Ambiance musicale : Prince, Alphabet St.
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Il y a ce soir dans l’air le parfum électrique que l’ambiance de l’astéroïde Galvinia porte toujours en lui. Rencontre absurde entre une architecture Deck clinquante et lumineuse, un rassemblement compact de tout ce qui avait une forme humanoïde dans cette partie des territoires Zamals, un multiculturalisme prononcé et un sentiment de liberté qui s’érige comme une bulle d’oxygène au sein de la Grande Maison militariste. Situé à quelques heures seulement d’Ina’Kal, la planète caserne qui tenait lieu de capitale aux Zamals, Galvinia était un discret amas de roches perdu dans l’espace, habilement caché des regards par une grosse lune morte et sur lequel les forces Zamales avaient sciemment décidé de ne plus tenter d’y faire régner l’ordre. La présence policière, anecdotique, rendait l’endroit bien plus dangereux que le reste des planètes sous contrôle de Zarakis mais force était de constater que l’autogestion des habitants locaux fonctionnait assez bien et permettait à la petite communauté d’à peine quatre millions de gens de subvenir à leurs besoins. « Gens » est d’ailleurs l’appellation la plus précise que l’on eut pu donner à ceux qui peuplent l’astéroïde : les humains n’y sont même pas majoritaires et l’on compte un nombre incroyable de Gaven, Kurkiv, Bankto, Vanerian et Bast, pour ne citer que les mieux représentés. Au total, ceux sont plus de trente races différentes qui coexistent ici dans un joyeux chaos finalement bon enfant, dans lequel la mort violente n’est pas rare mais que tous ici auraient défendus au prix de leur vie s’il avait fallu.
Lorsqu’on descend de l’astroport après s’être garé au prix d’incroyables acrobaties aériennes, on descend droit vers la grande rue de Galvinia, son centre névralgique. Si on esquive les vendeurs de cartes sur lesquelles se trouvent les numéros des prostitués les plus médiatisées du moment, on arrive sur cette grande artère vrombissante, au milieu de la foule. Dans le plus pur style Deck, on y passe devant mille magasins aux devantures clinquantes éclairées aux néons multicolores, des trottoirs immenses où une foule de toutes tailles, accoutrements, couleurs de peau, nombres de bras, d’yeux, joue des coudes pour arriver à bon port à peu près à l’heure. Après une bonne vingtaine de minutes de bagarre avec ceux qui viennent de face, on arrive jusqu’à une petite rue dans laquelle on s’engouffre vite pour fuir le flot d’énergumènes qui venaient à contre-sens jusqu’ici. On passe invariablement devant les mêmes clochards de tous poils qui en ont eu assez de se faire marcher dessus par la foule et ont trouvé refuge dans la ruelle, se fait alpaguer par le même vendeur de hot-dog qui tente de vous revendre ses saucisses de la veille, passe devant d’invariables couples improbables qui fuient le regard du plus grand nombre pour s’enlacer fiévreusement.
On accède alors à une rue parallèle à l’avenue principale au sein de laquelle l’activité reprend par petites grappes, les bars à ciel ouvert captant le plus gros de la foule. Partout, les noms en langue Deck viennent renforcer le dépaysement de l’endroit pour qui n’y vit pas : Dead Man’s Saloon, Arima’s Pleasure Island, The Mad Monkey sont autant de noms génériques de bars qui ont les faveurs à la fois des locaux et des voyageurs de passage. Il faut pourtant aller encore plus loin, ne pas se faire voir lorsqu’on regarde les cuisses des filles qui prennent un verre en terrasse et dont les tenues sont autrement plus osées que celles qui sont tolérées dans les territoires Zamals, éviter aussi de se faire alpaguer par quelque fier à bras qui veut jouer au dur face à la gente féminine pour finalement arriver à destination, le saloon le plus sulfureux de Galvinia : le Crossroads. Véritable repaire de voleurs, contrebandiers, aventuriers et chasseurs de primes, le Crossroad rassemble tous ceux qui n’ont pas su trouver leur place, même ici où tout semble permis ou en tout cas toléré. Ils y viennent car malgré leur antagonisme potentiel, ils ont les mêmes codes, jouent selon les mêmes règles du jeu. Les bagarres sont monnaies courantes mais il se trouve toujours une bonne âme pour assommer les belligérants et rétablir la digestion tranquille des autres clients du bar. Les morts sont rares, les vraies blessures également. En somme, le Crossroads est pour tous ces gens un havre de paix, un repos de quelques heures ou quelques jours où l’on peut baisser sa garde un moment avant de reprendre son existence pleine de danger et d’incertitudes.
Il faut donc rentrer de plain-pied dans l’ambiance rétro et enfumée du Crossroads, jauger ceux qui sont présent pour savoir si votre venue va créer un esclandre avec quelque ennemi récurent ou non, se faire frôler par les serveuses Bast, croisement féminin entre un félin et un humain, aux tenues provocantes qui ne comptent plus chaque soir le nombre de mains qui sont venues plus ou moins discrètement s’égarer sur leurs hanches et leurs fesses, voir les clients vous foudroyer du regard ou s’écarter de votre chemin selon la menace que vous représentez pour leur existence, monter au premier étage suspendu dans les airs afin de rejoindre l’attroupement qui suit le résultat des courses de moto-speeders sur un immense écran holographique. Comme à chaque fois, la foule oscille entre les premiers rangs, déchainés, et ceux qui regardent le spectacle, plus philosophes, de derrière. Il faut donc fendre la foule, parvenir à quelques mètres à peine de l’écran afin de trouver le plus virulent et les plus enthousiaste des spectateurs pour dénicher, enfin ce qu’on est venu y chercher, l’assassin et garde du corps occasionnel de Zarakis Zamal, Darab Mu.
« Mais putain de sa race, tu vas te décider à mettre la gomme, espèce de connard de pilote de merde ! »
Comme d’habitude lorsqu’il est face à une expérience stressante dont il ne maîtrise rien, Darab jure comme un taxi aux heures de pointe. Pour sa défense, il n’est pas le seul à s’exclamer de la sorte : tous ceux qui l’entourent acclament ou conspuent le champion sur lequel ils ont misé une partie de leur salaire alors que la course atteint des vitesses prodigieuses sur l’écran holographique. Complètement happé par le spectacle, l’assassin ne prête aucune attention au pauvre Eliat Tharn qui se fraye un passage jusqu’à lui au prix d’un effort considérable.
« Darab. Darab ! »
« Pas maintenant, c’est le dernier tour bordel…mais tu vas te greffer une paire de couilles et te décider à tracer, oui ?! »
Soufflant avec philosophie, Eliat s’extrait avec peine de la foule compacte, dans la plus parfaite indifférence de l’auditoire qui est rivé à l’écran. Les cris d’enthousiasme et de surprise redoublent d’ailleurs au moment où les pilotes au coude à coude rentrent dans la dernière ligne droite du grand prix de Gerin. Lorsque le vainqueur passe la ligne d’arrivée, ce sont des hurlements qui s’élèvent, faisant lever la tête des clients attablés plus bas. Eliat, qui n’a pas bougé, attend son ami qui arrive, la mine sombre.
« Connard de putain de salopard…deuxième, ce bâtard fini deuxième en se faisant griller sur les derniers cinq cents mètres. Je te jure, si je tenais le mécano qui a réglé le bridage de son moteur, je crois que je lui ferai bouffer son foie ! »
« Bon, on peut aller prendre un verre maintenant ? », rétorque Eliat Tharn, l’air indifférent.
« Ouais. »
Les deux descendent les escaliers en bois dont les lattes craquent sur leur passage. Duo improbable du grand général Eliat Tharn, immense homme barbu au visage carré, drapé dans son uniforme noir et rouge, une grande cape tombant de ses épaules, le regard droit et Darab Mu, petit homme au corps fin et souple, aux cheveux courts qui n’a pour tout habit que son éternelle combinaison de combat noire qui épouse sa peau. Il a d’ailleurs fallu du temps à Eliat pour s’habituer à cette facétie vestimentaire qui ne dissimule rien de l’anatomie de Darab et qui captent de nombreux regards amusés, surpris ou méprisants. Ils arrivent jusqu’à une table vide dans le saloon bondé sur laquelle Darab a laissé ses couteaux emblématiques et que par conséquent personne n’a osé prendre. A peine assis, une serveuse Bast arrive à leur table et pose d’autorité trois verres sur la table :
« Lift, whisky et jus de pomme, comme d’habitude ? »
« C’est pas comme on avait le choix ma belle. », lui rétorque Eliat avec un sourire.
« Merci Shan’ti, on garde son jus de pomme au chaud pour Rin. »
« C’est gentil, Darab ; oublie pas de me dire quand tu seras prêt à me prêter autre chose que tu gardes au chaud… »
« Mais t’es vraiment une grosse cochonne, c’est pas possible ! », s’esclaffe l’assassin.
« C’est pas moi la petite allumeuse qui se ballade sous mon nez pratiquement à poil. », lui rétorque sans ciller l’extraterrestre.
« Je te signale que contrairement à toi j’ai presque tout le corps couvert par mes vêtements. », répond Darab, doigt tendu vers elle.
« Pour ce que ça cache ! »
« Bon, c’est fini vos discussion de fringues les filles ? », coupe Eliat d’une voix brusquement irritée.
« T’es pas drôle, Eliat… », dit la Bast en faisant la moue. « Appelez moi si vous avez besoin d’autre chose. », renchérit-elle avec un clin d’œil appuyé à l’adresse de Darab. Alors qu’elle s’éloigne, Eliat remarque à quel point le regard de son ami est captivé par la serveuse dont le pagne semi transparent ne dissimule lui non plus par grand chose de son anatomie.
« Tu vas quand même pas sauter une extra-terrestre ? », lui assène d’un ton de reproche le militaire.
« Qui te dit que je l’ai pas fait, ô instance du puritanisme ? », répond espiègle Darab.
« T’es dégueulasse. »
« Eliat, tu m’emmerdes. »
« Mais elle…elle a des poils partout, une queue de chat ! Et puis cette façon de te parler, de balancer ses… »
« Seins, nichons, vas-y, Eliat, tu peux le dire, les Galaxies ne te foudroieront pas si tu prononce les mots que ta maman t’as interdit de dire en public. », rétorque Darab hilare.
« C’est une traînée. », juge, tranchant, Eliat.
« Et toi un putain de salaud sans cœur. Qu’est-ce que tu avais besoin de la rabaisser devant moi ? Tu sais quel courage il faut pour draguer devant les autres, avoir les couilles de s’exposer, de s’entendre dire « non » lorsqu’on avoue à quelqu’un qu’il ou elle nous plaît ? Non, ça tu t’en fous. »
« C’est inconvenant pour une femme de parler comme elle le fait. »
« Moi ça me gêne pas… »
« Toi, ton passage chez les Galiossas t’a fait perdre le sens des valeurs. »
Darab est sur le point de répondre quelque chose mais il s’arrête lorsqu’il aperçoit la silhouette longiligne de Rin Eilov qui fend la foule à leur rencontre. Il serait d’ailleurs plus juste de dire qu’il se contente d’avancer calmement dans le bar bondé tant les gens qui qu’ils soient s’écartent naturellement de son chemin. Tous ceux qui ont un tant soit peu d’expérience les connaissent tous les trois, le trio héroïque de la Grande Maison Zamal, mais nul n’a autant d’ascendance et de charisme que Rin Eilov, le Duelliste légendaire de Zarakis Zamal. Tout est chez lui fin, délicat, racé, que se soient ses bras, son torse, son visage, ses long cheveux blonds. Il porte au côté son épée de Mage Stellaire qui est aussi l’arme ancestrale de sa famille. Issu d’une lignée de nobles de campagne, Rin porte en lui le détachement et la sophistication de ceux qui ont été élevés pour régner. Il arrive sans encombres jusqu’à la table où l’attendent ses deux amis.
« Darab a encore perdu aux courses ou vous vous êtes juste engueulé comme d’habitude ? »
« Les deux ! », répondent dans une synchronie parfaite Eliat et Darab, provoquant malgré eux un sourire partagé.
« Qui a gagné la course ? », demande de sa voix calme le Duelliste.
« Mikan. Putain de moteur Arkies, quand je pense que cet enfoiré est allé chez eux pour acheter leur technologie à fission 3. », répond avec dépit l’assassin.
« Visiblement, il a bien fait », réplique Rin.
« Mais c’est dégueulasse ! Du coup tout le monde à l’air de conduire des poubelles qui volent à deux à l’heure ! C’est même pas le meilleur pilote du championnat. »
« Non mais, il gagne », rétorque Rin de sa voix posée; « l’année prochaine tout le monde aura le même moteur dans leur moto-speeder et voilà. Ça leur apprendra à se méfier des moteurs étrangers. »
« Ouais, c’est quand même de la triche. »
« Et sinon, vous vous preniez le bec pourquoi cette fois-ci ? », rebondi Rin Eilov.
« Darab veut sauter la serveuse. », intervient Eliat.
« J’ai jamais dit que je voulais la sauter, j’ai dit que contrairement à toi qui est un putain de raciste puritain de merde je trouvais qu’elle avait un joli cul. »
« De laquelle vous parlez ? », demande Rin.
« Shan’ti. »
« Elle a un joli cul, Eliat. »
« Vous me dégoûtez avec vos envies déviantes. »
« Ho, ça va là, tu me gonfles. », dit Darab où pointe un début de colère.
« Les Arkies ont débarqué sur Ankwane. », dit d’un ton détaché Rin Eilov
Eliat et Darab abandonnent immédiatement leur inimité sous le coup de la surprise.
« Tu déconnes ? », dit incrédule Darab.
« Je viens d’avoir l’information sur le chemin. »
« Qui t’a prévenu ? », demande Eliat, sceptique.
« Le Palais Seigneurial, qui d’autre ? »
« Ben merde alors, ils ont pas mis longtemps à réagir. »
Darab est visiblement sous le choc de cette révélation. Savoir les Arkies, leurs ennemis de la guerre, sur le sol de sa planète natale lui fait visiblement un coup.
« Ils ont prétexté une mission humanitaire, un don de technologies et d’aide médicale. »
« Non mais pour qui ils se prennent ! Comme si on avait besoin de quoi que ce soit ! Ils nous prennent pour des sauvages ou quoi ? », s’exclame Darab.
« Visiblement, oui. », rétorque Rin dans un sourire.
« Combien de vaisseaux de guerre ont débarqué ? », demande d’une voix très sérieuse Eliat Tharn.
« Deux ; officiellement en tout cas. Mais l’état major n’a pas réussit à réactiver les radars terrestres pour savoir si d’autres vaisseaux sont rentrés dans le système en camouflage optique. »
« Il ne reste plus d’infrastructure militaire à nous sur Ankwane ? », demande Darab.
« Rien qui fonctionne ou qui soit utilisable dans l’immédiat. »
« On va vraiment passer pour des incapables: quand je pense qu’Ankwane était à nous et qu’on n’est même pas capable d’arriver là-bas les premiers. », renchérit Eliat.
« Oui, si ce n’est que le Zarakis a enfin réussit à faire entendre à ses ministres qu’il allait envoyer le Petit Seigneur là-bas pour gérer la compétition.
« Perin ? Il veut envoyer son petit-fils sur Ankwane ? »
« Visiblement oui. »
« Mais il est trop jeune, beaucoup trop jeune pour tout ça ! », crie presque Eliat.
« C’est ce que tout le monde ou presque lui a dit mais il n’en a pas démordu. Visiblement, Zarakis cherche à accélérer la passation de pouvoir et il est bien décidé à sauter une génération dans l’ordre de succession. »
« Oui, et un succès sur Ankwane lui permettra de légitimer son choix, c’est logique. », dit songeur, Darab.
« Mais il a douze ans. », dit Eliat Tharn.
« C’est vrai. », admet Rin
« Ton avis là-dessus ? », demande Darab.
« C’est un bon choix. Perin est infiniment plus intelligent que son père ou son oncle et Zarakis l’élève depuis la naissance pour prendre le trône. Il manque cruellement d’expérience mais il ne sera pas seul ; il aura les lauriers d’une victoire sur les Arkies mais ne participera que peu aux prises de décisions. »
« Tout en prenant de la graine dans une situation aux risques réels mais avec le filet de sauvegarde de l’Empereur. », dit Darab. « C’est plutôt malin. »
« Je comprends rien », dit Eliat.
« C’est simple », lui répond l’assassin. «Mettre Perin en avant est un geste politique avant tout. C’est un gosse mais il ne prendra aucune décision sans l’aval de ceux qui l’accompagnent. »
« Mais il se met énormément en danger ! Il y a des Arkies là-bas bon sang ! »
« Ils ont très peu de chance de tenter un assassinat : cette compétition est chapeautée par Entaris Iridian qui est l’homme de main de l’Empereur dans la région. Tant que notre cher régisseur impérial veille à la bonne marche de la compétition, il est très peu probable que les Arkies tentent de passer en force. Le couperet de l’Empereur s’abattrait sur eux immédiatement. »
« Ouais…reste que l’Empereur est loin, que les Arkies ne l’aiment pas et que moi je tenterait le coup. », répond avec aplomb Eliat Tharn.
« C’est la raison pour laquelle Zarakis va demander à Darab d’accompagner le Petit Seigneur sur place. », dit Rin.
Ni Eliat ni Darab n’ont vraiment le temps d’exprimer leur surprise car une bagarre éclate à ce même moment près du comptoir. D’un coup, tout le monde se lève, son verre en main pour éviter de le voir précipité au sol. Ça n’est pas suffisant pour un pauvre chasseur de prime qui se prend de plein fouet un Kurkiv au corps bleu draconique, chutant au sol. Le Bankto, monstre de trois mètres au corps pierreux, qui vient de le jeter se fait fracasser une bouteille de bière sur le crane pour une raison inconnue, un ami humain du Kurkiv se jette sur lui et l’instant d’après c’est la mêlée générale. Des cris de ralliements se mêlent aux bruits des chaises qui se cassent, les bras qui se rompent, les glapissements de douleur. Devant le trio ravi, c’est un chaos indescriptible de bruit et de fureur.
« On est monté au niveau deux direct, t’as vu ça Rin ? », s’exclame Darab.
« Oui, visiblement ça fait un bail qu’ils n’ont pas eu de boulot ou mis leur nez dans une femme. »
« Attention ! »
Le cri d’alerte d’Eliat les prévient au dernier moment d’une bouteille qui vole jusqu’à eux. Ce cri du cœur est pourtant tout à fait superflu pour Rin et Darab qui ont vu bien avant leur ami le projectile fuser vers eux. En un souffle, Darab s’est déplacé de côté tandis que Rin ne bouge pas d’un pouce, laissant la bouteille filer à quelques centimètres de son visage. Le missile vient de passer leur visage, va se fracasser contre le mur, éclaboussant la belle tenue militaire du général. Son visage vire au rouge et il se lève d’un coup, raide comme un piquet.
« Tu vas te battre ? », demande Darab, incertain.
« C’est une question de principe : on ne souille pas impunément l’uniforme Zamal. », répond d’un ton sentencieux Eliat en vissant sa casquette décorée du blason de la Grande Maison sur sa tête.
Sans que ses amis ne cherchent à l’arrêter, ils savent à quel point c’est inutile, Eliat parcoure en quatre enjambée la distance qui le sépare des combattants et se jette à son tour dans la bagarre générale en rageant, cherchant frénétiquement des yeux celui qui lui a jeté la bouteille tout en frappant au hasard.
« On y va ? », demande Rin Eilov.
« Bof, se prendre un pain ou deux dans la gueule lui fera du bien. »
« Je ne te savais pas si vindicatif avec Eliat. »
« J’en ai marre de ses jugements. En ce moment, il arrête pas de me dire comment je dois me comporter, ce que je dois dire, penser…à la fin c’est gonflant. »
« Et tu crois vraiment que le laisser se faire tabasser va arranger les choses ? »
« J’en sais rien, il peut s’en sortir. »
« Darab… », répond Rin d’un ton de reproche.
Darab sait très bien ce qu’il en est : Eliat est aussi mauvais à la bagarre aux poings qu’il est doué pour se servir d’un pistolet laser. C’est dire. Il vient d’ailleurs de se prendre deux baffes d’un gros type balafré et de se faire envoyer au sol par un autre. Malgré le ressentiment, l’assassin n’a pas quitté son ami militaire des yeux afin de pouvoir réagir le cas échéant.
« Ça va mal finir. »
« Si on passe au niveau trois, je bouge. », dit Darab.
C’est lui qui avait instauré ce barème des bagarres au Crossroads : le niveau un était celui on se tapait dessus jusqu’au premier sang, le deux celui on ça commençait à devenir vilain, que les gens étaient blessés et continuaient quand même. Le niveau trois était franchit lorsqu’on commençait à sortir les armes et que la survie immédiate des belligérants était en jeu.
« Tu pars demain », dis d’une voix toujours calme Rin sans quitter le combat des yeux.
« Tu sais avec combien d’hommes ? »
« Personne. Tu n’auras aucun commandement sur place, tu seras seulement chargé de la protection du Petit Seigneur. Lui aura sous ses ordres un petit groupe trié sur le volet. »
« Combien de gens ? »
« Dix tout au plus. Ton but sera de ramener tout le monde vivant et d’empêcher un esclandre avec les Arkies. »
« Plutôt tranquille comme mission.»
« En ce qui te concerne, oui. Le reste sera du ressort du Petit Seigneur. »
« Sympa, je faire la nounou d’un gamin… »
« J’aurai cru que ça t’amuserai plus que ça de rentrer chez toi », dis Rin dans un sourire.
« Revenir sur Ankwane, c’est parfait, mais tu sais que je n’ai pas l’affinité que tu as pour Perin. »
« Tu le ne suis pas depuis la naissance. »
« Non, c’est clair. »
« Autre chose. »
« Oui ? »
« Fais attention à Perin. »
« Merci, j’avais compris. »
« Ce n’est pas ce que je voulais dire. Il y a quelque chose en lui, quelque chose de …singulier. »
« Ça veut dire quoi ? Tu penses à un psi ou un Mage Stellaire en puissance ? »
« Je ne sais pas. Mais je suis certain qu’il y a une très bonne raison pour que Zarakis place autant d’espoir en lui sans qu’il ait rien accompli. »
« Et donc ? »
« Donc fais attention, ce ne sera probablement pas de tout repos. »
Leur attention, à l’instar de celle de tous ceux qui occupent le bar est brusquement détournée par le son assourdissant de trois détonations qui couvre tout le reste. Les combattants de tous poils s’arrêtent d’un coup, le regard outré, comme pour dire : c’est pas du jeu, on avait dit pas d’arme. Mais celle qui a fait feu n’a rien d’un client régulier du Crossroads ou d’un baroudeur de passage. Elle est grande comme toutes les humaines qui ont passé trop d’années dans l’espace et dont les parents ont fait de même pendant des générations. Ses cheveux courts et sa combinaison spatiale trahissent sa formation de pilote, son fusil d’assaut avec lequel elle a fait feu son appartenance à la marine Zamale. Elle prend une seconde pour vérifier que le calme est bien revenu dans le bar, toise tout le monde d’un regard noir dans lequel se lit tout le mépris qu’elle a de ce qu’ils sont, tombe sur la table du fond, avance en droite ligne vers elle.
D’instinct, Darab courbe le dos avec un grognement, ce qui provoque un large sourire aux lèvres de Rin Eilov.
« Monsieur Mu ! », crie-t-elle tout en avançant vers eux deux avant de se planter face à lui.
« Madame Kujin », lui répond-il avec un sourire moqueur.
« Pour la centième fois, monsieur Mu, c’est mademoiselle Kujin et je cous prie de vous adresser à moi par le grade qui est le mien. »
« Milles pardon, lieutenant-commandant Kujin ! », lui répond-il plein d’entrain comme un militaire au garde-à-vous, un sérieux moqueur sur le visage.
« Je vous que vous n’avez rien perdu de votre sens de l’humour, monsieur Mu, ni de vos mauvaises habitude de traîner dans des bouges sans nom en ayant coupé votre transmetteur. »
« Bonjour Lieutenant commandant », intervient Rin de sa voix apaisante.
« Mes respects, maître Eilov. », répond Shaïna Kujin, calmée comme par enchantement.
« Maître ? D’où elle t’appelle maître maintenant ? », dit Darab, se tournant vers Rin et ignorant superbement le lieutenant-commandant.
« Je vous prierai de surveiller votre langage, monsieur Mu », reprend Shaïna Kujin d’une voix où la colère est revenue en force, « et je vous rappelle que je suis juste en face de vous, inutile de vous adresser à moi comme si je n’étais pas là. »
« Pardon, princesse. »
« Monsieur Mu ! »
« Tu va vraiment finir par t’attirer des ennuis, Darab. », dit Rin.
« Qu’est-ce que tu veux qu’elle fasse, je suis même pas militaire. C’est pas comme si elle avait le droit de me gueuler dessus comme un chien. »
« Monsieur Mu, écoutez moi… »
« Non c’est toi qui va m’écouter, frangine. », tonne Darab, brusquement debout. « Les gonzesses qui pensent pouvoir tout régler par la force et la brutalité, ça me gonfle. Je t’aime pas, tu m’aimes pas, on le sait. Mais c’est pas une raison pour me foutre la honte devant tous mes potes, venir cracher ton venin sur tout ce que j’aime, tirer dans un lieu public avec ton flingue dans le plafond pour bien montrer que t’es une nana à qui on la fait pas… ». Il s’arrête, le visage à quelques centimètre de la militaire, cherchant ses mots.
« …et… », demande-t-elle ,renfrognée.
« Je sais plus. Je me suis emporté, je sais plus où j’en suis mais en tout cas c’était pas cool de débarquer comme ça. », répond l’assassin vidé de sa vindicte.
« Monsieur Mu est déjà au courant de la mission pour laquelle vous venez le chercher, lieutenant commandant. », dit Rin, mettant cours à l’affrontement verbal qui allait certainement repartir de plus belle. « Je pense que le mieux est que vous l’emmeniez à la citadelle seigneuriale afin qu’il y prenne ses ordres de mission. »
Surprise, à la fois du sourire qui n’a pas quitté les lèvres du Duelliste et du ton parfaitement neutre de ses paroles, Shaïna Kujin ne sait quoi rétorquer. A la recherche d’une répartie, ses yeux errent, ne peuvent s’empêcher de regarder par réflexe l’entre-jambe de Darab que se combinaison, moulante au possible, ne cache à aucun moment et se met à rougir. Elle détourne tout de suite les yeux, tombe sur ceux de Rin, rougit encore d’avantage et s’éloigne au plus vite. Darab lui regarde frénétiquement les êtres empilés les uns les autres qui se sont empoignés quelques minutes auparavant.
« Vas-y », lui dit Rin, « je m’occupe d’Eliat. Que les Galaxie accompagnent ton voyage, sur Ankwane. »
Libéré du poids de la conscience, Darab file dans le sillon du lieutenant commandant Kujin. Le silence retombe dans la salle lorsqu’il est sorti, personne ne sachant plus trop quoi dire ou faire. La belle énergie virile de compétition farouche s’est éteinte avec les coups de feu et de toutes les manières personne ne se rappelle plus trop pourquoi il était en train de taper sur son adversaire direct. Les uns après les autres, les gens se relèvent, chancelants pour la plupart, vont s’asseoir où ils peuvent en se massant les endroits où ils ont été touchés, grimaçant de douleur lorsque les blessures sont sérieuses. Puis l’activité reprend d’un coup : les serveuses apportent avec leur sourire charmant les kits de régénération qui vont arrêter les saignement, refermer les blessures voire ressouder les os, les conversations reprennent ça et là, les robots réparateurs au formes simiesques grimpent jusqu’au plafond où ils se perchent pour colmater les dégâts liés aux tirs du fusil d’assaut, on remet les tables en place, amène de nouvelles chaises.
L’un des derniers combattants à se relever est le gros Bankto au corps de pierre qui avait initié le pugilat et qui recouvre le pauvre Eliat Tharn qui s’est pris une raclée comme prévu. L’extra-terrestre agrippe d’une main Eliat, le soulève dans les airs d’un bras et le ramène jusqu’à sa table.
« C’est à vous ça, non ? », demande-t-il à Rin Eilov.
« Oui, merci. Si vous pouviez le poser sur la chaise, ce serait fort aimable. »
« Il a été un peu secoué, je crois. »
Effectivement, Eliat n’a pas encore tout à fait retrouvé ses esprits et son visage tuméfié porte la marque de nombreux poings d’origines diverses.
« Ne vous en faites pas, il est solide. », réplique le Duelliste.
Le Bankto assoit sans ménagement Eliat sur la chaise désignée par Rin et s’en retourne au comptoir commander la boisson qui lui avait été chipée et qui avait déclenché l’esclandre. Rin de son côté hèle Shan’ti qui arrive au pas de course, balançant harmonieusement sa longue queue féline et son opulente poitrine.
« Il me faudrait un kit régénérant de base pour Eliat, s’il te plaît. »
« Tout de suite, Rin. C’était qui la nana avec qui est parti Darab ? »
« Une gradée de l’armée. Shaïna Kujin. »
« Elle a pas l’air de rigoler beaucoup. »
« En public rarement. »
« Et en privé, ça donne quoi ? », répond Shan’ti avec un sourire lourd de sous-entendus.
« Ça je ne sais pas, ce n’est pas à moi qu’il faut le demander. »
Un meuglement indescriptible sort à ce moment de la bouche d’Eliat qui saigne abondamment de la lèvre inférieure.
« J’arrive avec le kit. », dit la serveuse.
Sirotant son jus de pomme, Rin attend que son ami revienne tout à fait à lui. Il est toujours un peu groggy mais semble avoir plus ou moins retrouvé une forme de conscience globale du monde qui l’entoure.
« Bravo, général », félicite Rin d’un ton joueur, évous avez fièrement défendu votre rang et l’honneur de la Maison. »
Eliat souri, à la fois fier de son choix et parfaitement conscient à la fois de sa piètre prestation et de habit militaire déchiqueté de toutes parts.
« Pourquoi tu t’es pris le bec avec Darab ? », demande de bout en blanc Rin.
« On s’est pas pris le bec, on s’engueule juste un peu en ce moment, c’est tout. », répond Eliat d’une voix lente et incertaine.
« Ça va ? »
« Oui, oui, dans deux secondes je serais aussi frais qu’une jeune recrue sortant de l’Ecole Militaire. »
« Donc, Darab ? »
« Je sais pas, il est vachement nerveux en ce moment, non ? »
« Tu veux dire depuis qu’il sait que sa planète natale est l’enjeu d’une vulgaire compétition impériale ? »
Eliat reste un instant interdit mais ce n’est pas la douleur ou les coups reçus qui en sont la cause.
« Rin, tu ne peux pas dire ça…c’est un ordre de l’Empereur. »
« Et ? »
« Et donc c’est forcément un acte juste, décidé pour le bien de tous. »
« Si tu le dis… »
« Ecoute Rin, on va pas se fâcher tous les deux mais honnêtement arrête de critiquer l’Empereur devant moi, tu m’éviteras des crises de conscience. », répond le militaire, plus consistant désormais.
« Des crises de conscience pour quoi, Eliat? Pour savoir si tu dois me dénoncer pour trahison envers le trône ? »
« T’es con, bien sûr que non. Mais…ça me gêne quand tu parles comme ça. Je sais que c’est un truc qui vous rassemble Darab et toi mais moi je ne suis pas comme vous. »
« J’ai dit juste ça comme ça, Eliat. », se veut rassurant Rin.
« Je sais, je sais. »
Shan’ti arrive à ce moment là avec le kit médical, sorte de demi cercle de métal qu’Eliat se colle dans le coup, permettant aux nano-machines réparatrices de s’engouffrer dans sa colonne vertébrale et ses artères. D’un coup, c’est un petit million de microscopiques créatures métalliques qui s’engouffrent en lui, vont détecter tout ce qui entrave la bonne marche de son organisme et réparer ce qui peut l’être. En quelques secondes, son saignement à la lèvre s’arrête, les plaies se referment à vue d’œil, il revient tout à fait à lui.
« Merci, Shan’ti », dit gentiment Rin.
« De rien ! C’est toujours magique de voir à quelle vitesse ces petites bestioles te réparent un bonhomme. », répond la Bast avec son enthousiasme naturel.
« On te doit combien ? »
« Pour les verres, comme d’habitude. Par contre le kit, c’est cher. On a du mal à s’approvisionner chez les Deck en ce moment à cause des tensions avec les Arkies ; les marchands ont peur que le conflit dégénère et il y en a de moins en moins qui font le voyage jusqu’ici. »
« Combien ? », demande Eliat d’une voix tout à fait rétablie.
« Trois cents. »
« Dollars ? »
« Crédits. »
« Crédits ! Mais c’est hors de prix ! »
« Il fallait y réfléchir avant de te jeter dans la mêlée, gros malin ! », lui répond-elle, les poings sur les hanches d’un air de défiance maternante.
« Si j’avais su que c’était aussi cher, j’y aurai effectivement réfléchi à deux fois…si on peut même plus rigoler de temps en temps sans que ça te coûte un bras, où va le monde ? »
« Paye. De toutes les manières, ça ne t’empêchera pas de recommencer. », dit Rin toujours souriant
« Dis-donc, on peut savoir pourquoi tu te fends la poire depuis que tu es rentré ici ? », demande la serveuse Bast.
« Parce que je vois des choses qui m’amusent, Shan’ti. Rien de bien méchant, au contraire. »
« Tu me diras pas ? »
« Non. »
« T’es pas drôle… »
« Tiens, voilà pour ton maudit kit médical. » Maugrée Eliat en lui tendant l’argent sous forme de petites pièces aux multiples formes géométriques.
« Merci. Il va pas avoir des ennuis avec l’armée, Darab ? », demande inquiète Shan’ti
« Il en a déjà pas mal au compteur. », dit Eliat avec gravité, ce qui fait encore sourire Rin. « Non mais tu vas cracher le morceau au lieu de te marrer dans ton coin !? ». Explose la serveuse.
« Non. »
« Je suis d’accord avec elle », dit le militaire légèrement, « tu es vraiment insupportable aujourd’hui. »
« Bon, je file ; appelez moi si vous avez besoin de quoi que ce soit. », dit Shan’ti avant de s’éloigner.
« Tu l’as faite fuir. », dit Eliat
« Tu t’en plaints ? », répond son ami, espiègle.
« Au final, elle est sympa cette fille. Dommage que ça soit une Bast et qu’elle s’habille comme une prostituée. »
« Heureusement que les autres clients sont moins coincés que toi…moi je trouve ça plutôt agréable à regarder. »
« A quoi ça sert à part de te donner envie s’envoyer en l’air sans pouvoir le faire ? »
« Je crois qu’il suffit de lui demander gentiment, tu sais »
« Tu vas pas t’y mettre aussi ! Qu’est-ce que vous avez tous à vouloir vous accoupler avec des extra-terrestres, bon sang ? »
« Ça va, calme toi. Au fait, il se dit quoi chez nos amis les généraux en ce moment ? »
Eliat Tharn se redresse comme à chaque fois qu’on aborde un sujet qu’il estime sérieux et qui le concerne directement.
« La plupart sont furieux de l’attentisme de Zarakis. Douze ans qu’on n’a pas eu de combat spatial d’envergure et lui ne profite même pas de la situation pour écraser les Arkies une bonne fois pour toutes. »
« Tu crois que c’est aussi simple ? »
« C’est simple, Rin. Il y a une planète sans possesseur officiel, une compétition pour la prendre, le premier qui sera dessus aura gagné. C’est pas plus compliqué que ça. »
« Et la paix impériale, tu en fais quoi ? »
« Mais c’était justement l’occasion de passer entre les mailles du filet avec la bénédiction de l’Empereur ! Grâce à cette fichue compétition on avait enfin l’occasion de rappeler à tout le monde qui a vraiment gagné la guerre civile et de mettre une pâtée aux gars d’en face sans briser la paix impériale ! »
« Donc Zarakis est un abruti qui a laissé passé sa chance ? »
« Le seigneur est un très grand guerrier et le meilleur général de l’Empire, Rin, tu ne me feras pas dire le contraire. Mais il vieilli, on le voit bien en ce moment. Il est temps de passer le flambeau et pas à un gosse de douze ans qui ne saura pas quoi faire de notre armée. »
« On croirait entendre ton père. »
« Laisse mon père en dehors de tout ça, veux-tu. J’ai le droit moi aussi d’avoir mes propres jugements sur les choses, même si ça correspond à ce qu’il pense lui. Ça ne te choque pas toi, que le seigneur Zarakis veuille destituer son propre fils pour faire monter à la tête de la Maison un gamin sans expérience ? »
« Non. Je connais son père, c’est un imbécile sans aucune vision stratégique à long terme qui ne pense qu’à prendre les armes. Perin possède, lui, un immense potentiel. »
« Oui, un potentiel, mais rien d’autre. »
« D’où l’importance qu’il aille sur Ankwane et qu’il fasse gagner la Maison. S’il parvient à vaincre les Arkies, ce sera un coup politique qui raffermira le choix de Zarakis et lui donnera la légitimité de donner le pouvoir à Perin à sa majorité. »
« Ça ne sera pas avant six ans… »
« Oui, ce sera long et beaucoup de choses peuvent se passer d’ici là. », rajoute Rin, l’air brusquement plus sombre.
« Tu penses à quoi ? »
« Je pense que tu n’es pas le seul à discuter de moins en moins discrètement les ordres de Zarakis et que tes petits copains du mess des officiers sont probablement prêt à tout pour empêcher un gosse de prendre le pouvoir. »
Eliat blêmit.
« Tu ne penses tout de même pas à une rébellion ? »
Dans la tradition Zamal, la rébellion envers le seigneur régnant était à peu près aussi bien vue que pour une mère de manger ses propres enfants et de s’en vanter par la suite.
« Une trahison envers Zarakis, non ; mais à un accident malencontreux qui arrangerait beaucoup de monde, oui. »
« Un…accident ? »
« Qui surviendrait lors d’une compétition plus ou moins amicale entre deux Grandes Maison rivales et dont on pourrait attribuer la faute au camp adverse. »
« Tu ne pense quand même pas que le père de Perin puisse tenter de tuer son fils pour lui prendre l’héritage de la Maison ? »
« Son père, je ne pense pas. Mais des gars de ton genre en un peu moins bien intentionnés, qui ont à leur disposition des régiments entiers, ça je crois que c’est tout à fait crédible. »
« Tu débloques Rin. Ça n’arrivera jamais. »
« Possible, ce serait le mieux bien sûr mais pourquoi crois-tu que c’est à Darab en personne à qui on a demandé d’accompagné Perin sur Ankwane ? »
« Parce que c’est le meilleur si jamais ça vire au vinaigre avec les Arkies, non ? »
« Et aussi parce qu’il ne fait pas partie de l’armée, que donc il n’a aucune attache ou loyauté pour l’un des généraux de Zarakis ; bref qu’en un mot il ne sera jamais l’instrument d’une machination quelconque qui vise à tuer Perin. »
« C’est de la théorie du complot fumeuse, Rin. Tout le monde est loyal à Zarakis ici, personne ne voudra jamais participer à un truc pareil. »
« Vraiment ? »
« Vraiment. Je les connais tous, ces généraux que tu fantasmes en assassins comploteurs, pas un n’osera toucher à un cheveu du Petit Seigneur, pas tant que Zarakis sera en vie. »
« Si tu le dis alors je m’inquiète pour rien et c’est bien fait pour moi. »
« Mais tu n’es pas convaincu. »
« Non. », dit Rin en retrouvant son sourire.
« C’est frustrant tu sais de ne jamais pouvoir te convaincre… »
« Alors tu comprends ce qu’on ressens à chaque fois Darab et moi lorsqu’on essaye de te décoincer un peu de tes croyances. »
« Vous me cassez les bonbons tous les deux ; vous êtes ligués contre moi, c’est injuste. »
Heureux que la tension, légère mais présente, qui s’était installée entre eux se soit dissipée, Rin observe un moment la salle. Elle est pleine comme d’habitude mais les piliers de comptoir habituels laissent progressivement la place à des grappes de jeunes gens en mal de sensations fortes. Les serveuses Bast ont elles commencé leur numéro de charme sur les clients à leur goût qu’elles pourront ramener chez elles le soir tandis que les robots les relayent au service, slalomant dans la joyeuse cohue.
« Au fait, tu m’avais pas dit que Darab s’était trouvé une nana ? Il a finalement réussi à oublier sa folle Galiossa ? », demande plein d’espoir Eliat Tharn.
« Je doute qu’il l’oublie un jour mais oui il s’est trouvé quelqu’un. Je crois. », répond Rin Eilov.
« Tu crois, mon œil, oui. Tu sais mais il t’a demandé de pas le dire. »
« Si tu as la réponse, pourquoi tu poses la question ? », puis tout d’un coup assène « Il est tard, je vais rentrer. »
« Déjà ? »
« Tu me connais, je suis pas vraiment un oiseau de nuit. », dit le Mage Stellaire en se levant.
« Rin ? »
« Oui ? »
« Tu n’y croyais pas vraiment à ton histoire de complot ? »
« Je serais très heureux de me tromper là-dessus, Eliat. Mais si, malheureusement j’y crois. Passe une bonne soirée. »
Lorsqu’on descend de l’astroport après s’être garé au prix d’incroyables acrobaties aériennes, on descend droit vers la grande rue de Galvinia, son centre névralgique. Si on esquive les vendeurs de cartes sur lesquelles se trouvent les numéros des prostitués les plus médiatisées du moment, on arrive sur cette grande artère vrombissante, au milieu de la foule. Dans le plus pur style Deck, on y passe devant mille magasins aux devantures clinquantes éclairées aux néons multicolores, des trottoirs immenses où une foule de toutes tailles, accoutrements, couleurs de peau, nombres de bras, d’yeux, joue des coudes pour arriver à bon port à peu près à l’heure. Après une bonne vingtaine de minutes de bagarre avec ceux qui viennent de face, on arrive jusqu’à une petite rue dans laquelle on s’engouffre vite pour fuir le flot d’énergumènes qui venaient à contre-sens jusqu’ici. On passe invariablement devant les mêmes clochards de tous poils qui en ont eu assez de se faire marcher dessus par la foule et ont trouvé refuge dans la ruelle, se fait alpaguer par le même vendeur de hot-dog qui tente de vous revendre ses saucisses de la veille, passe devant d’invariables couples improbables qui fuient le regard du plus grand nombre pour s’enlacer fiévreusement.
On accède alors à une rue parallèle à l’avenue principale au sein de laquelle l’activité reprend par petites grappes, les bars à ciel ouvert captant le plus gros de la foule. Partout, les noms en langue Deck viennent renforcer le dépaysement de l’endroit pour qui n’y vit pas : Dead Man’s Saloon, Arima’s Pleasure Island, The Mad Monkey sont autant de noms génériques de bars qui ont les faveurs à la fois des locaux et des voyageurs de passage. Il faut pourtant aller encore plus loin, ne pas se faire voir lorsqu’on regarde les cuisses des filles qui prennent un verre en terrasse et dont les tenues sont autrement plus osées que celles qui sont tolérées dans les territoires Zamals, éviter aussi de se faire alpaguer par quelque fier à bras qui veut jouer au dur face à la gente féminine pour finalement arriver à destination, le saloon le plus sulfureux de Galvinia : le Crossroads. Véritable repaire de voleurs, contrebandiers, aventuriers et chasseurs de primes, le Crossroad rassemble tous ceux qui n’ont pas su trouver leur place, même ici où tout semble permis ou en tout cas toléré. Ils y viennent car malgré leur antagonisme potentiel, ils ont les mêmes codes, jouent selon les mêmes règles du jeu. Les bagarres sont monnaies courantes mais il se trouve toujours une bonne âme pour assommer les belligérants et rétablir la digestion tranquille des autres clients du bar. Les morts sont rares, les vraies blessures également. En somme, le Crossroads est pour tous ces gens un havre de paix, un repos de quelques heures ou quelques jours où l’on peut baisser sa garde un moment avant de reprendre son existence pleine de danger et d’incertitudes.
Il faut donc rentrer de plain-pied dans l’ambiance rétro et enfumée du Crossroads, jauger ceux qui sont présent pour savoir si votre venue va créer un esclandre avec quelque ennemi récurent ou non, se faire frôler par les serveuses Bast, croisement féminin entre un félin et un humain, aux tenues provocantes qui ne comptent plus chaque soir le nombre de mains qui sont venues plus ou moins discrètement s’égarer sur leurs hanches et leurs fesses, voir les clients vous foudroyer du regard ou s’écarter de votre chemin selon la menace que vous représentez pour leur existence, monter au premier étage suspendu dans les airs afin de rejoindre l’attroupement qui suit le résultat des courses de moto-speeders sur un immense écran holographique. Comme à chaque fois, la foule oscille entre les premiers rangs, déchainés, et ceux qui regardent le spectacle, plus philosophes, de derrière. Il faut donc fendre la foule, parvenir à quelques mètres à peine de l’écran afin de trouver le plus virulent et les plus enthousiaste des spectateurs pour dénicher, enfin ce qu’on est venu y chercher, l’assassin et garde du corps occasionnel de Zarakis Zamal, Darab Mu.
« Mais putain de sa race, tu vas te décider à mettre la gomme, espèce de connard de pilote de merde ! »
Comme d’habitude lorsqu’il est face à une expérience stressante dont il ne maîtrise rien, Darab jure comme un taxi aux heures de pointe. Pour sa défense, il n’est pas le seul à s’exclamer de la sorte : tous ceux qui l’entourent acclament ou conspuent le champion sur lequel ils ont misé une partie de leur salaire alors que la course atteint des vitesses prodigieuses sur l’écran holographique. Complètement happé par le spectacle, l’assassin ne prête aucune attention au pauvre Eliat Tharn qui se fraye un passage jusqu’à lui au prix d’un effort considérable.
« Darab. Darab ! »
« Pas maintenant, c’est le dernier tour bordel…mais tu vas te greffer une paire de couilles et te décider à tracer, oui ?! »
Soufflant avec philosophie, Eliat s’extrait avec peine de la foule compacte, dans la plus parfaite indifférence de l’auditoire qui est rivé à l’écran. Les cris d’enthousiasme et de surprise redoublent d’ailleurs au moment où les pilotes au coude à coude rentrent dans la dernière ligne droite du grand prix de Gerin. Lorsque le vainqueur passe la ligne d’arrivée, ce sont des hurlements qui s’élèvent, faisant lever la tête des clients attablés plus bas. Eliat, qui n’a pas bougé, attend son ami qui arrive, la mine sombre.
« Connard de putain de salopard…deuxième, ce bâtard fini deuxième en se faisant griller sur les derniers cinq cents mètres. Je te jure, si je tenais le mécano qui a réglé le bridage de son moteur, je crois que je lui ferai bouffer son foie ! »
« Bon, on peut aller prendre un verre maintenant ? », rétorque Eliat Tharn, l’air indifférent.
« Ouais. »
Les deux descendent les escaliers en bois dont les lattes craquent sur leur passage. Duo improbable du grand général Eliat Tharn, immense homme barbu au visage carré, drapé dans son uniforme noir et rouge, une grande cape tombant de ses épaules, le regard droit et Darab Mu, petit homme au corps fin et souple, aux cheveux courts qui n’a pour tout habit que son éternelle combinaison de combat noire qui épouse sa peau. Il a d’ailleurs fallu du temps à Eliat pour s’habituer à cette facétie vestimentaire qui ne dissimule rien de l’anatomie de Darab et qui captent de nombreux regards amusés, surpris ou méprisants. Ils arrivent jusqu’à une table vide dans le saloon bondé sur laquelle Darab a laissé ses couteaux emblématiques et que par conséquent personne n’a osé prendre. A peine assis, une serveuse Bast arrive à leur table et pose d’autorité trois verres sur la table :
« Lift, whisky et jus de pomme, comme d’habitude ? »
« C’est pas comme on avait le choix ma belle. », lui rétorque Eliat avec un sourire.
« Merci Shan’ti, on garde son jus de pomme au chaud pour Rin. »
« C’est gentil, Darab ; oublie pas de me dire quand tu seras prêt à me prêter autre chose que tu gardes au chaud… »
« Mais t’es vraiment une grosse cochonne, c’est pas possible ! », s’esclaffe l’assassin.
« C’est pas moi la petite allumeuse qui se ballade sous mon nez pratiquement à poil. », lui rétorque sans ciller l’extraterrestre.
« Je te signale que contrairement à toi j’ai presque tout le corps couvert par mes vêtements. », répond Darab, doigt tendu vers elle.
« Pour ce que ça cache ! »
« Bon, c’est fini vos discussion de fringues les filles ? », coupe Eliat d’une voix brusquement irritée.
« T’es pas drôle, Eliat… », dit la Bast en faisant la moue. « Appelez moi si vous avez besoin d’autre chose. », renchérit-elle avec un clin d’œil appuyé à l’adresse de Darab. Alors qu’elle s’éloigne, Eliat remarque à quel point le regard de son ami est captivé par la serveuse dont le pagne semi transparent ne dissimule lui non plus par grand chose de son anatomie.
« Tu vas quand même pas sauter une extra-terrestre ? », lui assène d’un ton de reproche le militaire.
« Qui te dit que je l’ai pas fait, ô instance du puritanisme ? », répond espiègle Darab.
« T’es dégueulasse. »
« Eliat, tu m’emmerdes. »
« Mais elle…elle a des poils partout, une queue de chat ! Et puis cette façon de te parler, de balancer ses… »
« Seins, nichons, vas-y, Eliat, tu peux le dire, les Galaxies ne te foudroieront pas si tu prononce les mots que ta maman t’as interdit de dire en public. », rétorque Darab hilare.
« C’est une traînée. », juge, tranchant, Eliat.
« Et toi un putain de salaud sans cœur. Qu’est-ce que tu avais besoin de la rabaisser devant moi ? Tu sais quel courage il faut pour draguer devant les autres, avoir les couilles de s’exposer, de s’entendre dire « non » lorsqu’on avoue à quelqu’un qu’il ou elle nous plaît ? Non, ça tu t’en fous. »
« C’est inconvenant pour une femme de parler comme elle le fait. »
« Moi ça me gêne pas… »
« Toi, ton passage chez les Galiossas t’a fait perdre le sens des valeurs. »
Darab est sur le point de répondre quelque chose mais il s’arrête lorsqu’il aperçoit la silhouette longiligne de Rin Eilov qui fend la foule à leur rencontre. Il serait d’ailleurs plus juste de dire qu’il se contente d’avancer calmement dans le bar bondé tant les gens qui qu’ils soient s’écartent naturellement de son chemin. Tous ceux qui ont un tant soit peu d’expérience les connaissent tous les trois, le trio héroïque de la Grande Maison Zamal, mais nul n’a autant d’ascendance et de charisme que Rin Eilov, le Duelliste légendaire de Zarakis Zamal. Tout est chez lui fin, délicat, racé, que se soient ses bras, son torse, son visage, ses long cheveux blonds. Il porte au côté son épée de Mage Stellaire qui est aussi l’arme ancestrale de sa famille. Issu d’une lignée de nobles de campagne, Rin porte en lui le détachement et la sophistication de ceux qui ont été élevés pour régner. Il arrive sans encombres jusqu’à la table où l’attendent ses deux amis.
« Darab a encore perdu aux courses ou vous vous êtes juste engueulé comme d’habitude ? »
« Les deux ! », répondent dans une synchronie parfaite Eliat et Darab, provoquant malgré eux un sourire partagé.
« Qui a gagné la course ? », demande de sa voix calme le Duelliste.
« Mikan. Putain de moteur Arkies, quand je pense que cet enfoiré est allé chez eux pour acheter leur technologie à fission 3. », répond avec dépit l’assassin.
« Visiblement, il a bien fait », réplique Rin.
« Mais c’est dégueulasse ! Du coup tout le monde à l’air de conduire des poubelles qui volent à deux à l’heure ! C’est même pas le meilleur pilote du championnat. »
« Non mais, il gagne », rétorque Rin de sa voix posée; « l’année prochaine tout le monde aura le même moteur dans leur moto-speeder et voilà. Ça leur apprendra à se méfier des moteurs étrangers. »
« Ouais, c’est quand même de la triche. »
« Et sinon, vous vous preniez le bec pourquoi cette fois-ci ? », rebondi Rin Eilov.
« Darab veut sauter la serveuse. », intervient Eliat.
« J’ai jamais dit que je voulais la sauter, j’ai dit que contrairement à toi qui est un putain de raciste puritain de merde je trouvais qu’elle avait un joli cul. »
« De laquelle vous parlez ? », demande Rin.
« Shan’ti. »
« Elle a un joli cul, Eliat. »
« Vous me dégoûtez avec vos envies déviantes. »
« Ho, ça va là, tu me gonfles. », dit Darab où pointe un début de colère.
« Les Arkies ont débarqué sur Ankwane. », dit d’un ton détaché Rin Eilov
Eliat et Darab abandonnent immédiatement leur inimité sous le coup de la surprise.
« Tu déconnes ? », dit incrédule Darab.
« Je viens d’avoir l’information sur le chemin. »
« Qui t’a prévenu ? », demande Eliat, sceptique.
« Le Palais Seigneurial, qui d’autre ? »
« Ben merde alors, ils ont pas mis longtemps à réagir. »
Darab est visiblement sous le choc de cette révélation. Savoir les Arkies, leurs ennemis de la guerre, sur le sol de sa planète natale lui fait visiblement un coup.
« Ils ont prétexté une mission humanitaire, un don de technologies et d’aide médicale. »
« Non mais pour qui ils se prennent ! Comme si on avait besoin de quoi que ce soit ! Ils nous prennent pour des sauvages ou quoi ? », s’exclame Darab.
« Visiblement, oui. », rétorque Rin dans un sourire.
« Combien de vaisseaux de guerre ont débarqué ? », demande d’une voix très sérieuse Eliat Tharn.
« Deux ; officiellement en tout cas. Mais l’état major n’a pas réussit à réactiver les radars terrestres pour savoir si d’autres vaisseaux sont rentrés dans le système en camouflage optique. »
« Il ne reste plus d’infrastructure militaire à nous sur Ankwane ? », demande Darab.
« Rien qui fonctionne ou qui soit utilisable dans l’immédiat. »
« On va vraiment passer pour des incapables: quand je pense qu’Ankwane était à nous et qu’on n’est même pas capable d’arriver là-bas les premiers. », renchérit Eliat.
« Oui, si ce n’est que le Zarakis a enfin réussit à faire entendre à ses ministres qu’il allait envoyer le Petit Seigneur là-bas pour gérer la compétition.
« Perin ? Il veut envoyer son petit-fils sur Ankwane ? »
« Visiblement oui. »
« Mais il est trop jeune, beaucoup trop jeune pour tout ça ! », crie presque Eliat.
« C’est ce que tout le monde ou presque lui a dit mais il n’en a pas démordu. Visiblement, Zarakis cherche à accélérer la passation de pouvoir et il est bien décidé à sauter une génération dans l’ordre de succession. »
« Oui, et un succès sur Ankwane lui permettra de légitimer son choix, c’est logique. », dit songeur, Darab.
« Mais il a douze ans. », dit Eliat Tharn.
« C’est vrai. », admet Rin
« Ton avis là-dessus ? », demande Darab.
« C’est un bon choix. Perin est infiniment plus intelligent que son père ou son oncle et Zarakis l’élève depuis la naissance pour prendre le trône. Il manque cruellement d’expérience mais il ne sera pas seul ; il aura les lauriers d’une victoire sur les Arkies mais ne participera que peu aux prises de décisions. »
« Tout en prenant de la graine dans une situation aux risques réels mais avec le filet de sauvegarde de l’Empereur. », dit Darab. « C’est plutôt malin. »
« Je comprends rien », dit Eliat.
« C’est simple », lui répond l’assassin. «Mettre Perin en avant est un geste politique avant tout. C’est un gosse mais il ne prendra aucune décision sans l’aval de ceux qui l’accompagnent. »
« Mais il se met énormément en danger ! Il y a des Arkies là-bas bon sang ! »
« Ils ont très peu de chance de tenter un assassinat : cette compétition est chapeautée par Entaris Iridian qui est l’homme de main de l’Empereur dans la région. Tant que notre cher régisseur impérial veille à la bonne marche de la compétition, il est très peu probable que les Arkies tentent de passer en force. Le couperet de l’Empereur s’abattrait sur eux immédiatement. »
« Ouais…reste que l’Empereur est loin, que les Arkies ne l’aiment pas et que moi je tenterait le coup. », répond avec aplomb Eliat Tharn.
« C’est la raison pour laquelle Zarakis va demander à Darab d’accompagner le Petit Seigneur sur place. », dit Rin.
Ni Eliat ni Darab n’ont vraiment le temps d’exprimer leur surprise car une bagarre éclate à ce même moment près du comptoir. D’un coup, tout le monde se lève, son verre en main pour éviter de le voir précipité au sol. Ça n’est pas suffisant pour un pauvre chasseur de prime qui se prend de plein fouet un Kurkiv au corps bleu draconique, chutant au sol. Le Bankto, monstre de trois mètres au corps pierreux, qui vient de le jeter se fait fracasser une bouteille de bière sur le crane pour une raison inconnue, un ami humain du Kurkiv se jette sur lui et l’instant d’après c’est la mêlée générale. Des cris de ralliements se mêlent aux bruits des chaises qui se cassent, les bras qui se rompent, les glapissements de douleur. Devant le trio ravi, c’est un chaos indescriptible de bruit et de fureur.
« On est monté au niveau deux direct, t’as vu ça Rin ? », s’exclame Darab.
« Oui, visiblement ça fait un bail qu’ils n’ont pas eu de boulot ou mis leur nez dans une femme. »
« Attention ! »
Le cri d’alerte d’Eliat les prévient au dernier moment d’une bouteille qui vole jusqu’à eux. Ce cri du cœur est pourtant tout à fait superflu pour Rin et Darab qui ont vu bien avant leur ami le projectile fuser vers eux. En un souffle, Darab s’est déplacé de côté tandis que Rin ne bouge pas d’un pouce, laissant la bouteille filer à quelques centimètres de son visage. Le missile vient de passer leur visage, va se fracasser contre le mur, éclaboussant la belle tenue militaire du général. Son visage vire au rouge et il se lève d’un coup, raide comme un piquet.
« Tu vas te battre ? », demande Darab, incertain.
« C’est une question de principe : on ne souille pas impunément l’uniforme Zamal. », répond d’un ton sentencieux Eliat en vissant sa casquette décorée du blason de la Grande Maison sur sa tête.
Sans que ses amis ne cherchent à l’arrêter, ils savent à quel point c’est inutile, Eliat parcoure en quatre enjambée la distance qui le sépare des combattants et se jette à son tour dans la bagarre générale en rageant, cherchant frénétiquement des yeux celui qui lui a jeté la bouteille tout en frappant au hasard.
« On y va ? », demande Rin Eilov.
« Bof, se prendre un pain ou deux dans la gueule lui fera du bien. »
« Je ne te savais pas si vindicatif avec Eliat. »
« J’en ai marre de ses jugements. En ce moment, il arrête pas de me dire comment je dois me comporter, ce que je dois dire, penser…à la fin c’est gonflant. »
« Et tu crois vraiment que le laisser se faire tabasser va arranger les choses ? »
« J’en sais rien, il peut s’en sortir. »
« Darab… », répond Rin d’un ton de reproche.
Darab sait très bien ce qu’il en est : Eliat est aussi mauvais à la bagarre aux poings qu’il est doué pour se servir d’un pistolet laser. C’est dire. Il vient d’ailleurs de se prendre deux baffes d’un gros type balafré et de se faire envoyer au sol par un autre. Malgré le ressentiment, l’assassin n’a pas quitté son ami militaire des yeux afin de pouvoir réagir le cas échéant.
« Ça va mal finir. »
« Si on passe au niveau trois, je bouge. », dit Darab.
C’est lui qui avait instauré ce barème des bagarres au Crossroads : le niveau un était celui on se tapait dessus jusqu’au premier sang, le deux celui on ça commençait à devenir vilain, que les gens étaient blessés et continuaient quand même. Le niveau trois était franchit lorsqu’on commençait à sortir les armes et que la survie immédiate des belligérants était en jeu.
« Tu pars demain », dis d’une voix toujours calme Rin sans quitter le combat des yeux.
« Tu sais avec combien d’hommes ? »
« Personne. Tu n’auras aucun commandement sur place, tu seras seulement chargé de la protection du Petit Seigneur. Lui aura sous ses ordres un petit groupe trié sur le volet. »
« Combien de gens ? »
« Dix tout au plus. Ton but sera de ramener tout le monde vivant et d’empêcher un esclandre avec les Arkies. »
« Plutôt tranquille comme mission.»
« En ce qui te concerne, oui. Le reste sera du ressort du Petit Seigneur. »
« Sympa, je faire la nounou d’un gamin… »
« J’aurai cru que ça t’amuserai plus que ça de rentrer chez toi », dis Rin dans un sourire.
« Revenir sur Ankwane, c’est parfait, mais tu sais que je n’ai pas l’affinité que tu as pour Perin. »
« Tu le ne suis pas depuis la naissance. »
« Non, c’est clair. »
« Autre chose. »
« Oui ? »
« Fais attention à Perin. »
« Merci, j’avais compris. »
« Ce n’est pas ce que je voulais dire. Il y a quelque chose en lui, quelque chose de …singulier. »
« Ça veut dire quoi ? Tu penses à un psi ou un Mage Stellaire en puissance ? »
« Je ne sais pas. Mais je suis certain qu’il y a une très bonne raison pour que Zarakis place autant d’espoir en lui sans qu’il ait rien accompli. »
« Et donc ? »
« Donc fais attention, ce ne sera probablement pas de tout repos. »
Leur attention, à l’instar de celle de tous ceux qui occupent le bar est brusquement détournée par le son assourdissant de trois détonations qui couvre tout le reste. Les combattants de tous poils s’arrêtent d’un coup, le regard outré, comme pour dire : c’est pas du jeu, on avait dit pas d’arme. Mais celle qui a fait feu n’a rien d’un client régulier du Crossroads ou d’un baroudeur de passage. Elle est grande comme toutes les humaines qui ont passé trop d’années dans l’espace et dont les parents ont fait de même pendant des générations. Ses cheveux courts et sa combinaison spatiale trahissent sa formation de pilote, son fusil d’assaut avec lequel elle a fait feu son appartenance à la marine Zamale. Elle prend une seconde pour vérifier que le calme est bien revenu dans le bar, toise tout le monde d’un regard noir dans lequel se lit tout le mépris qu’elle a de ce qu’ils sont, tombe sur la table du fond, avance en droite ligne vers elle.
D’instinct, Darab courbe le dos avec un grognement, ce qui provoque un large sourire aux lèvres de Rin Eilov.
« Monsieur Mu ! », crie-t-elle tout en avançant vers eux deux avant de se planter face à lui.
« Madame Kujin », lui répond-il avec un sourire moqueur.
« Pour la centième fois, monsieur Mu, c’est mademoiselle Kujin et je cous prie de vous adresser à moi par le grade qui est le mien. »
« Milles pardon, lieutenant-commandant Kujin ! », lui répond-il plein d’entrain comme un militaire au garde-à-vous, un sérieux moqueur sur le visage.
« Je vous que vous n’avez rien perdu de votre sens de l’humour, monsieur Mu, ni de vos mauvaises habitude de traîner dans des bouges sans nom en ayant coupé votre transmetteur. »
« Bonjour Lieutenant commandant », intervient Rin de sa voix apaisante.
« Mes respects, maître Eilov. », répond Shaïna Kujin, calmée comme par enchantement.
« Maître ? D’où elle t’appelle maître maintenant ? », dit Darab, se tournant vers Rin et ignorant superbement le lieutenant-commandant.
« Je vous prierai de surveiller votre langage, monsieur Mu », reprend Shaïna Kujin d’une voix où la colère est revenue en force, « et je vous rappelle que je suis juste en face de vous, inutile de vous adresser à moi comme si je n’étais pas là. »
« Pardon, princesse. »
« Monsieur Mu ! »
« Tu va vraiment finir par t’attirer des ennuis, Darab. », dit Rin.
« Qu’est-ce que tu veux qu’elle fasse, je suis même pas militaire. C’est pas comme si elle avait le droit de me gueuler dessus comme un chien. »
« Monsieur Mu, écoutez moi… »
« Non c’est toi qui va m’écouter, frangine. », tonne Darab, brusquement debout. « Les gonzesses qui pensent pouvoir tout régler par la force et la brutalité, ça me gonfle. Je t’aime pas, tu m’aimes pas, on le sait. Mais c’est pas une raison pour me foutre la honte devant tous mes potes, venir cracher ton venin sur tout ce que j’aime, tirer dans un lieu public avec ton flingue dans le plafond pour bien montrer que t’es une nana à qui on la fait pas… ». Il s’arrête, le visage à quelques centimètre de la militaire, cherchant ses mots.
« …et… », demande-t-elle ,renfrognée.
« Je sais plus. Je me suis emporté, je sais plus où j’en suis mais en tout cas c’était pas cool de débarquer comme ça. », répond l’assassin vidé de sa vindicte.
« Monsieur Mu est déjà au courant de la mission pour laquelle vous venez le chercher, lieutenant commandant. », dit Rin, mettant cours à l’affrontement verbal qui allait certainement repartir de plus belle. « Je pense que le mieux est que vous l’emmeniez à la citadelle seigneuriale afin qu’il y prenne ses ordres de mission. »
Surprise, à la fois du sourire qui n’a pas quitté les lèvres du Duelliste et du ton parfaitement neutre de ses paroles, Shaïna Kujin ne sait quoi rétorquer. A la recherche d’une répartie, ses yeux errent, ne peuvent s’empêcher de regarder par réflexe l’entre-jambe de Darab que se combinaison, moulante au possible, ne cache à aucun moment et se met à rougir. Elle détourne tout de suite les yeux, tombe sur ceux de Rin, rougit encore d’avantage et s’éloigne au plus vite. Darab lui regarde frénétiquement les êtres empilés les uns les autres qui se sont empoignés quelques minutes auparavant.
« Vas-y », lui dit Rin, « je m’occupe d’Eliat. Que les Galaxie accompagnent ton voyage, sur Ankwane. »
Libéré du poids de la conscience, Darab file dans le sillon du lieutenant commandant Kujin. Le silence retombe dans la salle lorsqu’il est sorti, personne ne sachant plus trop quoi dire ou faire. La belle énergie virile de compétition farouche s’est éteinte avec les coups de feu et de toutes les manières personne ne se rappelle plus trop pourquoi il était en train de taper sur son adversaire direct. Les uns après les autres, les gens se relèvent, chancelants pour la plupart, vont s’asseoir où ils peuvent en se massant les endroits où ils ont été touchés, grimaçant de douleur lorsque les blessures sont sérieuses. Puis l’activité reprend d’un coup : les serveuses apportent avec leur sourire charmant les kits de régénération qui vont arrêter les saignement, refermer les blessures voire ressouder les os, les conversations reprennent ça et là, les robots réparateurs au formes simiesques grimpent jusqu’au plafond où ils se perchent pour colmater les dégâts liés aux tirs du fusil d’assaut, on remet les tables en place, amène de nouvelles chaises.
L’un des derniers combattants à se relever est le gros Bankto au corps de pierre qui avait initié le pugilat et qui recouvre le pauvre Eliat Tharn qui s’est pris une raclée comme prévu. L’extra-terrestre agrippe d’une main Eliat, le soulève dans les airs d’un bras et le ramène jusqu’à sa table.
« C’est à vous ça, non ? », demande-t-il à Rin Eilov.
« Oui, merci. Si vous pouviez le poser sur la chaise, ce serait fort aimable. »
« Il a été un peu secoué, je crois. »
Effectivement, Eliat n’a pas encore tout à fait retrouvé ses esprits et son visage tuméfié porte la marque de nombreux poings d’origines diverses.
« Ne vous en faites pas, il est solide. », réplique le Duelliste.
Le Bankto assoit sans ménagement Eliat sur la chaise désignée par Rin et s’en retourne au comptoir commander la boisson qui lui avait été chipée et qui avait déclenché l’esclandre. Rin de son côté hèle Shan’ti qui arrive au pas de course, balançant harmonieusement sa longue queue féline et son opulente poitrine.
« Il me faudrait un kit régénérant de base pour Eliat, s’il te plaît. »
« Tout de suite, Rin. C’était qui la nana avec qui est parti Darab ? »
« Une gradée de l’armée. Shaïna Kujin. »
« Elle a pas l’air de rigoler beaucoup. »
« En public rarement. »
« Et en privé, ça donne quoi ? », répond Shan’ti avec un sourire lourd de sous-entendus.
« Ça je ne sais pas, ce n’est pas à moi qu’il faut le demander. »
Un meuglement indescriptible sort à ce moment de la bouche d’Eliat qui saigne abondamment de la lèvre inférieure.
« J’arrive avec le kit. », dit la serveuse.
Sirotant son jus de pomme, Rin attend que son ami revienne tout à fait à lui. Il est toujours un peu groggy mais semble avoir plus ou moins retrouvé une forme de conscience globale du monde qui l’entoure.
« Bravo, général », félicite Rin d’un ton joueur, évous avez fièrement défendu votre rang et l’honneur de la Maison. »
Eliat souri, à la fois fier de son choix et parfaitement conscient à la fois de sa piètre prestation et de habit militaire déchiqueté de toutes parts.
« Pourquoi tu t’es pris le bec avec Darab ? », demande de bout en blanc Rin.
« On s’est pas pris le bec, on s’engueule juste un peu en ce moment, c’est tout. », répond Eliat d’une voix lente et incertaine.
« Ça va ? »
« Oui, oui, dans deux secondes je serais aussi frais qu’une jeune recrue sortant de l’Ecole Militaire. »
« Donc, Darab ? »
« Je sais pas, il est vachement nerveux en ce moment, non ? »
« Tu veux dire depuis qu’il sait que sa planète natale est l’enjeu d’une vulgaire compétition impériale ? »
Eliat reste un instant interdit mais ce n’est pas la douleur ou les coups reçus qui en sont la cause.
« Rin, tu ne peux pas dire ça…c’est un ordre de l’Empereur. »
« Et ? »
« Et donc c’est forcément un acte juste, décidé pour le bien de tous. »
« Si tu le dis… »
« Ecoute Rin, on va pas se fâcher tous les deux mais honnêtement arrête de critiquer l’Empereur devant moi, tu m’éviteras des crises de conscience. », répond le militaire, plus consistant désormais.
« Des crises de conscience pour quoi, Eliat? Pour savoir si tu dois me dénoncer pour trahison envers le trône ? »
« T’es con, bien sûr que non. Mais…ça me gêne quand tu parles comme ça. Je sais que c’est un truc qui vous rassemble Darab et toi mais moi je ne suis pas comme vous. »
« J’ai dit juste ça comme ça, Eliat. », se veut rassurant Rin.
« Je sais, je sais. »
Shan’ti arrive à ce moment là avec le kit médical, sorte de demi cercle de métal qu’Eliat se colle dans le coup, permettant aux nano-machines réparatrices de s’engouffrer dans sa colonne vertébrale et ses artères. D’un coup, c’est un petit million de microscopiques créatures métalliques qui s’engouffrent en lui, vont détecter tout ce qui entrave la bonne marche de son organisme et réparer ce qui peut l’être. En quelques secondes, son saignement à la lèvre s’arrête, les plaies se referment à vue d’œil, il revient tout à fait à lui.
« Merci, Shan’ti », dit gentiment Rin.
« De rien ! C’est toujours magique de voir à quelle vitesse ces petites bestioles te réparent un bonhomme. », répond la Bast avec son enthousiasme naturel.
« On te doit combien ? »
« Pour les verres, comme d’habitude. Par contre le kit, c’est cher. On a du mal à s’approvisionner chez les Deck en ce moment à cause des tensions avec les Arkies ; les marchands ont peur que le conflit dégénère et il y en a de moins en moins qui font le voyage jusqu’ici. »
« Combien ? », demande Eliat d’une voix tout à fait rétablie.
« Trois cents. »
« Dollars ? »
« Crédits. »
« Crédits ! Mais c’est hors de prix ! »
« Il fallait y réfléchir avant de te jeter dans la mêlée, gros malin ! », lui répond-elle, les poings sur les hanches d’un air de défiance maternante.
« Si j’avais su que c’était aussi cher, j’y aurai effectivement réfléchi à deux fois…si on peut même plus rigoler de temps en temps sans que ça te coûte un bras, où va le monde ? »
« Paye. De toutes les manières, ça ne t’empêchera pas de recommencer. », dit Rin toujours souriant
« Dis-donc, on peut savoir pourquoi tu te fends la poire depuis que tu es rentré ici ? », demande la serveuse Bast.
« Parce que je vois des choses qui m’amusent, Shan’ti. Rien de bien méchant, au contraire. »
« Tu me diras pas ? »
« Non. »
« T’es pas drôle… »
« Tiens, voilà pour ton maudit kit médical. » Maugrée Eliat en lui tendant l’argent sous forme de petites pièces aux multiples formes géométriques.
« Merci. Il va pas avoir des ennuis avec l’armée, Darab ? », demande inquiète Shan’ti
« Il en a déjà pas mal au compteur. », dit Eliat avec gravité, ce qui fait encore sourire Rin. « Non mais tu vas cracher le morceau au lieu de te marrer dans ton coin !? ». Explose la serveuse.
« Non. »
« Je suis d’accord avec elle », dit le militaire légèrement, « tu es vraiment insupportable aujourd’hui. »
« Bon, je file ; appelez moi si vous avez besoin de quoi que ce soit. », dit Shan’ti avant de s’éloigner.
« Tu l’as faite fuir. », dit Eliat
« Tu t’en plaints ? », répond son ami, espiègle.
« Au final, elle est sympa cette fille. Dommage que ça soit une Bast et qu’elle s’habille comme une prostituée. »
« Heureusement que les autres clients sont moins coincés que toi…moi je trouve ça plutôt agréable à regarder. »
« A quoi ça sert à part de te donner envie s’envoyer en l’air sans pouvoir le faire ? »
« Je crois qu’il suffit de lui demander gentiment, tu sais »
« Tu vas pas t’y mettre aussi ! Qu’est-ce que vous avez tous à vouloir vous accoupler avec des extra-terrestres, bon sang ? »
« Ça va, calme toi. Au fait, il se dit quoi chez nos amis les généraux en ce moment ? »
Eliat Tharn se redresse comme à chaque fois qu’on aborde un sujet qu’il estime sérieux et qui le concerne directement.
« La plupart sont furieux de l’attentisme de Zarakis. Douze ans qu’on n’a pas eu de combat spatial d’envergure et lui ne profite même pas de la situation pour écraser les Arkies une bonne fois pour toutes. »
« Tu crois que c’est aussi simple ? »
« C’est simple, Rin. Il y a une planète sans possesseur officiel, une compétition pour la prendre, le premier qui sera dessus aura gagné. C’est pas plus compliqué que ça. »
« Et la paix impériale, tu en fais quoi ? »
« Mais c’était justement l’occasion de passer entre les mailles du filet avec la bénédiction de l’Empereur ! Grâce à cette fichue compétition on avait enfin l’occasion de rappeler à tout le monde qui a vraiment gagné la guerre civile et de mettre une pâtée aux gars d’en face sans briser la paix impériale ! »
« Donc Zarakis est un abruti qui a laissé passé sa chance ? »
« Le seigneur est un très grand guerrier et le meilleur général de l’Empire, Rin, tu ne me feras pas dire le contraire. Mais il vieilli, on le voit bien en ce moment. Il est temps de passer le flambeau et pas à un gosse de douze ans qui ne saura pas quoi faire de notre armée. »
« On croirait entendre ton père. »
« Laisse mon père en dehors de tout ça, veux-tu. J’ai le droit moi aussi d’avoir mes propres jugements sur les choses, même si ça correspond à ce qu’il pense lui. Ça ne te choque pas toi, que le seigneur Zarakis veuille destituer son propre fils pour faire monter à la tête de la Maison un gamin sans expérience ? »
« Non. Je connais son père, c’est un imbécile sans aucune vision stratégique à long terme qui ne pense qu’à prendre les armes. Perin possède, lui, un immense potentiel. »
« Oui, un potentiel, mais rien d’autre. »
« D’où l’importance qu’il aille sur Ankwane et qu’il fasse gagner la Maison. S’il parvient à vaincre les Arkies, ce sera un coup politique qui raffermira le choix de Zarakis et lui donnera la légitimité de donner le pouvoir à Perin à sa majorité. »
« Ça ne sera pas avant six ans… »
« Oui, ce sera long et beaucoup de choses peuvent se passer d’ici là. », rajoute Rin, l’air brusquement plus sombre.
« Tu penses à quoi ? »
« Je pense que tu n’es pas le seul à discuter de moins en moins discrètement les ordres de Zarakis et que tes petits copains du mess des officiers sont probablement prêt à tout pour empêcher un gosse de prendre le pouvoir. »
Eliat blêmit.
« Tu ne penses tout de même pas à une rébellion ? »
Dans la tradition Zamal, la rébellion envers le seigneur régnant était à peu près aussi bien vue que pour une mère de manger ses propres enfants et de s’en vanter par la suite.
« Une trahison envers Zarakis, non ; mais à un accident malencontreux qui arrangerait beaucoup de monde, oui. »
« Un…accident ? »
« Qui surviendrait lors d’une compétition plus ou moins amicale entre deux Grandes Maison rivales et dont on pourrait attribuer la faute au camp adverse. »
« Tu ne pense quand même pas que le père de Perin puisse tenter de tuer son fils pour lui prendre l’héritage de la Maison ? »
« Son père, je ne pense pas. Mais des gars de ton genre en un peu moins bien intentionnés, qui ont à leur disposition des régiments entiers, ça je crois que c’est tout à fait crédible. »
« Tu débloques Rin. Ça n’arrivera jamais. »
« Possible, ce serait le mieux bien sûr mais pourquoi crois-tu que c’est à Darab en personne à qui on a demandé d’accompagné Perin sur Ankwane ? »
« Parce que c’est le meilleur si jamais ça vire au vinaigre avec les Arkies, non ? »
« Et aussi parce qu’il ne fait pas partie de l’armée, que donc il n’a aucune attache ou loyauté pour l’un des généraux de Zarakis ; bref qu’en un mot il ne sera jamais l’instrument d’une machination quelconque qui vise à tuer Perin. »
« C’est de la théorie du complot fumeuse, Rin. Tout le monde est loyal à Zarakis ici, personne ne voudra jamais participer à un truc pareil. »
« Vraiment ? »
« Vraiment. Je les connais tous, ces généraux que tu fantasmes en assassins comploteurs, pas un n’osera toucher à un cheveu du Petit Seigneur, pas tant que Zarakis sera en vie. »
« Si tu le dis alors je m’inquiète pour rien et c’est bien fait pour moi. »
« Mais tu n’es pas convaincu. »
« Non. », dit Rin en retrouvant son sourire.
« C’est frustrant tu sais de ne jamais pouvoir te convaincre… »
« Alors tu comprends ce qu’on ressens à chaque fois Darab et moi lorsqu’on essaye de te décoincer un peu de tes croyances. »
« Vous me cassez les bonbons tous les deux ; vous êtes ligués contre moi, c’est injuste. »
Heureux que la tension, légère mais présente, qui s’était installée entre eux se soit dissipée, Rin observe un moment la salle. Elle est pleine comme d’habitude mais les piliers de comptoir habituels laissent progressivement la place à des grappes de jeunes gens en mal de sensations fortes. Les serveuses Bast ont elles commencé leur numéro de charme sur les clients à leur goût qu’elles pourront ramener chez elles le soir tandis que les robots les relayent au service, slalomant dans la joyeuse cohue.
« Au fait, tu m’avais pas dit que Darab s’était trouvé une nana ? Il a finalement réussi à oublier sa folle Galiossa ? », demande plein d’espoir Eliat Tharn.
« Je doute qu’il l’oublie un jour mais oui il s’est trouvé quelqu’un. Je crois. », répond Rin Eilov.
« Tu crois, mon œil, oui. Tu sais mais il t’a demandé de pas le dire. »
« Si tu as la réponse, pourquoi tu poses la question ? », puis tout d’un coup assène « Il est tard, je vais rentrer. »
« Déjà ? »
« Tu me connais, je suis pas vraiment un oiseau de nuit. », dit le Mage Stellaire en se levant.
« Rin ? »
« Oui ? »
« Tu n’y croyais pas vraiment à ton histoire de complot ? »
« Je serais très heureux de me tromper là-dessus, Eliat. Mais si, malheureusement j’y crois. Passe une bonne soirée. »