Arkies – Zamal Prologue (2)

Ambiance Musicale : Pyotr Ilyich Tchaikovsky, 1812 Overture

C’est à ce moment précis que le vaisseau de la famille Iridian perce la couche nuageuse. Comme un seul homme, l’ensemble de l’équipage tend le cou vers le hublot avant pour voir de leurs yeux cette terre chérie qu’ils ont perdu et qui n’existait plus que dans leurs souvenirs lointains. Le choc est à la mesure de leur attente. La vision d’ensemble qu’offre le vaisseau en haute altitude sur le sol de la planète est cauchemardesque. A perte de vue, ne s’étendent que des plaines dévastées où toute végétation a été réduite à néant. Aucune ville, aucun homme, aucune bête n’est visible aussi loin que porte le regard. Les terres verdoyantes et riches de la famille Iridian ont fait place à une écorce terrestre dévastée et vide. Partout, ce n’est qu’une terre brune et sèche. Aucune trace d’agglomération, aucun signe de vie. Les radars du vaisseau viennent confirmer le terrible constat qui s’étalent sous les yeux de tous ceux qui ont désormais leurs yeux agrandis par l’effroi autant que la surprise.
Ermet ne dit rien. Passée l’émotion initiale, il est comme vidé de ses forces. Pourquoi ? Pourquoi cette folie ? Il aurait pu tout accepté : le pillage, le meurtre de ses gens, le fait qu’on ai vendu en esclavage tous ceux qui vivaient sous la bannière Iridiane, que tout ceci ne soit qu’une embuscade destinée à abattre les chefs de la famille ennemie des Condirs…mais ça, non, pas l’anéantissement pur et simple de Tarxis I. Même le pilote du vaisseau, un vétéran des guerres rivales entre Ermet et Jenariel choisi pour l’occasion, en perd l’usage de ses membres et laisse les commandes à la dérive. Heureusement, le pilotage automatique du vaisseau prend le relais et entame sa descente jusqu’au point de rendez-vous. Assommés par leur découverte, les Iridians ne réagissent même pas lorsque leur appareil volant se rapproche du fleuve Reminia vers les seuls bâtiments encore debout sur le sol de Tarxis I, une rangée d’usines immenses qui vomissent chacune leur flot de fumée noire en continu. Sur le bord du fleuve, tous peuvent apercevoir de nombreux vaisseaux lourdement armés, la flotte personnelle de Jenariel Condir. Une immense masse de gens semble se tenir juste derrière les vaisseaux ; devant la garde d’honneur Condir, Une silhouette se détache de l’ensemble légèrement en avant. Il ne faut qu’une seconde à l’ensemble de la famille Iridian pour comprendre qui est ce personnage : posté tel un conquérant invulnérable, Jenariel est là, sans garde ni défense dans ses habits blanc éclatants, comme un défi, une gifle jetée à leur visage.
Le vaisseau se pose au sol, lourdement. Pas un ne bouge. Inconsciemment, ils attendent de voir comment Ermet va réagir, quel sera l’exemple à suivre, à qui se raccrocher alors que la bataille qu’ils mènent depuis quarante ans n’a désormais plus de sens puisque tout ce pourquoi ils voulaient se battre à été détruit. Un froissement de tissu fait tourner toutes les têtes vers le fond du vaisseau : c’est Entaris qui vient de se lever, le visage toujours impassible, imperméable à l’émotion qui étreint toute sa famille. Il se met debout, réajuste son costume noir, s’avance sans aucune hésitation jusqu’au siège de son grand-père, lui toujours livide.
« Allons-y. »
La phrase résonne dans l’habitacle du vaisseau silencieux. Elle sonne comme un ordre qui vient rendre vie à ces corps désincarnés où toute force semble maintenant absente. Déglutissant avec peine, Ermet inspire longuement, réprime les larmes une fois de plus de couler sur ses joues. « Je dois être digne, je dois être celui qui soutient la famille » se dit-il alors qu’Entaris l’aide à se mettre debout. Le vieux patriarche découvre ses jambes chancelantes, il a du mal à ne pas s’effondrer. Se raccrochant au bras de son petit-fils, il ne pense plus à rien d’autre qu’à faire bonne figure et sauver les apparences. Le cerveau en berne, il avance comme un automate vers la sortie du vaisseau dont la porte s’ouvre automatiquement, se changeant en passerelle qui les guide jusqu’au sol.
L’acidité de l’air les prend à la gorge dès le premier pas dehors. La lumière orange et crue du ciel, tellement différente du ciel bleu et pur du souvenir d’Ermet, semble jeter un regard malade sur le sol dévasté. Enfin, le vieil homme relève la tête ; au loin, la première chose sur laquelle ses yeux se posent est le visage calme et mauvais de Jenariel Condir. Ho comme il savoure cet instant…comme est visible sur son visage le plaisir pervers d’infliger la douleur la plus violente, la plus intime qu’il pouvait imaginer à ses adversaires. Le simple fait de voir l’état dans lequel le fier Ermet Iridian est réduit suffit à justifier toutes ces années de labeur à détruire savamment tout l’écosystème de Tarxis, faire le deuil des richesses qui aurait eut à régner sur ces terres plutôt que de parfaire son entreprise nihiliste. Droit et digne, Jenariel ne détache pas une seconde ses yeux du visage défait de son ennemi, qu’à chaque fois que celui-ci trouve le courage de relever la tête ce soit pour affronter de face le regard du vainqueur.
Ils sont à trois mètres l’un de l’autre maintenant. Les vapeurs nauséeuses qui s’échappent de la croute terrestre font tousser légèrement Ermet qui se sent plus vieux que jamais. Il n’a plus rien, plus d’endroit où rentrer chez lui désormais. L’espace vital de son monde natal lui a été ravi, ouvrant une blessure d’une force insoupçonnable en lui.
« Et bien vous êtes venu, Monsieur Iridian ! »
La voix de Jenariel, claire et forte afin que tous puisse l’entendre, résonne dans la plaine vide et nue. Comme les accents de ses mots sont durs et méprisants…il a tout gagné aujourd’hui et entend profiter pleinement du point d’orgue de quarante années de vengeance savamment orchestrée.
« Je suppose que votre présence ici veut dire que vous acceptez mon offre, Ermet. Vous voyez, je n’ai pas menti : je vous remet officiellement les clefs de votre chère Tarxis I ! »
Son rire qui fuse couvre même les cris des machines qui émanent des usines au moment où elles exhalent toutes à ce moment une longue colonne de fumées noirâtres. Tout est réglé au détail dans cette parodie d’accord diplomatique qui n’est qu’un long rituel destiné à humilier son ennemi. Jenariel tend vers Ermet et Entaris, qui n’a pas bougé ni quitté son air placide, un antique bout de papier. Ce bout de papier, c’est l’acte de propriété de Tarxis I, volé par l’envahisseur Condir lors de l’invasion. Triomphant, Jenariel parcoure d’un pas souple la distance qui le sépare du vieil Iridian et de son petit-fils, comme pour offrir le parchemin.
« Il vous suffit de prendre cet acte qui atteste de la reconnaissance impériale de vos droits sur ces terres mon bon Ermet. Un petit bout de papier pour tout ceci. »
Dans une pose théâtrale, Jenariel ouvre grand les bras sur la planète dévastée comme si il offrait un objet d’une immense valeur pour une somme dérisoire.
« Evidemment vous aurez noté la présence ici d’un émissaire de sa Majesté l’Empereur. »
Du doigt, le chef du clan Condir désigne un individu au port austère qui se tient juste à côté de la garde personnelle de Jenariel, flanqué de ses quatre gardes en armure spatiale.
« Ce noble émissaire a le devoir de témoigner du strict respect de notre accord. Voyez-vous, Sa Majesté tient à la paix impériale plus que tout et verrait d’un œil très…contrit que moi – ou vous – ne revienne sur sa parole de cesser toutes hostilité entre nos deux clans. »
Le sourire lui mange le visage. La présence d’un authentique préfet impérial en dit long sur les bons rapports qui existent désormais entre le pouvoir central de l’empire et le clan Condir. L’Empereur ne traite qu’avec les vainqueurs. Le vieil adage séculaire est encore d’actualité. Tenter quoi que ce soit, c’est se déclarer criminel envers l’empire.
« Allez Ermet, un peu de courage ; il vous suffit de prendre le papier et tout ceci ne sera qu’un mauvais souvenir. Qui sait, peut-être pourrons-nous à l’avenir muer notre petite querelle en un partenariat fructueux ? Votre sens des affaires, typiquement Iridian, devrait vous souffler que c’est sûrement la bonne solution, non ? »
Le maelström d’émotions qui étreignait Ermet se calme d’un coup face à la lucidité de ce qu’il vient de décider de faire. Bien sûr que c’était un piège : ce traité inacceptable ne pouvait le mener qu’à vouloir tuer Jenariel ici et maintenant. Il en a le pouvoir, sa puissance psychique le lui permet. Mais l’abattre dans un océan de douleur cérébrale comme il en trépigne désormais veut dire devenir un paria de tout l’empire, si ce n’est provoquer le courroux de Ma’Kin II qui enverra ses puissants soldats balayer son clan. Reste la probabilité de tuer l’émissaire impérial juste après avoir occis Jenariel. Ses quatre gardes en armure spatiale sont capables de dévaster un régiment entier et aucun homme d’arme, Condir ou Iridian, ne saurait leur résister. Mais Ermet a pour lui deux Mages Steallaires de premier choix, sa fille Sassia et son fils Hefinias. Leur puissance magique, s’ils sont prompts à réagir et coordonner leurs actions, peuvent avoir raison des gardes impériaux. Le reste…le reste suivra.
Avec le calme que les situations désespérées amènent parfois dans le cœur des hommes, Ermet ne réfléchit plus à rien si ce n’est la séquence de combat qu’il s’apprête à initier. Il n’est plus temps de penser à une sortie raisonnable ou sage, il veut du sang, que justice soit faîte contre celui qui a massacré non pas son peuple mais sa planète entière. D’abord, prévenir ses enfants par contact mental, passer les ordres d’attaque sur les gardes impériaux, envoyer toute sa force psychique dans une vague destructrice qui tuera Jenariel sur le coup, dire au pilote du vaisseau qui les a amené ici de faire feu sur l’appareil du préfet impérial. Le vieil homme calcule mentalement les variables, la marge d’erreur : il y a bien sûr le cercle de métal doré qui ceint le front de Jenariel ; outre le côté esthétique, ce cercle le protège des attaques mentales d’Ermet ; il faudra le faire sauter avant d’atteindre les neurones de son ennemi. Il faudra aussi que ses enfants soient rapides, très rapides, plus encore que les gardes impériaux qui sont choisis parmi les meilleurs combattants de tout l’empire et qui sont sûrement rompus au combat par les douze années de guerre civile qui s’est achevé il y a peu. Ni Sassia ni Hefinias n’auront de seconde chance et leur attaque commune doit être décisive. De même, le vaisseau impérial est infiniment plus rapide que celui des Iridian ; si jamais le pilote devait rater son coup et que le vaisseau de l’émissaire parvenait à prendre l’espace, combien la colère de l’Empereur serait grande ! Mais l’Empereur est loin et le temps qu’une enquête arrive jusqu’ici, Ermet aurait eut trois fois le temps de trouver une raison plausible à la mort du préfet.
Ça y est, tout est en ordre. Dans quelques secondes, Ermet passera son ordre mental et le calme silencieux de cet instant se muera en tempête chaotique. Il faut penser à tout, ne pas négliger un détail qui se révèlerait crucial dans le combat à venir, rassembler son courage, prier les Galaxies que tout se passe bien et…
« D’accord ! »
Prenant tout le monde de court, la voix claire et nette d’Entaris résonne aux oreilles de tous ceux qui se sont rassemblés sur le sol de Tarxis I. Dans la surprise générale, il arrache des mains de Jenariel le papier qui marque la possession du clan Iridian sur la planète, signant par là l’accord entre les deux parties, et commence à courir.
« Mais… »
Le chef du clan Condir, tout autant que le reste de l’assemblée, en perd ses mots. Perdu dans ses stratagèmes et les expectatives, lui comme Ermet ne s’attendaient en aucun cas à ce que le cours des choses soit repris brusquement en main par le fils terrible de la famille Iridian. Celui-ci, suivi des yeux par tous les témoins des évènements, continue de courir comme un possédé vers le fleuve Reminia, derrière lequel se trouvent les usines. Si quelqu’un avait eut la chance de le voir de face et non de dos comme tout le monde, il aurait eut la surprise de voir Entaris enfin quitter son air nonchalant pour arborer un large sourire.
« Entaris ! »
La voix de Sassia tente de rattraper son fils en fuite, son fils qui vient de prendre en main, par son action catastrophique, le destin de son clan. C’est avec la même stupeur que le reste de la famille sortie aux abords du vaisseau clanique qu’elle le voit s’arrêter aux abords du fleuve pollué au possible. Et se déshabiller. D’un geste, il ôte sa veste, ses bottes, déboucle sa ceinture, enlève son pantalon et se retrouve en un rien de temps nu comme un vers.
La perte de ses vêtements vient marquer dans l’esprit de tous ceux qui ont assisté à la scène qu’Entaris a définitivement perdu la tête. S’ensuit un chaos général ponctué par les cris de Sassia, les questions frénétiques de Jarec, les gardes Condirs qui arment leurs fusils laser pour se parer à toute éventualité décisive et absurde de la part des Iridians. En une seconde, les actions folles d’Entaris ont mis le feu aux sensibilités froides des diplomates rassemblés dans cette pièce orchestrée par Jenariel Condir.
Dans le brouhaha qui se change en cohue, Ermet ne sait plus que faire. Il y a la surprise, bien sûr, mais aussi la colère vis-à-vis de son petit-fils, le sentiment que maintenant tout est perdu. Son plan d’assassinat de Jenariel lui est d’ailleurs tout à fait sorti de l’esprit. S’il avait eu le sang froid d’analyser la situation dans son ensemble, il y aurait pourtant vu le moment parfait pour passer à l’action. Il aurait vu également le prefet impérial, contrairement à tous les autres, porter sur Entaris non un regard de surprise ou de consternation mais celui d’un espoir latent, l’attente impatiente de quelque chose pour laquelle il était vraiment venu depuis la capitale impériale.
L’acte final de cette pièce absurde commence par un léger tremblement du sol qui se mue en une violente secousse continue. En quelques secondes, le tremblement de terre assourdi les oreilles de tous ceux qui sont présents ici alors que des failles apparaissent ça et là. Projetés au sol pour la plupart, les témoins de la passation de pouvoir ne pensent plus qu’à se mettre à l’abri du danger. Ermet lui même est à genoux. Avec stupeur, il ressent une sensation bizarre au niveau des mains sans en comprendre la nature. Ce n’est que lorsqu’elle se met à pousser à toute vitesse autour de lui qu’il comprend ce que ses doigts touchent : de l’herbe. De l’herbe est en train de pousser à l’œil nu tout autour de lui. Puis le chaos s’accélère : dans un craquellement omniprésent, des arbustes se hissent hors de terre, de petits arbres apparaissent. Alors que les secousses sismiques n’ont rien perdu de leur force, un immense tronc jaillit, propulsant le vaisseau amiral des Condirs dans les airs. Cet arbre titanesque fait bientôt dix, vingt, trente mètres de haut. Ermet a maintenant la vue obstruée par les hautes herbes tout autour de lui. Relevant la tête dans l’espoir fou de trouver quelqu’un qui puisse le tirer d’affaire, tout du moins lui expliquer ce qui est en train d’arriver, ses yeux tombent sur Entaris. Celui-ci n’a pas bougé, n’est pas tombé au sol. Il est désormais nimbé d’une aura de lumière verte dont la puissance est visiblement en dépit de la distance. Ses poings, qu’il maintenait jusque là fermé contre lui, s’ouvre brusquement vers le ciel au moment où une dizaine d’arbres titanesques crèvent dans le même temps le toit des usines dans le lointain, provoquant par ricochet leur explosion dans un concert rugissant à l’harmonie dévastatrice mais parfaite.
La cacophonie s’estompe après ce final grandiose, la végétation continuant de croître, libre, mais à un rythme moins effréné qu’elle ne l’a fait ces dernières secondes. Les cris et les gémissements des hommes se font maintenant entendre par dessus le vacarme de la nature en furie. Ils cessent presque immédiatement devant le spectacle qui s’étale sous leurs yeux. Tout autour d’eux, le paysage de cauchemar s’est changé en une plaine verdoyante ; les usines qui crachaient leur fumée noire dans le ciel sont toutes détruites, désormais couvertes de végétation luxuriante. Et il y a Entaris. Entaris qui n’a rien perdu de son aura à la puissance terrifiante et que chacun ici, du fond de son instinct primal de survie, sait qu’il peut tous les balayer s’il le désire.
Il est de dos, se retourne alors que les gens tentent de se remettre debout, les jambes flageolantes sous l’effet de la peur. Le visage impassible, toujours empreint de la froideur qui est la sienne, il lève bien haut l’acte de propriété qu’il a pris des mains de Jenariel Condir quelques instants avant.
« Mon nom est Entaris Iridian ! Ce papier atteste le fait que je suis désormais possesseur de cette planète ! »
Personne n’ose lui répondre, tout le monde attend de voir ce que cet être qui a la puissance de rendre vie à une planète entière va décider de leur sort.
« Alors foutez le camp de chez moi ! »