de plus belle. « Je pense que le mieux est que vous l’emmeniez à la citadelle seigneuriale afin qu’il y prenne ses ordres de mission. »
Surprise, à la fois du sourire qui n’a pas quitté les lèvres du Duelliste et du ton parfaitement neutre de ses paroles, Shaïna Kujin ne sait quoi rétorquer. A la recherche d’une répartie, ses yeux errent, ne peuvent s’empêcher de regarder par réflexe l’entre-jambe de Darab que se combinaison, moulante au possible, ne cache à aucun moment et se met à rougir. Elle détourne tout de suite les yeux, tombe sur ceux de Rin, rougit encore d’avantage et s’éloigne au plus vite. Darab lui regarde frénétiquement les êtres empilés les uns les autres qui se sont empoignés quelques minutes auparavant.
« Vas-y », lui dit Rin, « je m’occupe d’Eliat. Que les Galaxie accompagnent ton voyage, sur Ankwane. »
Libéré du poids de la conscience, Darab file dans le sillon du lieutenant commandant Kujin. Le silence retombe dans la salle lorsqu’il est sorti, personne ne sachant plus trop quoi dire ou faire. La belle énergie virile de compétition farouche s’est éteinte avec les coups de feu et de toutes les manières personne ne se rappelle plus trop pourquoi il était en train de taper sur son adversaire direct. Les uns après les autres, les gens se relèvent, chancelants pour la plupart, vont s’asseoir où ils peuvent en se massant les endroits où ils ont été touchés, grimaçant de douleur lorsque les blessures sont sérieuses. Puis l’activité reprend d’un coup : les serveuses apportent avec leur sourire charmant les kits de régénération qui vont arrêter les saignement, refermer les blessures voire ressouder les os, les conversations reprennent ça et là, les robots réparateurs au formes simiesques grimpent jusqu’au plafond où ils se perchent pour colmater les dégâts liés aux tirs du fusil d’assaut, on remet les tables en place, amène de nouvelles chaises.
L’un des derniers combattants à se relever est le gros Bankto au corps de pierre qui avait initié le pugilat et qui recouvre le pauvre Eliat Tharn qui s’est pris une raclée comme prévu. L’extra-terrestre agrippe d’une main Eliat, le soulève dans les airs d’un bras et le ramène jusqu’à sa table.
« C’est à vous ça, non ? », demande-t-il à Rin Eilov.
« Oui, merci. Si vous pouviez le poser sur la chaise, ce serait fort aimable. »
« Il a été un peu secoué, je crois. »
Effectivement, Eliat n’a pas encore tout à fait retrouvé ses esprits et son visage tuméfié porte la marque de nombreux poings d’origines diverses.
« Ne vous en faites pas, il est solide. », réplique le Duelliste.
Le Bankto assoit sans ménagement Eliat sur la chaise désignée par Rin et s’en retourne au comptoir commander la boisson qui lui avait été chipée et qui avait déclenché l’esclandre. Rin de son côté hèle Shan’ti qui arrive au pas de course, balançant harmonieusement sa longue queue féline et son opulente poitrine.
« Il me faudrait un kit régénérant de base pour Eliat, s’il te plaît. »
« Tout de suite, Rin. C’était qui la nana avec qui est parti Darab ? »
« Une gradée de l’armée. Shaïna Kujin. »
« Elle a pas l’air de rigoler beaucoup. »
« En public rarement. »
« Et en privé, ça donne quoi ? », répond Shan’ti avec un sourire lourd de sous-entendus.
« Ça je ne sais pas, ce n’est pas à moi qu’il faut le demander. »
Un meuglement indescriptible sort à ce moment de la bouche d’Eliat qui saigne abondamment de la lèvre inférieure.
« J’arrive avec le kit. », dit la serveuse.
Sirotant son jus de pomme, Rin attend que son ami revienne tout à fait à lui. Il est toujours un peu groggy mais semble avoir plus ou moins retrouvé une forme de conscience globale du monde qui l’entoure.
« Bravo, général », félicite Rin d’un ton joueur, évous avez fièrement défendu votre rang et l’honneur de la Maison. »
Eliat souri, à la fois fier de son choix et parfaitement conscient à la fois de sa piètre prestation et de habit militaire déchiqueté de toutes parts.
« Pourquoi tu t’es pris le bec avec Darab ? », demande de bout en blanc Rin.
« On s’est pas pris le bec, on s’engueule juste un peu en ce moment, c’est tout. », répond Eliat d’une voix lente et incertaine.
« Ça va ? »
« Oui, oui, dans deux secondes je serais aussi frais qu’une jeune recrue sortant de l’Ecole Militaire. »
« Donc, Darab ? »
« Je sais pas, il est vachement nerveux en ce moment, non ? »
« Tu veux dire depuis qu’il sait que sa planète natale est l’enjeu d’une vulgaire compétition impériale ? »
Eliat reste un instant interdit mais ce n’est pas la douleur ou les coups reçus qui en sont la cause.
« Rin, tu ne peux pas dire ça…c’est un ordre de l’Empereur. »
« Et ? »
« Et donc c’est forcément un acte juste, décidé pour le bien de tous. »
« Si tu le dis… »
« Ecoute Rin, on va pas se fâcher tous les deux mais honnêtement arrête de critiquer l’Empereur devant moi, tu m’éviteras des crises de conscience. », répond le militaire, plus consistant désormais.
« Des crises de conscience pour quoi, Eliat? Pour savoir si tu dois me dénoncer pour trahison envers le trône ? »
« T’es con, bien sûr que non. Mais…ça me gêne quand tu parles comme ça. Je sais que c’est un truc qui vous rassemble Darab et toi mais moi je ne suis pas comme vous. »
« J’ai dit juste ça comme ça, Eliat. », se veut rassurant Rin.
« Je sais, je sais. »
Shan’ti arrive à ce moment là avec le kit médical, sorte de demi cercle de métal qu’Eliat se colle dans le coup, permettant aux nano-machines réparatrices de s’engouffrer dans sa colonne vertébrale et ses artères. D’un coup, c’est un petit million de microscopiques créatures métalliques qui s’engouffrent en lui, vont détecter tout ce qui entrave la bonne marche de son organisme et réparer ce qui peut l’être. En quelques secondes, son saignement à la lèvre s’arrête, les plaies se referment à vue d’œil, il revient tout à fait à lui.
« Merci, Shan’ti », dit gentiment Rin.
« De rien ! C’est toujours magique de voir à quelle vitesse ces petites bestioles te réparent un bonhomme. », répond la Bast avec son enthousiasme naturel.
« On te doit combien ? »
« Pour les verres, comme d’habitude. Par contre le kit, c’est cher. On a du mal à s’approvisionner chez les Deck en ce moment à cause des tensions avec les Arkies ; les marchands ont peur que le conflit dégénère et il y en a de moins en moins qui font le voyage jusqu’ici. »
« Combien ? », demande Eliat d’une voix tout à fait rétablie.
« Trois cents. »
« Dollars ? »
« Crédits. »
« Crédits ! Mais c’est hors de prix ! »
« Il fallait y réfléchir avant de te jeter dans la mêlée, gros malin ! », lui répond-elle, les poings sur les hanches d’un air de défiance maternante.
« Si j’avais su que c’était aussi cher, j’y aurai effectivement réfléchi à deux fois…si on peut même plus rigoler de temps en temps sans que ça te coûte un bras, où va le monde ? »
« Paye. De toutes les manières, ça ne t’empêchera pas de recommencer. », dit Rin toujours souriant
« Dis-donc, on peut savoir pourquoi tu te fends la poire depuis que tu es rentré ici ? », demande la serveuse Bast.
« Parce que je vois des choses qui m’amusent, Shan’ti. Rien de bien méchant, au contraire. »
« Tu me diras pas ? »
« Non. »
« T’es pas drôle… »
« Tiens, voilà pour ton maudit kit médical. » Maugrée Eliat en lui tendant l’argent sous forme de petites pièces aux multiples formes géométriques.
« Merci. Il va pas avoir des ennuis avec l’armée, Darab ? », demande inquiète Shan’ti
« Il en a déjà pas mal au compteur. », dit Eliat avec gravité, ce qui fait encore sourire Rin. « Non mais tu vas cracher le morceau au lieu de te marrer dans ton coin !? ». Explose la serveuse.
« Non. »
« Je suis d’accord avec elle », dit le militaire légèrement, « tu es vraiment insupportable aujourd’hui. »
« Bon, je file ; appelez moi si vous avez besoin de quoi que ce soit. », dit Shan’ti avant de s’éloigner.
« Tu l’as faite fuir. », dit Eliat
« Tu t’en plaints ? », répond son ami, espiègle.
« Au final, elle est sympa cette fille. Dommage que ça soit une Bast et qu’elle s’habille comme une prostituée. »
« Heureusement que les autres clients sont moins coincés que toi…moi je trouve ça plutôt agréable à regarder. »
« A quoi ça sert à part de te donner envie s’envoyer en l’air sans pouvoir le faire ? »
« Je crois qu’il suffit de lui demander gentiment, tu sais »
« Tu vas pas t’y mettre aussi ! Qu’est-ce que vous avez tous à vouloir vous accoupler avec des extra-terrestres, bon sang ? »
« Ça va, calme toi. Au fait, il se dit quoi chez nos amis les généraux en ce moment ? »
Eliat Tharn se redresse comme à chaque fois qu’on aborde un sujet qu’il estime sérieux et qui le concerne directement.
« La plupart sont furieux de l’attentisme de Zarakis. Douze ans qu’on n’a pas eu de combat spatial d’envergure et lui ne profite même pas de la situation pour écraser les Arkies une bonne fois pour toutes. »
« Tu crois que c’est aussi simple ? »
« C’est simple, Rin. Il y a une planète sans possesseur officiel, une compétition pour la prendre, le premier qui sera dessus aura gagné. C’est pas plus compliqué que ça. »
« Et la paix impériale, tu en fais quoi ? »
« Mais c’était justement l’occasion de passer entre les mailles du filet avec la bénédiction de l’Empereur ! Grâce à cette fichue compétition on avait enfin l’occasion de rappeler à tout le monde qui a vraiment gagné la guerre civile et de mettre une pâtée aux gars d’en face sans briser la paix impériale ! »
« Donc Zarakis est un abruti qui a laissé passé sa chance ? »
« Le seigneur est un très grand guerrier et le meilleur général de l’Empire, Rin, tu ne me feras pas dire le contraire. Mais il vieilli, on le voit bien en ce moment. Il est temps de passer le flambeau et pas à un gosse de douze ans qui ne saura pas quoi faire de notre armée. »
« On croirait entendre ton père. »
« Laisse mon père en dehors de tout ça, veux-tu. J’ai le droit moi aussi d’avoir mes propres jugements sur les choses, même si ça correspond à ce qu’il pense lui. Ça ne te choque pas toi, que le seigneur Zarakis veuille destituer son propre fils pour faire monter à la tête de la Maison un gamin sans expérience ? »
« Non. Je connais son père, c’est un imbécile sans aucune vision stratégique à long terme qui ne pense qu’à prendre les armes. Perin possède, lui, un immense potentiel. »
« Oui, un potentiel, mais rien d’autre. »
« D’où l’importance qu’il aille sur Ankwane et qu’il fasse gagner la Maison. S’il parvient à vaincre les Arkies, ce sera un coup politique qui raffermira le choix de Zarakis et lui donnera la légitimité de donner le pouvoir à Perin à sa majorité. »
« Ça ne sera pas avant six ans… »
« Oui, ce sera long et beaucoup de choses peuvent se passer d’ici là. », rajoute Rin, l’air brusquement plus sombre.
« Tu penses à quoi ? »
« Je pense que tu n’es pas le seul à discuter de moins en moins discrètement les ordres de Zarakis et que tes petits copains du mess des officiers sont probablement prêt à tout pour empêcher un gosse de prendre le pouvoir. »
Eliat blêmit.
« Tu ne penses tout de même pas à une rébellion ? »
Dans la tradition Zamal, la rébellion envers le seigneur régnant était à peu près aussi bien vue que pour une mère de manger ses propres enfants et de s’en vanter par la suite.
« Une trahison envers Zarakis, non ; mais à un accident malencontreux qui arrangerait beaucoup de monde, oui. »
« Un…accident ? »
« Qui surviendrait lors d’une compétition plus ou moins amicale entre deux Grandes Maison rivales et dont on pourrait attribuer la faute au camp adverse. »
« Tu ne pense quand même pas que le père de Perin puisse tenter de tuer son fils pour lui prendre l’héritage de la Maison ? »
« Son père, je ne pense pas. Mais des gars de ton genre en un peu moins bien intentionnés, qui ont à leur disposition des régiments entiers, ça je crois que c’est tout à fait crédible. »
« Tu débloques Rin. Ça n’arrivera jamais. »
« Possible, ce serait le mieux bien sûr mais pourquoi crois-tu que c’est à Darab en personne à qui on a demandé d’accompagné Perin sur Ankwane ? »
« Parce que c’est le meilleur si jamais ça vire au vinaigre avec les Arkies, non ? »
« Et aussi parce qu’il ne fait pas partie de l’armée, que donc il n’a aucune attache ou loyauté pour l’un des généraux de Zarakis ; bref qu’en un mot il ne sera jamais l’instrument d’une machination quelconque qui vise à tuer Perin. »
« C’est de la théorie du complot fumeuse, Rin. Tout le monde est loyal à Zarakis ici, personne ne voudra jamais participer à un truc pareil. »
« Vraiment ? »
« Vraiment. Je les connais tous, ces généraux que tu fantasmes en assassins comploteurs, pas un n’osera toucher à un cheveu du Petit Seigneur, pas tant que Zarakis sera en vie. »
« Si tu le dis alors je m’inquiète pour rien et c’est bien fait pour moi. »
« Mais tu n’es pas convaincu. »
« Non. », dit Rin en retrouvant son sourire.
« C’est frustrant tu sais de ne jamais pouvoir te convaincre… »
« Alors tu comprends ce qu’on ressens à chaque fois Darab et moi lorsqu’on essaye de te décoincer un peu de tes croyances. »
« Vous me cassez les bonbons tous les deux ; vous êtes ligués contre moi, c’est injuste. »
Heureux que la tension, légère mais présente, qui s’était installée entre eux se soit dissipée, Rin observe un moment la salle. Elle est pleine comme d’habitude mais les piliers de comptoir habituels laissent progressivement la place à des grappes de jeunes gens en mal de sensations fortes. Les serveuses Bast ont elles commencé leur numéro de charme sur les clients à leur goût qu’elles pourront ramener chez elles le soir tandis que les robots les relayent au service, slalomant dans la joyeuse cohue.
« Au fait, tu m’avais pas dit que Darab s’était trouvé une nana ? Il a finalement réussi à oublier sa folle Galiossa ? », demande plein d’espoir Eliat Tharn.
« Je doute qu’il l’oublie un jour mais oui il s’est trouvé quelqu’un. Je crois. », répond Rin Eilov.
« Tu crois, mon œil, oui. Tu sais mais il t’a demandé de pas le dire. »
« Si tu as la réponse, pourquoi tu poses la question ? », puis tout d’un coup assène « Il est tard, je vais rentrer. »
« Déjà ? »
« Tu me connais, je suis pas vraiment un oiseau de nuit. », dit le Mage Stellaire en se levant.
« Rin ? »
« Oui ? »
« Tu n’y croyais pas vraiment à ton histoire de complot ? »
« Je serais très heureux de me tromper là-dessus, Eliat. Mais si, malheureusement j’y crois. Passe une bonne soirée. »

Arkies 03 – Zamal 02

Ambiance musicale : Eric Bibb, With my maker I am one

Et voici la version en pdf

Le vent. C’est la première chose qui frappe ici, ce vent tout puissant qui souffle, changeant et chaotique mais toujours présent. Sitôt que Joralie Kamen sort de l’habitacle du magnifique vaisseau Arkies, elle en prend conscience. Il y a quelque chose de magique ici, de fort, de beau et pur en même temps. A perte de vue, la plaine herbeuse d’Ankwane s’étend autour d’elle et du campement humanitaire en construction. Plantée en haut de la passerelle de métal qui doit l’amener jusqu’au sol, elle contemple, émue, ce spectacle qui fige par sa splendeur simple et massive en même temps. Le vent vient à nouveau faire jouer ses longs cheveux noirs, défaisant d’un coup la coiffure qu’elle a passée tant de temps à mettre en forme ce matin. Le contact de l’air sur sa peau vient fouetter ses sangs, passe comme une caresse fraîche partout sur son corps.
Joralie a été très déçue lorsqu’elle a compris qu’elle n’installerait pas son campement dans une ville digne de ce nom ; et pour cause, il n’en existe aucune sur le sol d’Ankwane d’après les maigres rapports qu’elle a pu glaner ici et là. Peuple migrateur de nomades, les habitants de la planète n’ont jamais bâti de large cité dans laquelle le plus grand nombre se serait rassemblé. En tout et pour tout, on comptait sept villages faits de bois qui ne duraient jamais plus de quelques années et qui étaient loin de concentrer la majorité de la population. Les seules constructions de pierre étaient la véritable légion de moulins géants dont les ailes captaient la force prodigieuse du vent pour la convertir en énergie. Chaque moulin indique l’emplacement d’une ferme antique, un ranch à la façon dont les Deck les construisent encore sur certains de leurs mondes agricoles. Dans ces fermes vivent les familles de ceux qui ont choisi de ne plus prendre la route et alimentent les voyageurs de passage. Voilà le plus clair de la civilisation d’Ankwane. Ils n’ont ni vaisseaux, ni astroport, ni ordinateur personnel ni téléviseur holographique ; leur système de communication est primaire au mieux et le seul lien qui les uni est une station de radio, que personne dans l’équipe des Arkies n’est parvenu à localiser tant la technologie qu’elle utilise pour diffuser ses émissions quotidiennes appartient au passé. Leur armement se compose essentiellement d’armes blanches, la plus commune étant leur grand couteau à lame courbe qu’ils manient avec une immense dextérité dès le plus jeune âge. Aussi cher à leurs yeux que le pistolero, l’arme emblématique des Falgans, ce couteau était portés par tous dès l’âge rituel de sept ans. Et les Galaxies savent que ces autochtones en font bon usage…Joralie a déjà perdu quatre de ses hommes depuis leurs arrivée, quelques jours auparavant. Même si elle n’était pas encore sur place, elle en est responsable, c’est sur elle que tombera la faute si jamais on lui reproche la perte des quatre citoyens Arkies. Mais le seigneur s’est montré étonnamment conciliant, visiblement beaucoup plus soucieux de ne pas froisser les habitants de la petite planète que pleurer ses sujets. Ce n’était guère dans ses habitudes, lui qui avait une sainte horreur de la mort des autres, mort dont il ne manquait pas de s’infliger la culpabilité. Joralie y avait vu une marque supplémentaire de l’importance de cette compétition entre leur maison de celle des Zamals. Il y a plus sur cette planète que ce que Kenyl veut bien nous dire, s’était dit alors pour elle-même la Diplomate lorsqu’elle avait reçu la note du seigneur lui indiquant qu’il prenait bien note de la mort des hommes mais qui la pressait bien plus de ne pas s’aliéner l’ire des habitants d’Ankwane et de poursuivre la mission humanitaire. Elle avait su capter la valeur de sa tâche actuelle et s’était parée de toutes les armes pour la mener à bien avec éclat.
En tant que Diplomate, elle était la face sociale des Mages Stellaire, une magicienne spécialisée dans les jeux de cour, les alliances et les complots. Elle avait donc contacté des connaissances à elle pour amener jusqu’à cette planète perdue un contingent Falgan qu’elle avait obtenu d’un ancien soupirant déçu qu’elle mène encore aujourd’hui par le bout du nez et qui serait prêt à parcourir l’Empire dans tous les sens pour un sourire ou un mot doux de sa part. Il n’était pas venu en personne mais lui avait envoyé une équipe de terraformeurs, ceux qu’on nomme d’ordinaire les colonisateurs, des aventuriers de l’espace dont le but était de rendre viable les mondes hostiles des galaxies. La conquête d’une planète s’articulait d’ailleurs toujours de la même façon : destruction de toute opposition par l’armée, arrivée des colonisateurs, synthétisation de la planète pour la rendre respirable si besoin était, apport éventuel de l’eau, début de l’agriculture, construction de la première ville, expansion humaine. Le spectacle l’avait charmé la première fois qu’elle y avait assisté dans son intégralité : Joralie Kamen avait vu une planète vierge se transformer au fil des mois en une véritable colonie impériale digne de ce nom ; à toute vitesse, elle avait vu la civilisation s’installer, répéter la même évolution que sa propre race avait suivie mais cette fois-ci en ultra accéléré pour parvenir à un niveau technologique aux standards de l’Empire. Le tout se faisait dans une brutalité et une efficacité troublante. Ainsi procédaient les Grandes Maisons. Toutes, sauf les Falgans. Ces être curieux mettaient un point d’honneur à comprendre le monde qu’ils découvraient, passaient volontiers des semaines à étudier faune et flore, prenaient contact pacifiquement avec les races extra-terrestres, formaient des alliances, échangeaient sur un prétendu pied d’égalité. Ils ne transformaient pas radicalement les planètes sur lesquels ils se posaient mais tentaient d’harmoniser au mieux leurs besoins avec l’écosystème local. Initialement, personne ne les avait compris. Puis les Decks s’étaient mis en tête de les imiter, suivis peu après par les Galiossas. Aujourd’hui, cette façon de faire était la norme à l’Ouest de l’Empire, depuis qu’Avraham l’avait décidé. Sa mort n’avait nullement découragé ses anciens alliés de continuer son œuvre et l’indifférence de l’Empereur à ce sujet n’avait fait que renforcer les Grandes Maisons de l’Ouest dans leurs convictions. Joralie elle-même devait constater de visu la valeur d’une telle façon de faire, incomparablement plus lente et hasardeuse mais au final selon elle bien plus bénéfique sur le long terme. Cette philosophie pacifique était en outre tout à fait au goût de Kenyl, qui aurait de toutes les manières fait n’importe quoi pourvu que cela soit en accord avec les visions d’Avraham. La fascination qu’exerçait le souvenir du Mage Stellaire renégat sur le seigneur Arkies ne s’était jamais démentie, et l’Espace sait à quel point Joralie le comprend…
« Fait gaffe où tu mets les pieds, espèce de couillon ! »
Brusquement sortie de sa rêverie, Joralie tourne la tête vers la source des cris et ne peut s’empêcher de sourire devant le spectacle incongru qui se tient devant elle : sur la plaine, les quatre Falgans, un instructeur et ses trois jeunes apprentis, dirigent les robots géants qui réceptionnent le matériel envoyé depuis le vaisseau de ravitaillement en orbite. Le nécessaire pour monter le camp arrive dans d’immenses caisses de métal que les robots, titans humanoïdes de plus de neuf mètres de haut, attrapent à leur arrivée au sol grâce à leurs bras démesurés. Celui qui vient de crier est le plus énergique des trois apprentis, un jeune garçon blond extrêmement enthousiaste et démonstratif. Il est en train d’houspiller le robot dont il a la charge qui a failli l’écraser en attrapant au vol la caisse de métal qui lui était destiné. Confrontation absurde entre ce petit bonhomme de quinze ans qui n’arrive même pas au genou de celui qu’il sermonne. Ça ne l’empêche pas de crier en gesticulant dans tous les sens.
« Non mais t’es dingue ! Si j’avais pas sauté sur le côté j’étais mort ! »
Le pauvre robot, la caisse toujours dans les bras, regarde de son gros œil unique le petit ahuri qui brandi son poing vers lui.
« Karou ! Non mais qu’est ce que tu fichais sous les pieds de ton Cyclope ? »
C’est au tour d’un autre disciple de crier, la seule fille du lot dont les cheveux roses volent au vent en tous sens. Par le Cosmos, qu’ont besoin les Falgans de se peinturlurer les cheveux de toutes ces couleurs extravagantes ? Joralie n’entend pas la réponse du petit bonhomme blond, Karou, car une brusque bourrasque la rend sourde à tout autre bruit que celui de l’air qui siffle à ses oreilles. Elle comprend clairement par contre que le troisième des apprentis, un taciturne aux cheveux noirs de jais, doit avoir dit quelque chose de cassant car c’est maintenant vers lui qui semble hurler le blond en pointant son poing vers lui. Accoure alors leur instructeur, un homme un peu plus petit qu’elle qui semble toujours de bonne humeur et qui a cédé semble-t-il à la tentation de se teindre lui aussi les cheveux qui sont gris argentés avec des reflets noirs. Joralie sait que cette scène ne serait pas tolérée ailleurs qu’ici : les gens de l’Est n’acceptent pas plus le manque d’efficacité que la perte de contrôle de leurs émotions. Ni la fraîche spontanéité ni l’humanisme ne les touchent. Quelle absurdité ! Comme si les humains n’étaient qu’intellect et retenue émotionnelle…elle qui savait observer le moindre détail, les variations infimes chez ses interlocuteurs le sait bien : les Hommes restent des Hommes, les émotions et l’envie de s’unir sous l’œil bienveillant de la confiance mutuelle fait partie de nous, du patrimoine de notre race ; l’oublier, c’est oublier qui nous sommes. Avraham l’avait bien prouvé durant la Guerre : ce rêveur que l’on disait inconscient et hors des réalités froides de ce monde s’était retrouvé à la tête de la moitié de l’univers.
Face à la Mage Stellaire, la dispute couve toujours, le mentor essayant désormais de séparer les deux jeunes initiés qui en sont venus aux mains dans un pugilat aussi orgueilleux qu’inoffensif. Après les avoir punis et envoyés chacun aux extrêmes du campement, le Falgan se rend compte que Joralie a suivi toute la scène. Ils avancent l’un vers l’autre, lui gêné mais souriant, elle compréhensive.
« Je suis désolé de leur conduite, madame Kamen. Ne croyez pas qu’ils soient toujours comme ça… »
« Je comprends, monsieur ? »
« Kehata. Jen Kehata. »
« Je suis Joralie Kamen, envoyée du seigneur Kenyl Arkies sur Ankwane. Merci d’être venu si vite monsieur Kehata. »
S’ensuit un passage rapide et gênant pour l’un comme pour l’autre, ne sachant comme se saluer en pareille circonstance. Le protocole voudrait qu’il s’incline mais il n’est pas un Arkies ni un diplomate d’une Grande Maison, il n’a aucun devoir envers elle. En même temps, elle rechigne à lui serrer la main et le considérer comme son égal, ce serait compromettre l’ascendance qu’elle pourrait avoir sur lui ; s’ajoute à cela le danger d’un assassin potentiel mais ce n’est pas le cas ici : plus que tout, l’attitude de Jen Kehata face à ses disciples prouve par un nombre infinis de petits détails, d’attitudes, qu’il est bien qui il prétend être. Il lui fait en outre une grande faveur en venant ici, probablement contre l’avis de sa hiérarchie : si la presse apprenait que la Maison Falgan apporte son aide aux Arkies dans la compétition, les retombées médiatiques pourraient être terribles. Ce n’était du reste pas officiellement interdit mais les adversaires de Kenyl auraient tôt fait de transformer l’événement en un aveux de faiblesse de la part de maison Arkies qui serait accusée de ne pas avoir la puissance de coloniser elle-même la petite Ankwane. Ce qui d’ailleurs est le cas : dans la pratique, plus aucune planète des systèmes Arkies n’avait été colonisée depuis des centaines d’années et ceci pour une bonne raison : elles étaient déjà toutes habitées et pacifiées de longue date. Seuls les Falgans continuaient d’arpenter l’espace en quête de territoires vierges, de peuples étranges à rencontrer, de sensations fortes, en un mot d’aventure.
Lasse de ces réflexions qui ne lui amènent rien de concret, Joralie se fie à son instinct et tend sa main vers Jen ; il est surpris, se frotte la main sur sa combinaison de travail et lui rend son salut d’une poigne aussi délicate que ses longues mains peuvent le faire. Elle en profite pour le regarder des pieds à la tête : outre ses cheveux gris, il a les traits caractéristiques des Falgans : un visage plus large que les Arkies dans une face qui reste agréable, de petites lèvres et un corps léger qui respire l’effort physique régulier. Il arbore la tenue traditionnelle des terraformeurs : combinaison large brune sur laquelle on peut compter une quinzaine de poches larges destinées à contenir leur matériel de travail, quelques renforts de métal souple aux articulations, un masque de verre évolué pendu autour du coup qui lui permet de voir dans le noir et de prendre le contrôle manuel de ses Cyclopes, les robots géants qui reçoivent les paquetages célestes. Il a bien sûr son pistolero au côté ; le sien est un long pistolet à double canon destiné au combat rapproché, une arme incongrue ici, dans ces immenses plaines, mais parfaite pour le combat urbain ou les luttes au sein d’un vaisseau spatial.
« Quand pensez-vous avoir terminé le campement, monsieur Kehata ? »
« Oh, ça ne devrait pas prendre trop de temps, madame. Je dirai que si notre équipe travaille correctement et que j’arrive à empêcher Karou et Idan et s’écharper, nous devrions être prêts d’ici deux jours. »
« C’est tout ? », dit Joralie surprise ; elle s’attendait à bien plus. Malgré l’aide des cyclopes, établir une base en dur à partir de rien prend du temps.
« Deux jours pour établir un campement de base, madame, c’est à dire sans aucun bâtiment en fer ou en pierre. »
« Mais pourquoi, par les Galaxies ? »
Elle s’imagine dormir dans un campement de tentes balayées par le vent, une image très lointaine du confort dont elle a l’habitude.
« Parce que pour ça il faut creuser le sol. »
« Et alors ? », demande-t-elle incrédule
« Et alors si on creuse, ils nous tuent. », répond Jen dans un large sourire dont il a le secret.
« Les locaux ? »
« Oui, madame. »
« Vous savez pourquoi ? »
« Pas avec certitude ; visiblement, il s’agit d’un interdit culturel ou religieux. La terre est pour eux sacrée et il est interdit de la modifier trop en profondeur. »
« Et bien, ça ne va pas être facile de prendre contact avec une population aussi frustre… », dit Joralie en soupirant.
Jen éclate de rire à cet accès de sincérité.
« Ha, ça non ! D’autant qu’on ne sait jamais quand et pourquoi ils vont dégainer leur couteau ; et les étoiles savent qu’ils sont capables de s’en servir ! »
« Vous n’en avez pas peur ? »
« Peur ? Des habitants d’Ankwane ? Non. », répond-il un peu surpris.
« Vous êtes courageux. »
« Disons que ma culture…comment le dire sans vous froisser ? »
« A l’habitude de tolérer et d’être au contact de genre d’individus, contrairement à moi qui ne suit qu’une habitante de la ville sans aucun égard pour mes semblables. »
« Madame, je ne voulais pas… », s’empresse Jen de répondre pour éviter tout incident.
« Il n’y a pas de mal, monsieur Kehata. », le coupe souriante Joralie. « Il y a en outre probablement beaucoup de vrai là-dedans. Poursuivez votre travail comme vous l’entendez et ne vous préoccupez pas de mes états d’âme. »
« Comme vous voudrez madame. Voudriez-vous assister à la mise en place du campement ?»
« Avec joie. Allons-y. »
Ils marchent en silence jusqu’au terrain choisi pour l’établissement de la base de fortune. Le vent qui souffle maintenant à leurs oreilles les obligeraient à hurler pour se faire entendre et ni l’un ni l’autre n’en ont envie. Alors qu’ils avancent, lui un peu devant, elle le regarde, observe sa démarche, son attitude détendue, l’affaissement de ses épaules, l’endroit où il met ses mains, cette sommes de petits détails qui sont pour elle autant d’indices sur Jen Kehata. Il n’y a là aucun calcul particulier, juste un exercice qui la fascine depuis toujours et qui l’a poussé à embrasser sa carrière de Diplomate.
Alors qu’ils arrivent, les trois apprentis sont encore en train de crier dans tous les sens : la source du drame tient au fait que le jeune homme aux cheveux noirs, Idan, a commencé à entreposer des caisses de matériel dans le périmètre de celui aux cheveux blonds, Karou. Celui-ci hurle donc à qui veut l’entendre qu’il doit mettre ses caisses ailleurs pendant que la fille aux cheveux roses lui crie d’arrêter et de prêter attention aux paquetages en approche. Le soupir de Jen Kehata se perd dans une bourrasque et il s’apprête à calmer le jeu quand le sifflement d’une caisse en approche se fait entendre. Il est pour le cyclope de la fille mais le garçon aux cheveux blond en décide autrement : rapide comme l’éclair, il s’empare de sa console de commande et jette son robot géant à la rencontre de la caisse. C’était sans compter sur la réactivité de la fille qui se prépare elle aussi à attraper l’énorme projectile au vol. Elle panique lorsqu’elle voit le cyclope qui n’est pas le sien arriver au pas de course, s’efforce de passer des ordres à toute vitesse sur sa console portable, va trop vite, se trompe dans les touches. Dans un bruit assourdissant de métal, les deux robots de neuf mètres se percutent et s’effondrent au sol dans un fracas assourdissant. La fille hurle par réflexe et par peur sur Karou, lorsqu’il le sifflement de la caisse propulsée depuis l’espace s’intensifie, plongeant droit sur elle, interrompant sa diatribe. Elle ouvre de grands yeux pleins d’effroi devant la mort de plusieurs tonnes qui file vers elle à des centaines de kilomètres à l’heure.
« Lynne ! »
Jen se jette d’instinct vers elle, à l’instar d’Idan, mais ils sont tous les deux trop loin pour la jeter hors de la zone d’atterrissage de la caisse de métal. Elle pousse un hurlement, croise les bras devant sa tête dans un dernier geste aussi futile que touchant et ferme fort les yeux.
Elle les rouvre une bonne seconde plus tard, consciente d’être toujours en vie. Incrédule, elle reste les yeux rivés sur la caisse de métal, immobile et en suspension à quelques mètres au dessus de sa tête. Jen, Idan et Karou se sont figés eux aussi, statufiés par le spectacle. C’est celui aux cheveux noirs, Idan, qui fait le premier le lien entre la caisse en lévitation et Joralie. Elle se tient droite, le bras gauche tendu vers le projectile spatial, tout son pouvoir canalisé dans l’unique but de stopper la course folle de la caisse de matériel. Un sourire de victoire se dessine sur ses lèvres malgré la concentration requise pour maintenir son sortilège. Elle a agit par reflexe, sans même savoir si elle en avait la force mais la vision de la fille aux cheveux roses écrasée par le métal lui a fourni une brusque et salvatrice impulsion de pouvoir. Le reste a suivi. Jouant avec sa main, Joralie fait léviter la caisse sur le côté, la pose en douceur au sol. Au moment où elle lâche sa concentration, elle s’attend au contrecoup physique qui ne manque jamais de frapper un Mage Stellaire lorsqu’il fourni un effort violent. Là, rien ne vient ; au contraire, Joralie ressent comme une vitalité nouvelle en elle, un état à la fois serein et puissant qu’elle n’a pas ressenti depuis bien longtemps. Depuis Myragill.
Les trois hommes Falgans entourent maintenant la petite Lynne, toujours blême, qui tremble tellement qu’elle a du mal à se mettre debout. Elle ne pense même pas à crier sur Karou qui se tient penaud près d’elle, et se laisse soutenir par Idan et Jen. Joralie remarque que le jeune homme aux cheveux noir la fixe régulièrement à la dérobée avec une rare intensité. Une fois certain que sa petite apprentie ne mourra pas de peur, Jen s’approche de Joralie, grave pour la première fois.
« Je ne sais pas quoi vous dire, madame. »
« Merci suffira, monsieur Kehata. Je ne crois pas nécessaire de faire savoir ce qui vient de se passer. »
« Non madame, mais ce n’est pas ce que je signifiais. »
« Expliquez-vous, Jen. », répond Joralie qui décide d’abandonner tout protocole
« Vous avez sauvé ma disciple. C’est un acte très fort chez les Falgans et qui veut dire beaucoup. »
« Je ne suis pas une Falgane, Jen. »
« Mais le résultat est le même. Je vous remercie du fond du cœur, Joralie ; vous avez ma gratitude éternelle. »
« Ne soyez pas si sentencieux », répond doucement Joralie, quant bien même cette brusque déclaration quasi-religieuse la touche étrangement au cœur. « Ça ne sont que des enfants qui jouent. »
« Et il est de notre devoir de les laisser jouer. Oui, ainsi parlait le Prophète. »
« C’est comme ça que les Falgans nomment Avraham ? Je croyais que seuls les Galiossas lui vouaient un culte. »
« Les Galiossas et ceux qui ont croisé sa route, madame. »
Alors ça nous fait un point en commun pense Joralie ; mais cette pensée là, elle la garde pour elle.
« Je dois retourner m’occuper des cyclopes ; l’équipe spatiale n’est pas au courant de l’incident et elle va encore nous envoyer du matériel. »
« Je comprends, Jen. Faîtes au mieux. »
La suite est plus calme, comme si le brusque pic d’énergie déclenché par l’accident avait sapé leurs forces à tous. Jen Kehata a remplacé Lynne à son poste jusqu’à ce que celle-ci se déclare prête à reprendre en main son robot. Sagement à l’écart du terrain d’atterrissage des caisses, Joralie en profite pour examiner de plus près les quatre Falgans. Elle s’émerveille du courage et de la détermination de Lynne qui parvient à surmonter sa peur en moins d’un quart d’heure pour se remettre au travail, guette les regards appuyés d’Idan dont les yeux trahissent tellement la compassion et la tendre affection qu’il a pour sa camarade, s’amuse du visage ronchon et coupable de Karou qui n’en manie pas moins son cyclope avec une grande aisance et lui parle parfois comme à un compagnon vivant. Ils sont touchants, tous les trois et viennent par un curieux tour du destin la mettre elle devant une autre façade de sa personnalité, autrement plus chaleureuse que celle qu’elle dévoile lorsqu’elle évolue dans l’entourage de Kenyl Arkies. Depuis combien de temps n’a-t-elle pas ressenti l’ivresse du pouvoir cosmique des Mages Stellaires ? A-t-elle passé tellement de temps à jouer à la conspiratrice pour avoir oublié ce pan entier de son essence ? A quel point son environnement paranoïaque et intolérant a-t-il rogné sur ce qu’elle est pour qu’elle ne devienne plus qu’une machine froide, un monstre pour qui seule la victoire comptait et sans aucun égard pour les joies simples de l’existence ?
Perdue dans ces réflexions, Joralie ne voit pas le temps passer. Bientôt, le jour se couche, l’équipe de Jen Kehata se regroupe autour d’un feu de camp, protégés du vent par de grandes bâches qui ondulent sans cesse dans un mouvement perpétuel, changeant et hypnotique. La Diplomate les y rejoint.
« Je peux m’asseoir ? »
A sa question, posée naïvement, Jen et Idan s’écartent avec empressement pour lui faire une place au coin du feu. D’une antique marmite de fer posée sur le feu, s’échappe une odeur de viande et surtout d’une multitude de légumes dont Joralie ne parvient pas à identifier la nature. Mais cela sent bon et donne envie de manger. En silence, Karou lui sert une part dans une gamelle qui a visiblement connu des jours meilleurs. Joralie prend à deux mains sa ration, les regarde avec un sourire quant bien même elle reste consciente qu’elle crée chez eux une gêne. Elle avait espéré que sa question initiale rende son irruption au sein de leur petite fratrie clanique plus aisée mais il n’en est rien. Il faut qu’un des participants brise la glace pour que la confiance mutuelle s’établisse dans le petit groupe. Joralie s’apprête à le faire lorsque Lynne la prend de cours.
« Merci beaucoup pour tout à l’heure madame. »
« Vous pouvez m’appeler Joralie, Lynne c’est ça ? »
« Oui, madame. »
La Diplomate part de son plus beau rire, celui qu’elle réserve aux interlocuteurs qu’elle doit mettre en confiance.
« Tu as été très courageuse de reprendre ton travail aussi vite. »
« Ben c’est sûr que c’est pas une gourdasse de la ville qui passe son temps à piailler pour des histoires de nœud dans les cheveux ! », dit Karou avec passion, s’érigeant en défenseur de sa camarade.
« Vous pouvez parler de nœud dans les cheveux, vous les Falgans, avec votre manie de vous teindre le moindre poil ! », répond Joralie sans hésitation.
« Mais quoi ? Ça en jette non ? Dîtes lui, maître, elle serait vachement mieux avec les cheveux verts, vous trouvez pas ? »
Tout le monde part d’un petit rire devant la mine pleine d’espoir de Karou, bref moment où tout le petit groupe est enfin en osmose. Même Idan a quitté un moment son air fermé.
« Sérieux, madame, c’était trop fort votre truc de télékinésie ! Nos Elémentalistes, ils savent pas faire ça du tout ! », renchéri Karou plein d’entrain, faisant référence aux Mages Stellaires de la Maison Falgan.
« Je suis certaine du contraire, c’est une technique assez basique…et puis un Elémentaliste aurait pu construire un mur de terre ou de glace pour protéger Lynne. »
« Ho la la, comment vous vous la racontez…technique de base, mes fesses oui, vous êtes ultra balèze ! »
« Karou ! »
Pour la troisième fois depuis que la discussion à commencé entre l’émissaire Arkies et son apprenti, le visage de Jen se crispe devant la probabilité que Karou ne commette une bourde diplomatique qui le mette dans l’embarra.
« Nous ne nous sommes pas présentés dans les formes, il me semble : je suis Joralie Kamen, Diplomate au service de la Grande Maison Arkies et je vous remercie tous d’être venus de l’autre bout de l’Empire pour nous aider. »
Les quatre hochent la tête, visiblement satisfaits. Joralie comprend instantanément qu’une partie de leur gêne venait probablement de leur peur de la voir remettre en cause leur compétence suite à l’incident d’aujourd’hui. Elle en profite pour goûter le contenu de sa gamelle, contenu qu’elle trouve étrangement savoureux et parfumé. Il doit s’agir de produits locaux, certainement pas de nourriture spatiale ou conservée depuis longtemps. Ce qui veut dire que les quatre Falgans ont déjà un bon contact ici, en seulement trois jours. Par les Galaxies, comment font-ils pour tisser des liens aussi vite avec des gens qui leurs sont tellement étrangers ?
« Vous n’avez pas d’arme ? », demande brusquement le silencieux Idan en la fixant.
« La magie stellaire est mal seule arme, Idan. »
« D’ordinaire, les gens de votre caste ont des épées ou des armes blanches. », rétorque-t-il sans se démonter le moins du monde.
« C’est vrai, l’arme emblématique des Mages Stellaire est l’épée, mais ce n’est pas une règle inaltérable : les Elémentalistes, les Mages Stellaires Falgans, ont aussi un pistolero comme vous tous. »
Par réflexe, les quatre terraformeurs posent soit les yeux soit la main sur leur arme, comme à chaque fois que le mot « pistolero » est prononcé. Idan possède un long fusil de tireur isolé, parfaitement en accord avec sa nature calme et froide ; Lynne porte à son côté droit un petit pistolet surmonté d’un viseur ; quant à Karou, de façon très peu surprenante, il tapote un gros canon portatif d’aspect particulièrement frustre et bariolé de nombreux dessins.
« J’ai un fleuret, pour répondre tout à fait à votre question, mais ma qualité de Diplomate m’oblige à le laisser souvent chez moi ou dans la cabine de mon vaisseau. », renchéri Joralie à l’adresse d’Idan.
« C’est absurde », répond-il du tac au tac sans jamais détourner son puissant regard noir, « personne ne choisi le moment où il va avoir besoin de son arme ; si on ne l’a pas toujours sur soi, elle ne sert à rien. »
« Il y a d’autre façons de vaincre que par les armes, Idan. »
« Parfois…mais pas toujours. Une arme ne sert pas à s’imposer par la force, elle sert quand on n’a pas d’autres moyens pour défendre sa vie ou celle de ceux que l’on veut protéger. »
« Et avec quelle arme aurais-tu figé la caisse d’équipement qui me fonçait dessus, gros nigaud ? », demande Lynne courroucée, ce qui fait immédiatement rougir Idan et baisser les yeux.
« Inutile d’être aussi dure, Lynne, d’autant qu’Idan a un point de vue qui ne manque pas de sagesse. Mais tu parles comme si tu avais une longue expérience du combat, tu t’es déjà battu ? », demande Joralie au jeune homme penaud.
« Evidemment ! », crie presque Karou. « On a déjà été dans pleins de batailles spatiales et à terre ! »
« Mais vous êtes si jeunes ! », s’écrie Joralie, glacée à l’idée de voir ces enfants pris dans le feu d’un combat à armes réelles. Vous laisserez les enfants être des enfants et ne leur demanderez pas d’être des adultes avant l’heure, disait Avraham et l’Espace savait à quel point Joralie, conditionnée depuis sa plus tendre enfance à devenir une adulte performante, était d’accord avec lui.
« Et vous, Joralie ? », demande Lynne, « vous avez connu la guerre ? »
« Bien sûr. Quel Mage Stellaire de ma génération ne l’a pas connu ? Mais j’étais déjà plus âgée que vous à l’époque… »
« Ils ont dû prendre sévère, les mecs d’en face, si vous leur avez fait le coup de la télékinésie… », dit songeur Karou, provoquant le rire de Joralie.
« Je n’étais pas la plus dangereuse du lot, loin de là ; mais j’ai eu ma part à jouer. »
« Arrêtez de tourner autour du pot ! », s’exclame-t-il, « Vous avez été dans les grandes batailles spatiales oui ou non ? »
Une fois de plus, Jen pose sa main sur sa bouche, comme si ce simple geste pouvait empêcher la franche spontanéité de son apprenti de s’exprimer, sans succès. Il lève les yeux au ciel en demandant aux étoiles ce qu’il a fait pour avoir un tel énergumène dans son équipe et combien va encore lui coûter son impétuosité. Joralie en profite pour vider son visage de toute joie, se rapproche de Karou, l’air grave.
« Tu devrais me craindre un peu plus, petit bonhomme : sache que tous ceux qui se sont opposés à moi les armes à la main sont morts, que j’ai défait un bataillon impérial entier à la bataille de Tel’Kavar et que j’étais parmi les Mages Stellaires les plus recherchés dès la troisième année de la guerre. »
La réplique de Joralie plonge l’assemblée dans un lourd silence que vient finalement briser le garçon.
« Vous êtes une Hérétique ? », demande-t-il tout bas.
Sans un mot, Joralie cherche sous sa robe un pendentif qu’elle sort devant les yeux du garçon blond ; on peut y voir quatre étoiles entourant un signe d’infini, le symbole de l’alliance d’Avraham. L’apparition du bijou provoque une exclamation à peine soufflée des lèvres des trois apprentis.
« Wow… »
« Oh… »
« Trop fort… »
Joralie souri en remettant le pendentif en sûreté dans ses vêtements. Lorsqu’elle relève la tête vers la petite assemblée, un respect nouveau se lit dans leurs yeux. Ce bijou, aussi interdit que dangereux, était la marque des Mages Stellaires et des héros de guerre de l’armée d’Avraham. Seul une centaine d’individus en possédaient un dans tout l’empire, se faire prendre en sa possession par un détachement impérial équivalait à une exécution immédiate. Plus que tout, le pendentif était durant la guerre un vrai symbole de ralliement de l’alliance Arkies-Deck-Falgan-Galiossa ; ceux qui les portaient n’étaient pas seulement de grands guerriers, c’étaient encore aujourd’hui des légendes dont on narrait les exploits avec fierté.
« Vous avez connu Avraham ? », demande fiévreusement Idan.
« Et dans quelle batailles avez-vous combattu l’Empire ? », questionne en retour Lynne. « Vous avez affronté les Balirs ? Les Rechags ? Les Rims ? », renchéri le jeune homme sombre.
« S’il vous plaît, madame Joralie, racontez nous ! », supplie Karou.
« Peut-être une autre fois. Ceux ne sont pas toujours les souvenirs idylliques que l’on raconte vous savez…mais il y a eu de grands moments, c’est vrai. », répond Joralie.
« Ho, allez, dîtes nous. Rien qu’une petite histoire ! », dit Karou en joignant les mains.
« Elle a dit non, les enfants ; les histoires attendrons un autre feu de camp », dit calmement Jen, provoquant une vague d’exclamations mécontentes. « Je vous demande en outre d’être discrets sur son pendentif : c’est un grand honneur d’en voir un et vous savez tous ce qu’elle risque en vous dévoilant ce secret. Je compte sur vous. »
Les trois apprentis hochent la tête avec un sérieux sincère. Ils finissent de manger en vitesse, chacun perdu dans ses pensées et les révélations qui viennent d’être faîtes ; puis Idan et Lynne ramassent les assiettes de tout le monde pour les laver à la rivière. D’un regard insistant, Jen demande à Karou s’il n’a pas mieux à faire ailleurs. Celui-ci soutient bien sûr le regard de son mentor.
« Karou ? »
« Oui, maître ? »
« Si tu allais aider tes deux compagnons à faire la vaisselle ? »
« Je vois pas pourquoi. »
« Parce que c’est ton devoir en tant qu’apprenti. », dit Jen dans un soupir, conscient qu’il va devoir batailler dur comme à chaque fois.
« Honnêtement, ils s’en sortiront mieux sans moi, maître. Comme ça ils pourront se rouler des galoches sans personne dans les pattes. »
« Jaloux ? », demande Joralie dans un sourire.
« Ça vous regarde pas… », rétorque Karou, boudeur.
« Alors va réparer ton cyclope », reprend son maître ; « il a pris un sale coup après la collision avec celui de Lynne. »
« Non. Je veux une histoire ; une histoire de la guerre. »
L’aplomb enfantin du garçon de quinze ans fait à nouveau rire Joralie.
« Tu ne changes jamais d’avis toi ! »
« Non, jamais. », répond-il avec fierté. « Allez, soyez sympa, juste une histoire de rien du tout. Je veux savoir ce qu’une femme aussi géniale que vous a fait pendant la guerre. »
« Tu crois sincèrement que la flatterie va me faire changer d’avis? », lui répond-elle, haussant les sourcils dans une attitude dubitative.
« Mais c’est vrai ! Vous êtes super belle, super forte, si je dois épouser une nana, elle sera comme vous ! »
« Il est un peu tôt pour ça, non ? », répond rieuse Joralie.
« Bah pourquoi, je vous plaît pas ? », demande Karou, blessé.
« Mais…tu as quinze ans ! », répond Joralie, totalement surprise par le cours que prend la conversation.
« Ça m’empêche pas d’embrasser les filles ! »
« Bien sûr, mais je dois avoir plus de deux fois ton âge… »
« C’est pas grave : vous êtes vieille mais franchement vous êtes plutôt bien conservée. »
La main de Jen Kehata s’abat alors sur la tête de son apprenti.
« Karou, va réparer ton cyclope. »
Maugréant dans sa barbe, Karou se lève et s’éloigne après un dernier regard contrit pour Joralie, comprenant qu’il n’aura pas gain de cause et son histoire de bataille spatiale. Quelques instants plus tard, Joralie et Jen entendent le son de son marteau qui travaille la tôle des cyclopes.
« Il ne doute de rien votre apprenti. », dit la Diplomate toute sourire.
« Ils vous aiment bien, tous les trois. C’est rare pour quelqu’un qui n’est pas de chez nous. », répond Jen Kehata.
« Oui, le médaillon d’Avraham fait toujours son petit effet…même si je n’ai pas trop l’occasion de le montrer à grand monde dernièrement. »
« Vous avez vraiment connu le Prophète, Joralie ? »
« Oui. Mais c’est pour moi un souvenir assez pénible à évoquer, Jen. »
« Pardon, je ne voulais pas vous ennuyer avec mes questions…mes apprentis s’en chargent assez bien d’ailleurs. », dit-il, retrouvant son éternel sourire.
« Vous savez, c’est toujours agréable d’être complimentée de façon aussi spontanée. Ces enfants sont si…vivants. J’essaye de faire la comparaison avec la façon dont j’ai été éduquée : si j’avais eu quelqu’un comme vous comme professeur…pardon, je dis n’importe quoi. »
Pour toute réponse, Jen Kehata lui offre son plus beau sourire, sans aucun jugement ni reproche.
« Est-ce que vous aurez besoin de nous après la construction du camp humanitaire ? », demande le terraformeur.
« Honnêtement, oui, Jen. », reprend Joralie beaucoup plus sérieuse. « Je ne vais pas vous mentir, vous êtes infiniment plus compétents à vous quatre pour établir un dialogue avec les habitants de cette planète que toute la Grande Maison Arkies au complet. Je ne sais même pas quelle sera la marche à suivre par la suite, s’il faudra construire d’autres sites, prendre contact avec la race native d’Ankwane… »
« Les Ssazarils ? Vous êtes au courant de leur existence ? »
« Oui, mais je ne connaissais même pas leur nom. Comment l’avez-vous appris ? », demande Joralie intriguée.
« Une caravane de nomades nous a contacté hier ; ils nous ont appris pas mal de choses. »
« Vous avez réussi à discuter avec les nomades ? »
« Bien sûr ! Leurs coutumes sont au final assez proches des nôtres et pour tout vous dire, je trouve les gens d’ici assez accueillants. »
« Soit vous êtes un génie dans ce que vous faîtes, Jen, soit les Arkies sont un grand ramassis d’incapables. », dit d’un ton un peu las Joralie.
« Je n’ai pas dit qu’ils n’étaient pas irritables ou qu’ils étaient faciles d’approche. Il n’y a pas de honte à posséder d’autres forces que celles des Falgans ; après tout, c’est notre atout majeur dans cet empire. »
« Vous êtes gentil, Jen ; dans tous les cas, la réponse à vôtre question est « oui », nous aurons besoin de vous. »
« Alors nous resterons le temps qu’il faudra. Je vous recommande de ne pas tarder à vous coucher : nous nous levons tôt demain pour monter le camp et explorer les environs. »
« Parfait. Alors je vous souhaite bonne nuit, Jen. »
Ils se serrent la main de façon autrement plus naturelle que tout à l’heure et Joralie s’en retourne à son vaisseau, son luxe et sa facilité. Par un curieux tour des choses, elle s’y sent très à l’étroit, regrette la plaine sauvage d’Ankwane qu’elle a troqué pour sa chambre si artificielle. Mais elle n’est pas prête du tout à dormir dehors dans un vulgaire sac de couchage, le vent sifflant à ses oreilles toute la nuit. A bord, le train-train de son équipe se poursuit : il s’agit majoritairement de serviteurs dévoués, spécialistes des communications, quelques gardes du corps, le personnel d’intendance. Les espions, eux, sont partis depuis le début de la journée pour disposer les radars en camouflage optique aux endroits stratégiques de la planète. Joralie se demande en toute sincérité combien reviendront vivants tant cette planète semble étrangère au mode de vie et aux références Arkies.
Fuyant la horde de subalternes qui viennent s’enquérir de son état de santé, elle trouve refuge dans sa grande chambre. Comme elle s’y attend, son écran de communication lui indique que de nombreux messages visuels l’attendent ; tous émanent de la ligne privée, et cryptée, de Ranel Jun. Soufflant, Joralie appuie sur la combinaison de touches de son communicateur qui lui donne accès à la ligne de son allié, si tant est que Ranel puisse véritablement être considéré comme tel. Instantanément, la communication s’établi et le visage de l’homme d’affaire apparaît. Il a l’air contrit, en colère.
« C’est à cette heure-ci que tu appelles ? J’ai attendu toute la journée des nouvelles de notre mission… ».
Son ton est cassant, autoritaire, culpabilisant. Joralie se demande depuis combien de temps elle tolère que cet homme s’adresse à elle de la sorte.
« Tu sais, entre le moment où mon vaisseau se pose et le celui où je t’appelle il y a toute l’étape de la prise d’information. Je sais que tu n’as pas l’habitude, mais c’est un exercice qui peut prendre du temps. », répond-elle, le visage fermé.
« Epargne moi tes sarcasmes, tu veux. Alors ? Qu’as-tu découvert ? »
« Pas grand chose pour l’instant. »
« C’est une plaisanterie ? »
« Tu vas continuer longtemps comme ça ou je peux parler ? »
Il se renfrogne, reste silencieux désormais, contenant son mécontentement.
« Je disais donc que je n’ai pas vu grand chose pour l’instant », reprend Joralie. « S’il y a bien comme tu le penses un…pouvoir caché sur Ankwane, commercial, minier, militaire, quoi que ce soit, il est caché. Pour l’heure, je n’ai rien vu d’autre que ce que j’en savais déjà à savoir une planète primitive dénuée de richesse. »
« C’est impossible, Joralie. Il doit y avoir quelque chose ici, c’est obligé. »
« Peut-être. Peut-être pas. »
« Il faut qu’il y ait quelque chose ! Jamais Zarakis Zamal n’enverrait son petit-fils en personne s’il n’y avait pas un truc énorme ; et ce truc je le veux, tu entends ? »
« J’entend », répond Joralie qui note mentalement la venue imminente de Perin Zamal sur le sol de la planète des vents. Tout ça prend une tournure intéressante, lui permet d’oublier le dégoût grandissant qu’elle éprouve pour Ranel Jun.
« Tu ne dois pas échouer, Joralie. Tu dois découvrir ce que cache cette foutue planète et me l’amener, d’une façon ou d’une autre. »
« Comme tu voudras. »
« Et tu me tiendras au courant de tout, désormais. Je veux tout savoir sur… »
Elle a raccroché. Il va être fou de rage, jurera de lui infliger mille tourments pour cet affront. Mais ce soir elle s’en fiche ; elle n’a jamais rejoint la conspiration de Jun contre Kenyl Arkies par idéologie ou obéissance servile à celui-ci. Elle l’a rejoint car il l’a séduite il y a quelques années, qu’elle est devenue sa maîtresse et qu’elle pensait avoir, enfin, trouvé un homme à sa mesure avec qui elle pourrait construire une relation sage, stable, sans amour mais non sans ivresse. Tout, depuis quelques semaines, lui indiquait qu’elle avait, une fois de plus, fait fausse route. Elle n’a décidemment pas de chance dans ses histoires de cœur. Plus que jamais, l’envie d’appeler en urgence le seigneur Arkies et de tout lui révéler la prend au ventre. Pas par calcul, simplement parce qu’elle en a envie, parce que Kenyl vaut mieux que cet abruti de Jun qui n’est qu’un magnat sans éducation, un parvenu dépourvu de goût ou de principes. Joralie soupire, éteint définitivement l’écran de communication et va s’étendre dans son grand lit, vide de toute présence réconfortante. Lorsqu’elle est au bord du sommeil, lumières éteintes, elle laisse son esprit vagabonder, repense à l’incident d’aujourd’hui, cet exploit magique qu’elle a accompli sans y penser. En a-t-elle la force ou y a-t-il autre chose à l’œuvre, quelque chose qui amplifie ses pouvoirs ? Il est trop tôt pour le dire mais voilà une enquête qu’elle trouve autrement plus passionnante que celle dont son irascible amant l’a chargée. Peut-être qu’il y a bien quelque chose ici qui mérite d’être découvert ; mais quand elle l’aura trouvé, si elle le trouve, elle n’est pas sûre de vouloir partager ce secret avec qui que ce soit. Elle s’endort finalement, ses dernières pensées allant aux quatre Falgans qu’elle a laissé dehors mais dont elle se sent ce soir plus proche que quiconque chez elle.