Bonjour tout le monde!

Bonjour à tous et bienvenue sur One Man Tale!

Nous suivons actuellement une histoire qui me tient depuis longtemps à coeur, celle du conflit galactique qui oppose deux factions rivales : chacune de ces factions est vassale d’un empire qui s’étend sur des galaxies imaginaires et va petit à petit s’enfoncer dans un conflit de grande envergure.
L’intérêt pour moi est de prendre à chaque publication le point de vue d’un camp puis de l’autre. Il n’y a pas de « bon » ou de « méchant » dans cette guerre qui couve, juste des hommes et des femmes qui s’affrontent, vivent, aiment, tuent et meurent.
Pour les paresseux ou ceux qui lisent mes textes sur une tablette (les coupables se reconnaîtront), vous pouvez récupérer l’intégralité des textes mis en ligne ici.
Sentez vous également libre de commenter les textes, j’aime quand ce que j’écris plaît mais je ne suis pas susceptible quant à la critique constructive. Si jamais le rythme de parution, terriblement chaotique, vous paraît insupportable, vous pouvez également retrouver mes premiers textes, « Il » et « Dream » dans leur section respective.
A tous ceux qui s’attarderont ici, je souhaite une bonne lecture.
The One Man Guy.

Arkies – Zamal : Prologue (1)

Ambiance Musicale : Pyotr Ilyich Tchaikovsky, 1812 Overture

Le texte intégral est téléchargeable ici.

La brusque secousse du passage dans l’atmosphère laisse échapper un cri de surprise à la totalité des passagers du vaisseau spatial. Un engin digne de ce nom serait pourvu de boucliers magnétiques et aurait rendu ce passage insensible mais ceux qui piquent désormais vers le sol de Tarxis I n’ont pas encore les moyens d’acquérir un tel vaisseau, pourtant commun dans l’empire.Leur cri de surprise trahit d’ailleurs bien plus une tension immense qui s’est emparé de leur cœur depuis leur départ qu’un éventuel manque de cran ou d’expérience des voyages spatiaux. Tarxis I est leur monde natal, celui sur lequel ils régnaient avant d’en être chassés par la force, quarante ans de cela, par Jenariel Condir. Les plus vieux des passagers se souviennent encore, réminiscences incrustées dans leur chair, de cette terrible nuit de fuite éperdue, celle où le chef des armées Iridianes avait, avec le calme et le maintient qui n’appartenait qu’à lui, annoncé la défaite inéluctable face aux forces de Jenariel. Il avait fallu partir en toute hâte, prendre tout ce que des bras peu habitués à l’effort pouvaient porter et monter dans le premier vaisseau en état de marche. Après tant d’années, la rage et le désir de vengeance vis à vis de Jenariel restait intact dans le cœur de ceux qui avaient vécu ce moment tragique de la famille Iridian : il ne se passait pas un repas familial que ne s’acheva sur le récit de tel ou tel qui narrait d’une petite voix où pointait encore la peur et le désespoir le fracas des immeubles qui s’effondraient sous les bombes, l’écho des tirs des fantassins Condir, le sifflement strident que produisaient les vols à basse altitude des vaisseaux ennemis lorsqu’ils volaient en atmosphère pour pilonner le manoir Iriadian ou quelque centre névralgique de Paran, la capitale.

La famille Iriadian avait donc fuit. Elle n’avait pas pour autant perdu l’intention de se battre, ni de se venger. Contrairement aux Condir qui avaient centralisé institutions et place-fortes en un même endroit sur leur planète principale, les Iridians avaient eu la volonté de disperser leurs forces et leurs richesses en de nombreux points dans l’espace. Cette initiative leur avait valu leur défaite : incapable de rassembler leurs forces en un laps de temps très court pour faire face à l’offensive massive des Condir, les Iriadian avaient été balayés. Mais cette stratégie avait également l’avantage de ne pas les laisser totalement démunis après la chute de Tarxis I. Fuyant loin des cendres chaudes de leur monde natal, les Irirdian avaient repris des forces, préparant la revanche viscérale qu’ils allaient avoir sur Jenariel, chef de la famille Condir.

Ermet Iriadian, chef du clan, avait annoncé dès son arrivé sur Ilnus, leur planète refuge, son intention à l’empereur Malik IV d’obtenir rétribution. L’empereur n’avait jamais répondu à la missive. Rien d’étonnant en soi : l’empereur se souciait peu à l’époque des petites familles terriennes qui ne possédaient guère que quelques planètes et n’étaient même pas capable d’aligner plus d’une dizaine de vaisseau de guerre. La présence de trois Mages Stellaires au sein du clan Iriadian aurait peut-être pu décider Sa Majesté à envoyer des troupes mais la dépense économique d’une telle offensive ne valait pas vraiment la soumission de la famille Iridian. L’empereur Malik IV avait préféré traiter avec le vainqueur qu’avec le vaincu. La distance entre le pouvoir impérial et les territoires Iridian/Condir expliquaient en outre le choix de Son Altesse : vivant en périphérie de l’empire, les deux clans passaient aux yeux des nobles et des grandes familles sénatoriales comme des paysans aux méthodes frustres et aux mœurs moyenâgeuses.  Ce constat valait probablement pour les Condir, des brutes sans cervelle qui ne juraient que par la force de leur armée ; mais en ce concerne les Iridian, on se serait lourdement trompé : commerçants, diplomates et aventuriers, les Iridians s’abreuvaient de la culture de tout l’empire et plaçaient la science, l’art et l’industrie bien avant la puissance militaire. Leur défaite leur avait appris à ne plus mépriser l’art de la guerre mais il était bien tard pour s’en rendre compte.

Quarante ans s’étaient donc écoulés, quarante années pendant lesquelles les Iridians avaient érigés des mausolées à leurs morts, jurant sur ces tombes de fortune, construites à des années lumières de l’endroit où avaient été tués les soldats de leur armée – et les civils pris dans la tourmente – de venger leur trépas. Une autre génération d’Iridian était née durant ce laps de temps, une autre génération à laquelle on avait tenté de communiquer la haine désormais ancestrale qui devait nourrir leur esprit chaque jour, une autre génération qui devait être le fer de lance de la reconquête de Tarxis I. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette nouvelle élite avait quelque peu déçu les attentes immenses qui avaient été placées en elle. Vivant dans le luxe et le confort, les jeunes Iriadians ne voyaient guère l’intérêt d’aller mourir pour une planète qu’ils n’avaient jamais connue. Baignés dans la culture de leur clan qui valorisait le savoir et le commerce, ils dédaignaient naturellement des valeurs comme le courage guerrier et le sacrifice nécessaire, idées qui leurs apparaissaient comme absurdes et dépassées. Ni Maëlla, ni Jarec, ni Oto Iridian n’avaient la moindre attention de revenir en conquérants sur Tarxis I pour bouter l’envahisseur Condir, bien mieux armé et déterminé qu’ils ne le seraient jamais. Dépitée, la première génération d’Iridian avait dû se résoudre à mettre au point par eux-mêmes la reconquête de leurs terres natales.

C’était donc une population particulièrement âgée qui composait l’équipage du vaisseau spatial maintenant en atmosphère : on y comptait Ermet Iridian, éternel chef de famille inflexible et dur, Sassia, sa fille aînée, Hefinias, son second fils et Ilius, le cadet. Une fille, deux fils. Tel était le schéma des naissances chez les Iridians régnants. Chacun des enfants d’Ermet avait conçu à son tour un héritier dans le même ordre : Maëlla et Oto pour Hefinias, Jarec pour Ilius. Restait Sassia, la préférée d’Ermet qui avait donné naissance sur le tard à la pire affliction que le clan Iridian portait en son sein : Entaris. Entaris était un débauché, un rebelle et un petit effronté, le seul qui osait tenir tête à Ermet lors des réunions familiales. Le souvenir collectif des Iridian devait garder longtemps en mémoire le silence de mort qui s’était abattu dans le salon privé du clan la première fois que la voix d’Entaris s’était élevée pour défier l’autorité de son grand-père. Personne ne contredisait Ermet ; tout le monde en avait bien trop peur pour oser s’opposer à lui, plus encore pour ne pas choisir avec soin les mots et l’intonation de la voix à utiliser lorsqu’on s’adressait à lui. Entaris se fichait de tout cela. Dès le départ, sitôt qu’il fut admit dans le cercle des décideurs du clan à l’âge rituel de seize ans, il s’était imposé comme l’opposant direct d’Ermet, critiquant la plupart de ses décisions et la chape de plomb culturelle que le vieil homme faisant tenir sur sa famille. Entaris n’avait rien pour lui : il n’était pas marchand et n’avait aucun sens du commerce, il n’était pas un grand intellectuel ni un grand guerrier ; ce n’était pas non plus un Mage Stellaire comme sa mère et son oncle Hefinias, cette caste de magiciens qui se nourrissaient de la puissance de l’espace pour créer des sorts extraordinaires ; ce n’était pas non plus un Menta comme son grand-père, capable de modifier les états de conscience de ses interlocuteurs, d’effacer leurs souvenirs ou même de provoquer des commotions cérébrales à distance par la force de son esprit. Entaris n’était rien de tout cela. A dire vrai, il était bien difficile de dire ce qu’était exactement Entaris à part un entêté qui se faisait un devoir de s’aliéner tous les membres de sa famille. Hormis sa mère et Hefinias, plus personne n’avait de considération pour ce qu’il avait à dire. Les deux pauvres avaient d’ailleurs mis leurs économies en commun pour envoyer ce petit voyou jusqu’à Bengalia, capitale de l’empire, afin qu’il y poursuive des études loin des foudres de son grand-père. Sans considération pour le sacrifice que Sassia et son oncle lui offrait, Entaris n’avait rien fait d’autre une fois arrivé à la capitale que sortir, boire, s’accoupler à des jeunes filles aux mœurs légères et rater ses concours d’entrée à tous les cursus prestigieux qu’il aurait dû embrasser. En désespoir de cause, il avait finalement gagné, par on ne sait quel don de la Galaxie Primordiale, son ticket d’entrée dans une institution toute neuve, ouverte par le nouvel empereur Ma’kin II dès son accession au trône, l’Ecole de Planétologie. A ce jour, personne n’avait trop compris ce qu’Entaris y avait appris là-bas ni à quoi son diplôme, obtenu brillamment de façon très étonnante, allait bien pouvoir servir. Lorsqu’on lui posait la question, Entaris se contentait de sourire avec son éternel rictus insupportable et d’annoncer avec nonchalance qu’il devait sûrement s’agir de s’occuper des plantes et des animaux. Même sa mère avait perdu patience la première fois qu’il avait sorti pareille ânerie lors de son retour de Bengalia. Cinq ans d’absence n’avaient pas inculqué les bonnes manières à ce jeune énergumène sans foi ni loi. Pourtant, et de manière évidente pour Ermet, quelque chose avait changé profondément chez lui. Quelque chose de subtil tout autant que viscéral qu’il était certain d’avoir été le seul à voir.

Alors qu’il se tourne une fois de plus vers le fond du vaisseau pour y dévisager Entaris, le vieil homme ne peux s’empêcher de se sentir diablement frustré de ne pas comprendre ce petit détail, ce rouage supplémentaire qui s’est immiscé dans la mécanique intellectuelle de son petit-fils lors de son exode à la capitale impériale. Bien sûr, il y la l’aspect externe, cette éternelle nonchalance qui le caractérise tellement désormais et pour laquelle il a abandonné ses éternelles récriminations ; il y a aussi ce calme qui a pris la place de sa rage d’enfant, cette certitude inébranlable qu’il peut faire face à tout désormais malgré son jeune âge. « Il y a plus en lui que ce qu’il veut bien nous montrer », se dit Ermet. Cette croyance l’inquiète autant qu’elle le rassure sur le potentiel d’Entaris. Quoi qu’il en pense, Ermet ne sera pas immortel et viendra un jour où Entaris prendra la place qui lui est due au sein de la fratrie Iridian. Ce jour-là, mieux vaudra un rebelle capable qu’un incompétent docile. Ermet tente une fois de plus de scruter ce petit-fils qu’il ne connaît plus, de trouver en lui le moindre détail qui le mettrait sur la piste d’une réponse tangible sur ce changement qu’il a noté. Entaris regarde l’espace par le hublot de son siège, perdu dans des pensées qui ne sont à lui. Contrairement à tous les membres du vaisseau, il n’a pas revêtu les traditionnels habits blanc et argent des Iridians mais reste engoncé dans son sombre uniforme cintré de planétologue qu’il a obtenu lors de sa promotion. « Encore un acte de rébellion gratuit » se dit Ermet…ou bien est-ce autre chose ? Comme à chaque fois, la tentation d’user de ses pouvoirs psychiques pour sonder le cerveau d’Entaris le prend ; mais ce serait là violer toutes les lois qu’il a lui même travaillé à faire perdurer sur la sacralité du clan. Briser cet interdit, ce serait renier toute la culture de la famille Iridian et tout ce quoi Ermet croit.

Une nouvelle secousse ramène Ermet loin de ses tergiversations. Par les Galaxies, il a autre chose à faire en ce moment qu’à tenter de percer les secrets de son petit-fils ! Quarante ans à se préparer à la guerre, quarante ans à rassembler des fonds, se renseigner, tuer, torturer, payer des mercenaires, rassembler une armée pour reprendre Tarxis I des mains de Jenariel Condir pour qu’à seulement quelques semaines de l’assaut tant espéré son ennemi de toujours ne le contacte pour lui proposer un marché : lui rendre sa planète natale contre un serment de mettre fin à l’hostilité entre leurs deux familles. Ermet a failli en tomber de sa chaise quand il a entendu les mots prononcés par la projection holographique du chef du clan Condir ; se sont mêlés dans son esprit à la fois la surprise, la méfiance mais aussi l’espoir : revoir Tarxis I, son monde natal, vierge de toute présence ennemie, reconquérir sans un coup de canon spatial cette terre si chère à ses yeux…

Mais bien sûr la méfiance l’a emporté entre tous les sentiments qui se sont emparés de lui. Pourquoi Jenariel lui propose ce traité maintenant sans savoir ce qui se trame ? A coup sûr il a eut vent de l’invasion à venir et veut gagner du temps. Peut-être veut-il que les Iridians perdent du temps à reconstruire leur monde sur Tarxis I pendant qu’il consolidera ses forces pour un nouvel assaut ? Mais ce ne serait pas très malin de sa part : les forces Condir sont si supérieures dans l’espace que Jenariel n’a aucun intérêt à retarder un éventuel conflit. Si vraiment il avait été au courant de l’invasion en préparation, il eut suffit qu’il se prépare à l’assaut en prévision. Bref, cette proposition sent le piège à plein nez depuis le début sans qu’Ermet soit en mesure de comprendre ce que son adversaire ait à y gagner.

« Il est toujours temps de reculer, père. »

Ermet se tourne vers le joyeux Hefinias, l’homme sage et tranquille de la famille. Son fils a pour l’heure troqué son visage souriant pour un masque plein de gravité où se lit l’appréhension du moment à venir. Soudain gagné par un violent élan de compassion et d’amour filial, dont il est d’ordinaire si avare, Ermet pose doucement sa main sur celle d’Hefinias, tâchant de réprimer ses propres tremblements du mieux qu’il le peut.

« Il faut parfois prendre des risques, mon fils…tout du moins lorsque ceux-ci ne sont pas guidés par l’orgueil ou la démesure. »

« C’est un piège, père ; vous le savez comme nous le savons tous. »

« Oui. Mais nous ne gagnerons rien à rester terrés chez nous dans l’expectative du coup à venir. Parfois, il vaut mieux affronter le danger de face que de le laisser venir à nous. »

« Le tout c’est de pas manquer de bol sur le danger en question. »

Ermet laisse échapper un petit rire sans joie tout en tapotant la main de son fils. Tout était joué désormais ; ils étaient venus, sans plus aucun espoir de fuite en cas de coup dur. Toute tentative de partir dans l’espace se solderait par une course poursuite entre leur vaisseau et les bolides du clan Condir qui tournerait forcément en leur défaveur. Si tant est que les balistes laser anti-aériennes leur laisse le temps d’attendre la stratosphère. Bien sûr, Ermet avait exigé des garanties pour sa sécurité et celle de sa famille ; Jenariel lui avait juré ses grands dieux que leur rencontre se ferait sous la supervision de l’empereur, ce que l’informateur des Iridians de Bengalia avait confirmé. Mais ça ne prouvait rien. Le silence de l’empereur Malik IV montrait bien le peu d’intérêt que la couronne impériale montrait pour le sort des Iridians. Ils pouvaient être tous massacrés aujourd’hui, Ma’Kin II ne bougerait pas pour autant le plus petit doigt afin de leur rendre justice. « Bah », se dit Ermet, « autant jouer le jeu jusqu’au bout ».

Arkies – Zamal Prologue (2)

Ambiance Musicale : Pyotr Ilyich Tchaikovsky, 1812 Overture

C’est à ce moment précis que le vaisseau de la famille Iridian perce la couche nuageuse. Comme un seul homme, l’ensemble de l’équipage tend le cou vers le hublot avant pour voir de leurs yeux cette terre chérie qu’ils ont perdu et qui n’existait plus que dans leurs souvenirs lointains. Le choc est à la mesure de leur attente. La vision d’ensemble qu’offre le vaisseau en haute altitude sur le sol de la planète est cauchemardesque. A perte de vue, ne s’étendent que des plaines dévastées où toute végétation a été réduite à néant. Aucune ville, aucun homme, aucune bête n’est visible aussi loin que porte le regard. Les terres verdoyantes et riches de la famille Iridian ont fait place à une écorce terrestre dévastée et vide. Partout, ce n’est qu’une terre brune et sèche. Aucune trace d’agglomération, aucun signe de vie. Les radars du vaisseau viennent confirmer le terrible constat qui s’étalent sous les yeux de tous ceux qui ont désormais leurs yeux agrandis par l’effroi autant que la surprise.
Ermet ne dit rien. Passée l’émotion initiale, il est comme vidé de ses forces. Pourquoi ? Pourquoi cette folie ? Il aurait pu tout accepté : le pillage, le meurtre de ses gens, le fait qu’on ai vendu en esclavage tous ceux qui vivaient sous la bannière Iridiane, que tout ceci ne soit qu’une embuscade destinée à abattre les chefs de la famille ennemie des Condirs…mais ça, non, pas l’anéantissement pur et simple de Tarxis I. Même le pilote du vaisseau, un vétéran des guerres rivales entre Ermet et Jenariel choisi pour l’occasion, en perd l’usage de ses membres et laisse les commandes à la dérive. Heureusement, le pilotage automatique du vaisseau prend le relais et entame sa descente jusqu’au point de rendez-vous. Assommés par leur découverte, les Iridians ne réagissent même pas lorsque leur appareil volant se rapproche du fleuve Reminia vers les seuls bâtiments encore debout sur le sol de Tarxis I, une rangée d’usines immenses qui vomissent chacune leur flot de fumée noire en continu. Sur le bord du fleuve, tous peuvent apercevoir de nombreux vaisseaux lourdement armés, la flotte personnelle de Jenariel Condir. Une immense masse de gens semble se tenir juste derrière les vaisseaux ; devant la garde d’honneur Condir, Une silhouette se détache de l’ensemble légèrement en avant. Il ne faut qu’une seconde à l’ensemble de la famille Iridian pour comprendre qui est ce personnage : posté tel un conquérant invulnérable, Jenariel est là, sans garde ni défense dans ses habits blanc éclatants, comme un défi, une gifle jetée à leur visage.
Le vaisseau se pose au sol, lourdement. Pas un ne bouge. Inconsciemment, ils attendent de voir comment Ermet va réagir, quel sera l’exemple à suivre, à qui se raccrocher alors que la bataille qu’ils mènent depuis quarante ans n’a désormais plus de sens puisque tout ce pourquoi ils voulaient se battre à été détruit. Un froissement de tissu fait tourner toutes les têtes vers le fond du vaisseau : c’est Entaris qui vient de se lever, le visage toujours impassible, imperméable à l’émotion qui étreint toute sa famille. Il se met debout, réajuste son costume noir, s’avance sans aucune hésitation jusqu’au siège de son grand-père, lui toujours livide.
« Allons-y. »
La phrase résonne dans l’habitacle du vaisseau silencieux. Elle sonne comme un ordre qui vient rendre vie à ces corps désincarnés où toute force semble maintenant absente. Déglutissant avec peine, Ermet inspire longuement, réprime les larmes une fois de plus de couler sur ses joues. « Je dois être digne, je dois être celui qui soutient la famille » se dit-il alors qu’Entaris l’aide à se mettre debout. Le vieux patriarche découvre ses jambes chancelantes, il a du mal à ne pas s’effondrer. Se raccrochant au bras de son petit-fils, il ne pense plus à rien d’autre qu’à faire bonne figure et sauver les apparences. Le cerveau en berne, il avance comme un automate vers la sortie du vaisseau dont la porte s’ouvre automatiquement, se changeant en passerelle qui les guide jusqu’au sol.
L’acidité de l’air les prend à la gorge dès le premier pas dehors. La lumière orange et crue du ciel, tellement différente du ciel bleu et pur du souvenir d’Ermet, semble jeter un regard malade sur le sol dévasté. Enfin, le vieil homme relève la tête ; au loin, la première chose sur laquelle ses yeux se posent est le visage calme et mauvais de Jenariel Condir. Ho comme il savoure cet instant…comme est visible sur son visage le plaisir pervers d’infliger la douleur la plus violente, la plus intime qu’il pouvait imaginer à ses adversaires. Le simple fait de voir l’état dans lequel le fier Ermet Iridian est réduit suffit à justifier toutes ces années de labeur à détruire savamment tout l’écosystème de Tarxis, faire le deuil des richesses qui aurait eut à régner sur ces terres plutôt que de parfaire son entreprise nihiliste. Droit et digne, Jenariel ne détache pas une seconde ses yeux du visage défait de son ennemi, qu’à chaque fois que celui-ci trouve le courage de relever la tête ce soit pour affronter de face le regard du vainqueur.
Ils sont à trois mètres l’un de l’autre maintenant. Les vapeurs nauséeuses qui s’échappent de la croute terrestre font tousser légèrement Ermet qui se sent plus vieux que jamais. Il n’a plus rien, plus d’endroit où rentrer chez lui désormais. L’espace vital de son monde natal lui a été ravi, ouvrant une blessure d’une force insoupçonnable en lui.
« Et bien vous êtes venu, Monsieur Iridian ! »
La voix de Jenariel, claire et forte afin que tous puisse l’entendre, résonne dans la plaine vide et nue. Comme les accents de ses mots sont durs et méprisants…il a tout gagné aujourd’hui et entend profiter pleinement du point d’orgue de quarante années de vengeance savamment orchestrée.
« Je suppose que votre présence ici veut dire que vous acceptez mon offre, Ermet. Vous voyez, je n’ai pas menti : je vous remet officiellement les clefs de votre chère Tarxis I ! »
Son rire qui fuse couvre même les cris des machines qui émanent des usines au moment où elles exhalent toutes à ce moment une longue colonne de fumées noirâtres. Tout est réglé au détail dans cette parodie d’accord diplomatique qui n’est qu’un long rituel destiné à humilier son ennemi. Jenariel tend vers Ermet et Entaris, qui n’a pas bougé ni quitté son air placide, un antique bout de papier. Ce bout de papier, c’est l’acte de propriété de Tarxis I, volé par l’envahisseur Condir lors de l’invasion. Triomphant, Jenariel parcoure d’un pas souple la distance qui le sépare du vieil Iridian et de son petit-fils, comme pour offrir le parchemin.
« Il vous suffit de prendre cet acte qui atteste de la reconnaissance impériale de vos droits sur ces terres mon bon Ermet. Un petit bout de papier pour tout ceci. »
Dans une pose théâtrale, Jenariel ouvre grand les bras sur la planète dévastée comme si il offrait un objet d’une immense valeur pour une somme dérisoire.
« Evidemment vous aurez noté la présence ici d’un émissaire de sa Majesté l’Empereur. »
Du doigt, le chef du clan Condir désigne un individu au port austère qui se tient juste à côté de la garde personnelle de Jenariel, flanqué de ses quatre gardes en armure spatiale.
« Ce noble émissaire a le devoir de témoigner du strict respect de notre accord. Voyez-vous, Sa Majesté tient à la paix impériale plus que tout et verrait d’un œil très…contrit que moi – ou vous – ne revienne sur sa parole de cesser toutes hostilité entre nos deux clans. »
Le sourire lui mange le visage. La présence d’un authentique préfet impérial en dit long sur les bons rapports qui existent désormais entre le pouvoir central de l’empire et le clan Condir. L’Empereur ne traite qu’avec les vainqueurs. Le vieil adage séculaire est encore d’actualité. Tenter quoi que ce soit, c’est se déclarer criminel envers l’empire.
« Allez Ermet, un peu de courage ; il vous suffit de prendre le papier et tout ceci ne sera qu’un mauvais souvenir. Qui sait, peut-être pourrons-nous à l’avenir muer notre petite querelle en un partenariat fructueux ? Votre sens des affaires, typiquement Iridian, devrait vous souffler que c’est sûrement la bonne solution, non ? »
Le maelström d’émotions qui étreignait Ermet se calme d’un coup face à la lucidité de ce qu’il vient de décider de faire. Bien sûr que c’était un piège : ce traité inacceptable ne pouvait le mener qu’à vouloir tuer Jenariel ici et maintenant. Il en a le pouvoir, sa puissance psychique le lui permet. Mais l’abattre dans un océan de douleur cérébrale comme il en trépigne désormais veut dire devenir un paria de tout l’empire, si ce n’est provoquer le courroux de Ma’Kin II qui enverra ses puissants soldats balayer son clan. Reste la probabilité de tuer l’émissaire impérial juste après avoir occis Jenariel. Ses quatre gardes en armure spatiale sont capables de dévaster un régiment entier et aucun homme d’arme, Condir ou Iridian, ne saurait leur résister. Mais Ermet a pour lui deux Mages Steallaires de premier choix, sa fille Sassia et son fils Hefinias. Leur puissance magique, s’ils sont prompts à réagir et coordonner leurs actions, peuvent avoir raison des gardes impériaux. Le reste…le reste suivra.
Avec le calme que les situations désespérées amènent parfois dans le cœur des hommes, Ermet ne réfléchit plus à rien si ce n’est la séquence de combat qu’il s’apprête à initier. Il n’est plus temps de penser à une sortie raisonnable ou sage, il veut du sang, que justice soit faîte contre celui qui a massacré non pas son peuple mais sa planète entière. D’abord, prévenir ses enfants par contact mental, passer les ordres d’attaque sur les gardes impériaux, envoyer toute sa force psychique dans une vague destructrice qui tuera Jenariel sur le coup, dire au pilote du vaisseau qui les a amené ici de faire feu sur l’appareil du préfet impérial. Le vieil homme calcule mentalement les variables, la marge d’erreur : il y a bien sûr le cercle de métal doré qui ceint le front de Jenariel ; outre le côté esthétique, ce cercle le protège des attaques mentales d’Ermet ; il faudra le faire sauter avant d’atteindre les neurones de son ennemi. Il faudra aussi que ses enfants soient rapides, très rapides, plus encore que les gardes impériaux qui sont choisis parmi les meilleurs combattants de tout l’empire et qui sont sûrement rompus au combat par les douze années de guerre civile qui s’est achevé il y a peu. Ni Sassia ni Hefinias n’auront de seconde chance et leur attaque commune doit être décisive. De même, le vaisseau impérial est infiniment plus rapide que celui des Iridian ; si jamais le pilote devait rater son coup et que le vaisseau de l’émissaire parvenait à prendre l’espace, combien la colère de l’Empereur serait grande ! Mais l’Empereur est loin et le temps qu’une enquête arrive jusqu’ici, Ermet aurait eut trois fois le temps de trouver une raison plausible à la mort du préfet.
Ça y est, tout est en ordre. Dans quelques secondes, Ermet passera son ordre mental et le calme silencieux de cet instant se muera en tempête chaotique. Il faut penser à tout, ne pas négliger un détail qui se révèlerait crucial dans le combat à venir, rassembler son courage, prier les Galaxies que tout se passe bien et…
« D’accord ! »
Prenant tout le monde de court, la voix claire et nette d’Entaris résonne aux oreilles de tous ceux qui se sont rassemblés sur le sol de Tarxis I. Dans la surprise générale, il arrache des mains de Jenariel le papier qui marque la possession du clan Iridian sur la planète, signant par là l’accord entre les deux parties, et commence à courir.
« Mais… »
Le chef du clan Condir, tout autant que le reste de l’assemblée, en perd ses mots. Perdu dans ses stratagèmes et les expectatives, lui comme Ermet ne s’attendaient en aucun cas à ce que le cours des choses soit repris brusquement en main par le fils terrible de la famille Iridian. Celui-ci, suivi des yeux par tous les témoins des évènements, continue de courir comme un possédé vers le fleuve Reminia, derrière lequel se trouvent les usines. Si quelqu’un avait eut la chance de le voir de face et non de dos comme tout le monde, il aurait eut la surprise de voir Entaris enfin quitter son air nonchalant pour arborer un large sourire.
« Entaris ! »
La voix de Sassia tente de rattraper son fils en fuite, son fils qui vient de prendre en main, par son action catastrophique, le destin de son clan. C’est avec la même stupeur que le reste de la famille sortie aux abords du vaisseau clanique qu’elle le voit s’arrêter aux abords du fleuve pollué au possible. Et se déshabiller. D’un geste, il ôte sa veste, ses bottes, déboucle sa ceinture, enlève son pantalon et se retrouve en un rien de temps nu comme un vers.
La perte de ses vêtements vient marquer dans l’esprit de tous ceux qui ont assisté à la scène qu’Entaris a définitivement perdu la tête. S’ensuit un chaos général ponctué par les cris de Sassia, les questions frénétiques de Jarec, les gardes Condirs qui arment leurs fusils laser pour se parer à toute éventualité décisive et absurde de la part des Iridians. En une seconde, les actions folles d’Entaris ont mis le feu aux sensibilités froides des diplomates rassemblés dans cette pièce orchestrée par Jenariel Condir.
Dans le brouhaha qui se change en cohue, Ermet ne sait plus que faire. Il y a la surprise, bien sûr, mais aussi la colère vis-à-vis de son petit-fils, le sentiment que maintenant tout est perdu. Son plan d’assassinat de Jenariel lui est d’ailleurs tout à fait sorti de l’esprit. S’il avait eu le sang froid d’analyser la situation dans son ensemble, il y aurait pourtant vu le moment parfait pour passer à l’action. Il aurait vu également le prefet impérial, contrairement à tous les autres, porter sur Entaris non un regard de surprise ou de consternation mais celui d’un espoir latent, l’attente impatiente de quelque chose pour laquelle il était vraiment venu depuis la capitale impériale.
L’acte final de cette pièce absurde commence par un léger tremblement du sol qui se mue en une violente secousse continue. En quelques secondes, le tremblement de terre assourdi les oreilles de tous ceux qui sont présents ici alors que des failles apparaissent ça et là. Projetés au sol pour la plupart, les témoins de la passation de pouvoir ne pensent plus qu’à se mettre à l’abri du danger. Ermet lui même est à genoux. Avec stupeur, il ressent une sensation bizarre au niveau des mains sans en comprendre la nature. Ce n’est que lorsqu’elle se met à pousser à toute vitesse autour de lui qu’il comprend ce que ses doigts touchent : de l’herbe. De l’herbe est en train de pousser à l’œil nu tout autour de lui. Puis le chaos s’accélère : dans un craquellement omniprésent, des arbustes se hissent hors de terre, de petits arbres apparaissent. Alors que les secousses sismiques n’ont rien perdu de leur force, un immense tronc jaillit, propulsant le vaisseau amiral des Condirs dans les airs. Cet arbre titanesque fait bientôt dix, vingt, trente mètres de haut. Ermet a maintenant la vue obstruée par les hautes herbes tout autour de lui. Relevant la tête dans l’espoir fou de trouver quelqu’un qui puisse le tirer d’affaire, tout du moins lui expliquer ce qui est en train d’arriver, ses yeux tombent sur Entaris. Celui-ci n’a pas bougé, n’est pas tombé au sol. Il est désormais nimbé d’une aura de lumière verte dont la puissance est visiblement en dépit de la distance. Ses poings, qu’il maintenait jusque là fermé contre lui, s’ouvre brusquement vers le ciel au moment où une dizaine d’arbres titanesques crèvent dans le même temps le toit des usines dans le lointain, provoquant par ricochet leur explosion dans un concert rugissant à l’harmonie dévastatrice mais parfaite.
La cacophonie s’estompe après ce final grandiose, la végétation continuant de croître, libre, mais à un rythme moins effréné qu’elle ne l’a fait ces dernières secondes. Les cris et les gémissements des hommes se font maintenant entendre par dessus le vacarme de la nature en furie. Ils cessent presque immédiatement devant le spectacle qui s’étale sous leurs yeux. Tout autour d’eux, le paysage de cauchemar s’est changé en une plaine verdoyante ; les usines qui crachaient leur fumée noire dans le ciel sont toutes détruites, désormais couvertes de végétation luxuriante. Et il y a Entaris. Entaris qui n’a rien perdu de son aura à la puissance terrifiante et que chacun ici, du fond de son instinct primal de survie, sait qu’il peut tous les balayer s’il le désire.
Il est de dos, se retourne alors que les gens tentent de se remettre debout, les jambes flageolantes sous l’effet de la peur. Le visage impassible, toujours empreint de la froideur qui est la sienne, il lève bien haut l’acte de propriété qu’il a pris des mains de Jenariel Condir quelques instants avant.
« Mon nom est Entaris Iridian ! Ce papier atteste le fait que je suis désormais possesseur de cette planète ! »
Personne n’ose lui répondre, tout le monde attend de voir ce que cet être qui a la puissance de rendre vie à une planète entière va décider de leur sort.
« Alors foutez le camp de chez moi ! » 

Arkies 01 – Zamal 00 (1)

Ambiance Musicale : Ike & Tina Turner, Rolling on the river

Le texte intégral est à récupérer ici

Aucune des multiples réflexions que se faisait le seigneur Arkies au moment du décollage du vaisseau spatial ne lui amenait beaucoup de joie ; mais malgré leur caractère sombre et délicat, rien ne lui amenait un sentiment aussi urticant que le sourire de son conseiller, Garon Bazir. Celui-ci semblait perdu dans ses esprits, le visage léger, non sans cette retenue naturelle qui était sa marque mais non sans une certaine désinvolture non plus. Et cela exaspérait le seigneur Arkies au plus haut point car il était très soucieux de ce qui allait se passer dans les heures à venir et attendait que tout le monde à bord de son vaisseau arbore un visage sérieux et concentré de circonstance.
« Puis-je savoir, Monsieur Bazir, ce qui provoque votre hilarité ? »
Ton sec, usage du dénominatif « monsieur », accentuation de l’élément qui le perturbe, tous les signes sont clairs : le seigneur est furieux. Sans quitter son sourire, Garon se tourne vers celui qui l’interpelle.
« Je comprends votre inquiétude, Monseigneur, mais ne vous en faites pas, tout se passera bien. »
Les deux hommes se jaugent du regard, Kenyl Arkies tentant de percer le mystère de la réponse de son conseiller, Garon espérant que sa petite tirade ne le mettra pas, une fois de plus dans la disgrâce seigneuriale. Certes, le seigneur est aussi prompt à se mettre en colère qu’à pardonner, mais l’entre-deux n’est jamais très plaisant.
« Je souriais car je pense à l’amusante similitude de notre voyage et celui qui a conduit la famille Iridian sur le sol de Tarxis I il y a quelques semaines. Ma remarque venait du fait que je comprends l’angoisse qui vous étreint et qui se change en agressivité à mon égard. Vous avez peur de ce que vous ne pouvez contrôler et vous l’exprimez en vous en prenant à moi. C’est une réaction très naturelle. »
« Mais indigne de ma personne, c’est ce que vous sous-entendez Garon ? »
Il m’appelle « Garon », ça veut dire qu’il écoute. L’émotion rageuse est passée.
« Je ne porterai pas un tel jugement sur celui que je sers, Monseigneur. Les divers sentiments qui vous animent sont tout à votre honneur. »
« Et quels sont-ils je vous prie ? »
« Puis-je les exprimer librement ? »
« Garon, cessez ces simagrées et parlez bon sang ! »
« Bien. Vous êtes inquiet car depuis l’incident Tarxis I toute la politique impériale est révélée au grand jour. Les Planétologues, ces Mages Stellaires qui faisaient rire les magiciens de l’ancienne école, ont démontrés qu’ils possédaient une puissance de très loin supérieure à tout ce qui nous connaissions jusqu’ici. A l’heure actuelle nous ne sommes pas en mesure de déterminer jusqu’où ils peuvent aller mais nous pouvons logiquement déduire qu’un seul de ces Planétologues peut aisément venir à bout de toute votre garde rapprochée, voire d’un bout de votre armée. A ceci s’ajoute le fait que l’Empereur Ma’Kin II leur a conféré le titre de régisseur impérial. A leur puissance militaire il faut donc leur adjoindre une force politique majeure en ce sens qu’ils sont les yeux et les juges de l’Empereur désormais et vont tout faire pour juguler les visées d’indépendance des Grandes Maisons comme la vôtre. Tout ceci est nouveau et nous met dans une position très délicate pour les négociations à venir. Par son caractère novateur, cet axiome de la diplomatie vient en outre brider l’une des forces majeures de la Maison Arkies qui est justement son jeu politique et ses alliances. Pour faire bref, nous serons peu ou prou désarmés face à la décision de l’Empereur qui nous prive de notre meilleure arme. S’ajoute à ceci ce rendez-vous très surprenant sur Ankwane imposé par l’Empereur. Surprenant car cette planète a été la nôtre pendant un moment jusqu’à ce que la Grande Maison Zamal ne nous la reprenne par la force il y a trente ans pour finalement la laisser autonome. »
« Sous le contrôle d’un de leurs laquais vous voulez dire ! »
« Certes Monseigneur mais le geste est important. Le passé de cette planète n’est pas neutre et vient raviver en vous la volonté de la reconquérir. Qui plus est, nos espions nous ont affirmé que le Seigneur Zarakis Zamal sera présent lui aussi. Tout pousse donc à croire que l’enjeu de cette rencontre sous l’égide de l’Empereur sera le sort d’Ankwane et que nous y sommes directement liés. »
« Hum…ça ne me rassure pas spécialement que sa Majesté n’ait pas eu la volonté de nous prévenir de la présence de nos belliqueux voisins. Ça sent l’entourloupe. »
« Peut-être Monseigneur, mais ce n’est pas sûr. Il peut s’agir d’une simple erreur protocolaire de la part de cet Entaris Iridian. »
« Une erreur protocolaire venant d’un régisseur impérial ? »
« Un régisseur impérial sans formation politique, et très jeune qui plus est. »
« Oui, ce n’est pas ce qui m’inquiète le moins ; des décisions importantes vont être prises là-bas par un gosse qui ne comprend rien des affaires de ce monde… »
« Ou un porte-parole docile qui joue le jeu de l’Empereur sans se poser de questions, c’est à voir. A tout ceci s’ajoute notre antagonisme atavique à l’encontre de la Grande Maison Zamal, le caractère farouche de Zarakis, ses très bonnes relations avec Ma’Kin II.»
« Qu’il a littéralement mis sur le trône… »
« C’est un peu exagéré Monseigneur, mais il a eu son rôle à jouer c’est certain. Bref toute cette situation n’est clairement pas à notre avantage sur le papier, surtout lorsque viennent se plaquer dessus les peines de cœur de Mademoiselle votre fille qui vous taraudent plus que vous ne voudriez bien l’admettre. »
Le visage aquilin de Kenyl Arkies se renfrogne dans une attitude boudeuse que tant de caricaturistes ont utilisée à leur avantage tout le long de son règne. Amusant personnage que cet homme de pouvoir, à la fois fasciné par la force, l’argent et le pragmatisme mais pourtant dirigé par des sentiments autrement plus humains et capable de remise en question sans orgueil. L’origine de la citation « Je reconnais la grandeur d’un homme à sa capacité à reconnaître ses erreurs » s’était perdue dans les limbes de l’histoire mais cette parole de sagesse avait souvent guidé Garon dans ses choix ; celui de servir le seigneur Arkies était de ceux-là tant cet homme, pourtant bougon en diable, savait l’appliquer à lui-même.
« Que devrais-je faire, Garon ? Oublier Célia et me concentrer sur les affaires de la maison ? C’est ce qui serait le plus sage, non ? »
« Monseigneur, ce serait le moins sage dans le cas présent : nous ne pouvons rien faire pour enrayer ce qui va se passer dans les heures à venir, les dés de cette rencontre sont déjà jetés. Ce qui sera par contre primordial, c’est d’être réactif, de glaner un maximum d’information et de préparer notre réaction à ces évènements. Et pour ce faire, vous aurez besoin de toute votre concentration. Je vous suggère donc de remédier au plus vite à ce qui vous est accessible, c’est à dire à votre trouble vis-à-vis de votre fille. »
La face de Kenyl Arkies se détend brusquement, comme apaisée. Il se lève, marche jusqu’au siège où est assis Garon et pose sa main sur l’épaule de son conseiller.
« Il y a des jours où je me demande pourquoi je vous supporte encore, Bazir, et des jours où je me demande ce que je ferais sans vous. »
« Espérons que les seconds sont plus fréquents que les premiers, Monseigneur. »
« Taisez-vous Garon ou je vous fais manger votre barbe. »
D’un pas vif, le seigneur Arkies marche vers la porte à triple blindage qui sépare sa suite du reste du vaisseau. A son entrée, tous tournent les yeux vers le chef de file de leur Grande Maison. Non sans une certaine fierté, Kenyl fait un tour d’horizon de tous ceux qu’il a prit avec lui pour cette mystérieuse réunion entre lui, Zarakis Zamal et Entaris Iridian : viennent d’abord Joralie Kamen et Dartas Huji, les deux meilleurs Mages Stellaires de du Sud-Est de l’empire, deux fine fleurs tout droit sorties de la prestige Myraguill, la plus grande école de magie de l’empire. Merveilleux duo s’il en est entre cette diplomate capable de subjuguer les foules et ce héros de guerre dont la lance de bataille est devenue légende.
Dans la rangée suivante, se tient droit comme un « i » le général Murpugo, un colosse bête comme un militaire lorsqu’il s’agissait du protocole mais incroyable meneur d’homme dans le feu de l’action. Juste à côté du général, jetant sur le seigneur un regard aussi étonné qu’au premier jour, Kamal, homme-enfant au physique sans âge, totalement blanc des cheveux au pieds. Création génétique de la Grande Maison Rim, Kamal a fait le sacrifice de son corps pour acquérir des pouvoirs psychiques bien au-dessus de tout ce que les psis ordinaires peuvent rêver d’acquérir.
Le regard attendri de Kenyl sur cet être hors du monde et condamné dès la naissance à remplir un rôle qu’il n’a pas pu choisir glisse sur Ethania Arkies, sa femme. Ses yeux à elle sont glacials et durs ; il n’y a jamais eu d’amour entre eux, simplement un mariage arrangé avec la Grande Maison Galiossa. Comme a dû être grande sa tristesse lorsqu’elle a apprit qu’elle n’épouserait pas un prince aventurier, cultivé et romanesque comme le sont les élites des Galiossa, mais le seigneur des Arkies dans sa lointaine province de l’Est de l’Empire. Chaque jour, Ethania rappelait à Kenyl Arkies combien ce choix sur lequel elle non plus n’avait pas eu d’emprise lui avait coûté et à quel point elle regrettait ses rêves de jeune fille.
Mais s’il ne l’aimait pas, le seigneur Arkies avait appris à respecter sa femme, son maintient impérial, sa grâce, son intelligence. Force est par contre de constater que l’inverse n’est pas vrai : lasse d’être trompé au gré de la première jeune fille légère qui tombait dans les bras de son mari, Ethania s’était réfugiée de plus en plus dans une attitude méprisante et cassante à l’encontre de son mari, sans jamais tomber dans la vindicte publique, mais lui faisant payer très cher dans le privé ses écarts de conduite. D’après Garon, tout ceci n’était toutefois qu’une excuse pour se venger d’une autre décision de Kenyl : avoir retiré à Ethania ses enfants. Le seigneur Arkies avait en effet, dès leur plus jeune âge, envoyé ses héritiers potentiels dans des colonies Arkies lointaines afin de les maintenir loin de l’appât du pouvoir. Seule Célia, l’aînée et le successeur direct du pouvoir était resté. Or Ethania chérissait les trois fils qu’elle avait donné par devoir à Kenyl ; elle avait tout tenté pour les garder auprès d’elle mais ni ses suppliques ni ses menaces n’avait fait plier le seigneur Arkies. Celui-ci passe donc du plus vite qu’il le peut les yeux sur le visage de sa femme pour fuir son ire sempiternelle.
Il tombe sur Joris Leven, son petit protégé : primé de tous les concours universitaires Arkies, le jeune Joris avait gagné par la force de son mérite sa place au sein des décideurs de la Grande Maison. Il était ambitieux, rapide à prendre les bonne décisions et toujours de bon conseil. Garon le détestait mais Kenyl était certain que c’était avant tout par jalousie. Il voit en Joris un fils spirituel qui, parti de rien, démontre par l’exemple que tous au sein de la Maison Arkies peuvent atteindre le sommet. Puis, enfin, précieuse entre toutes, la fille adorée du seigneur, Célia Arkies. Célia et ses grands yeux bleus, Célia et son port de princesse, Célia qui déclenchait l’admiration partout où elle passait. Elle avait le charisme de ces femmes qui vous font détourner le regard tant leur beauté vous renvoie votre propre médiocrité esthétique, des ces femmes qui lorsqu’elle rentre dans une pièce capte toutes les attentions, de ces femmes qui lorsqu’elles vous regardent vous donnent l’impression d’avoir une raison d’exister.
Avec une moue joyeuse, le seigneur Arkies fait un signe à tous de retourner à leurs occupations. Lorsqu’il s’assied à côté de sa fille, il ressent comme à chaque fois la douce chaleur interne qu’elle procure à tous ceux qu’elle aime. Solaire et empathique, Célia ajoute à son physique une âme pure et altruiste, trop tranchée mais non sans douceur. Et dire qu’on lui a dit « non », qu’un goujat venu d’on ne sait où l’a fait pleurer, elle. Ô combien Kenyl aurait voulu tuer de ses mains celui qui a fait pleurer sa fille chérie. Mais Garon lui avait, une fois de plus entendre raison et il avait fallu abandonner ses désirs de vengeance. Il lui faut maintenant s’assurer que Célia va bien.
« Comment se porte ma fille aujourd’hui ? »
« Votre fille se porte bien, père. »
« Tu as enfin oublié ce malotru qui t’as abandonné ? »
« Non père, j’y pensais justement. Je me disais à quel point j’avais de la chance d’avoir été amoureuse et blessée de son départ. »
« Je te demande pardon, Célia ? »
Celle-ci pouffe de rire alors que l’intonation mièvre de la voix de son père s’est muée en pique courroucée. Comme à chaque fois qu’il s’écoute parler, il utilise un langage très châtié qui devient soudain très ordinaire dès qu’il s’énerve.
« Je pensais à la chance qu’on ceux qui sont tristes lors de leur rupture. La plupart des gens vous diront que celui qui est de bon côté de la barrière est celui qui souffre le moins mais je pense que c’est faux. Les vrais vainqueurs sont ceux qui se sont le plus investis, ce sont ceux qui ont pris le meilleur, le plus fort des émotions qu’ils ont partagé et peu importe le malheur à la fin. »
« Hum…en gros tu pleures quand c’est fini mais tu en d’avantage profité lorsque ça durait. »
« C’est très schématique père mais oui, c’est cela. », rétorque Célia toute sourire.
« Ha ne commence pas à parler comme Garon, veux-tu ! »
« Oui, père. »
Elle a dit ça sur le ton de la petite fille soumise mais tout son visage est rieur, comme une gentille moquerie qui est depuis longtemps leur petit jeu à eux deux. L’effet cesse la bouderie du seigneur Arkies aussi vite qu’elle est venue.
« Parlons un peu de ta formation ma fille. Qu’envisages-tu de faire ? Tu as l’âge désormais de poursuivre de hautes études et au vu de tes capacités cérébrales, très au-dessus de celles de ton pauvre papa, je crois que tu n’as l’embarras du choix. »
« Je ne sais pas père, quel rôle sera la plus utile à la maison ? »
« Ha non, pas de ça ! Je veux que ma fille fasse ce qu’elle désire, pas qu’elle fasse un choix contraint. La question n’est pas de savoir ce qui est bon pour toi mais ce que tu désires faire. »
« Ne croyez-vous pas qu’il est incongru de votre part de me dire tout ceci alors que vous même n’avez été guidé dans vos choix que par le devoir de servir votre rang et notre famille ? Ne croyez-vous pas qu’il est dangereux de dire tout ceci alors que ma mère et vous avez fait tant de sacrifices au nom de la réussite de nos entreprises ? »
« Alors c’est mon tour de te prendre à défaut ma fille : c’est justement parce que nous avons fait tout cela qu’il est de ton droit de profiter de la vie, d’en faire ce que bon te semble et de ne pas payer le prix que j’ai déjà réglé. »
« Vous et ma mère. »
« Oui, oui, ta mère aussi. »
« Je pourrais épouser que je désire ? »
« Evidemment ! »
« Même un roturier ? »
« Même un…heu, je ne sais pas. Oui, oui, pourquoi pas ; je t’avoue que je préfèrerai un noble d’où qu’il soit mais je pense que tant que tu l’aimeras l’essentiel sera là. »
« Et je pourrais avoir autant d’enfants que je le désire ? »
« Bien sûr ! Quelle question. »
« Et les garder auprès de moi, tous ? »
Kenyl Arkies marque une pause. Voilà le fond du problème. Il est là, le test ultime de sa liberté qu’il dit lui offrir mais qui a bien sûr ses limites. D’instinct, il voudrait lui dire que les choses ne sont pas si simples, qu’elle est jeune et naïve, qu’elle ne connaît pas les histoires terribles qui remplissent les livres d’histoire de l’Empire, les complots, les trahisons fraternelles, les assassinats. Les Grandes Maisons ne sont pas de simples Maison Impériales qui règnent sur un système spatial, encore moins des Clans qui n’ont pour toute richesse que quelques planètes au mieux. Non, les Grandes Maison de l’Empire sont des nations bien plus vastes, bien plus puissantes, bien plus riches et tout ceci fait aisément vaciller les esprits. Si tu savais ma fille ce que j’ai vu de mes yeux, mon propre frère qui a tenté de mettre fin à mes jours alors que j’allais accéder à la tête de la Maison et que j’ai dû faire enfermer moi-même pour ne pas avoir à le tuer. Crois-tu que j’ai privé ta mère de la joie d’avoir ses fils auprès d’elle par quelque jeu pervers de la voir souffrir ? Penses-tu que je n’ai pas été blessé moi aussi d’avoir abandonné mes enfants dans le seul but de protéger ton existence ? Tu es ma préférée, tu l’as toujours été, tout le monde le sait. Mais cela n’enlève rien à la douleur des choix qui ont été les miens. Tu apprendras toi aussi, et le besoin de ce genre de décisions et le prix à payer. Que les Galaxies fasse que ce soit le plus tard possible, ma douce Célia, mais cela viendra, soit en sûre.
« Nous verrons le temps venu, ma fille. »
Célia hoche la tête, consciente de tout ce que sous-entend la réponse de son géniteur, le non-dit de son opposition qu’il n’a pas le courage de formuler tout haut. Elle sera le seigneur de la Maison Arkies un jour, et ce jour là, comme le dit son père, nous verrons.

Arkies 01 – Zamal 00 (2)

Ambiance Musicale : Ike & Tina Turner, Rolling on the river

« Que dit Garon de ce rendez-vous sur Ankwane ? Sait-il ce qui nous attend là-bas ? »
« Garon ne sait pas tout. »
« Non, mais il est le seul qui ait grâce à vos yeux, père. »
« Ne veux-tu pas plutôt savoir ce que j’en pense moi plutôt que mon conseiller ? »
« Vous êtes jaloux, père ? »
« Un peu ma fille. J’en ai assez que tout le monde pense que je ne suis qu’un imbécile bougon qui se contente de faire tout ce que son précieux Garon Bazir lui dicte. »
« Est-ce votre cœur qui parle ? Je croirai entendre plutôt un reproche de ma mère. »
« Peut-être bien. A dire vrai, ni Garon ni moi ne savons vraiment ce qu’il va advenir une fois que nous serons sur cette maudite planète mais nous serons assez vite fixés. Ma méfiance proverbiale me dicte de prendre garde à cet ordre impérial, aussi brusque qu’unilatéral. »
« Qu’avons-nous à craindre ? »
« En théorie pas grand-chose. Nous n’avons commis aucun crime envers l’Empereur, nous sommes puissants et il a besoin de nous. »
« Mais ? »
« Mais la forme c’est le fond qui remonte à la surface ma fille. », répond Kenyl, brusquement plus grave. « La façon dont le message nous ordonnant de nous rendre sur Ankwane n’était ni fin politiquement ni ne laissait de place à la discussion. Je pense que l’Empereur, par la voix de son régisseur, cet Entaris Iridian, va nous imposer quelque chose par la force. Espérons simplement que notre brave Planétologue ne se mette pas à faire pousser des plantes partout dans notre vaisseau sinon l’Empereur lui-même entendra parler de moi. »
Célia pouffe de rire à nouveau mais rien ne vient dérider le visage désormais austère de son père. L’imminence de leur arrivée sur Ankwane est venue raviver ses angoisses quant à la sécurité de ceux qu’il a emmené avec lui. Si ceux qui sont présents dans le vaisseau venaient à mourir, ce serait la tête même de la Grande Maison Arkies qui serait instantanément décapitée. Et puis, même s’il rechigne à l’admettre, sa discussion avec Célia a fait surgir en lui des images qu’il aurait voulu oublier à jamais, celle de ses fils tout bébés qu’il tient dans ses bras, la sensation de leur peau dans ses grosses mains, leur odeur de nouveau-né, leurs gestes maladroits qui sont autant d’occasions de s’attendrir. Kenyl se souvient de chacun d’eux très précisément, bien plus qu’il ne l’aimerait. Sa décision de se séparer d’eux a été pour lui un déchirement, comme la section d’une portion de lui-même. Pas un jour ne passe sans qu’il ne pense à eux, aussi futiles que fussent ses remords désormais.
D’un coup, une vive animation semble émaner de la cabine de pilotage du vaisseau. Un homme de bord arrive au pas de course, salue le seigneur d’un geste impeccable.
« Une communication du régisseur impérial Entaris Iridian vous attend, Monseigneur. Le régisseur impérial dit que c’est très urgent. »
Kenyl hoche la tête, lassant ses sombres pensées refluer dans les méandres de son esprit pour se focaliser sur les évènements à venir. Enfin, on y était ! Place à l’action et aux révélations désormais. D’un pas vif, qui se veut rassurant pour le reste de l’équipage qui n’a rien perdu de l’importance de l’échange, Kenyl suit le navigateur jusqu’à la salle de commande du vaisseau spatial. Dans sa tête, mille possibilités s’échafaudent, mille façons d’y remédier également. Il parvient enfin jusqu’au communicateur central, seule pièce d’équipement capable d’établir une liaison vocale et visuelle à des distances planétaires. Sans hésitation, le seigneur de la Grande Maison Arkies presse le bouton qui initie la conversation, regrettant trop tard que Garon Bazir ne soit pas à ses côtés pour cet entretien.
Le corps d’Entaris Iridian lui apparaît immédiatement sous forme d’image holographique. Outre son habit, désormais célèbre, de Planétologue, rien ne semble distinguer le régisseur impérial de tout autre habitant de l’empire : il est jeune, cheveux bruns coupés courts, la stature droite. Mais déjà son visage est marqué par une détermination qui n’échappe pas à Kenyl.
« Mes respects, seigneur Arkies. », tonne la voix d’Entaris, pleine de force aux oreilles du seigneur.
« Que la grâce de l’empereur soit avec vous, régisseur Iridian. », répond sans se laisser décontenancer Kenyl, selon la formule consacrée des Arkies à l’adresse de l’empereur ou d’un des ses agents.
« Je me permets de vous contacter pour vous signifier un changement du lieu de rendez-vous, seigneur Arkies. Vous n’aurez pas besoin de débarquer sur Ankwane même mais sur une plateforme spatiale qui gravité désormais en orbite autour de la planète. Mes hommes vous ont déjà transmis les coordonnées d’arrivée. »
« Je vous remercie, régisseur Iridian. Puis-je néanmoins m’enquérir de la raison de ce brusque changement, voire de la raison de ce rendez-vous tout court ? »
« De telles explications seraient trop longues à vous fournir à l’heure actuelle. Vous serez informés de tout lors que vous arriverez sur la plateforme impériale. »
« Bien, régisseur Iridian. Qu’il en soit ainsi. »
Ainsi c’est donc lui, ce fameux monstre à peine sorti de ses études qui va décider de notre sort, se dit Kenyl pour lui-même en fermant la communication. Au moins n’a-t-il pas l’air de vouloir du sang ou quoi que ce soit de trop désagréable.
« Dans combien de temps seront en vue de notre destination, capitaine ? », demande Kenyl.
« Quelques minutes à peine, Monseigneur. Dois-je prévoir une procédure d’urgence particulière ? »
« Y a-t-il quoi que ce soit qui puisse bloquer notre fuite éventuelle capitaine ? »
L’homme qui se tient à droite du seigneur Arkies ne peut réprimer un sourire de fierté à cette question.
« Non, Monseigneur, pas à ma connaissance. Nous possédons sur ce vaisseau l’équipement nécessaire pour bloquer tous types de rayons paralysants. Même un tir EMP ne parviendrait pas à déstabiliser nos systèmes. »
Souriant, Kenyl tapote sans tourner les yeux vers lui l’épaule du capitaine du vaisseau, visiblement rasséréné. Hésitant un instant, le seigneur Arkies se demande s’il est plus sage de retourner auprès des siens ou s’il faut rester ici afin de parer à toute éventualité. Il décide finalement de s’asseoir sur aux côtés de l’équipe de navigation, regardant du coin de l’œil les soldats dans leur labeur quotidien. Il note les sourires nerveux des opératrices, le regard très concentré du navigateur qui fait du mieux qu’il peut pour paraître affairé, les responsables des boucliers qui se partagent la répartition des défenses sur l’ensemble de la coque. Mais l’étude factice de ces petits moments de vie n’arrive pas à ancrer l’esprit de Kenyl dans le présent. A nouveau, ses souvenirs refluent vers la naissance de ses fils, l’affection déferlante qui l’a étreint au moment de les prendre dans ses bras la première fois, les yeux de sa femme lorsqu’elle étalait le regard sur eux, lui qui pose ses lèvres sur leur joue toute rose, les petites mains qui agrippent ses gros doigts…
« Monseigneur ? »
Brusquement sorti de sa rêverie qui lui tire malgré lui des larmes aux yeux, Kenyl Arkies redresse la tête en prenant une grande inspiration qui fait refluer ses effusions lacrymales.
« Monseigneur, nous sortons d’hyper-lumière dans moins d’une minute. », lui lance l’une des opératrices de bord.
La gorge nouée, Kenyl est incapable de répondre et se contente de hocher la tête. Il fixe l’horizon spatial, se concentre furieusement vers le potentiel danger à venir pour éviter de replonger dans ses souvenirs sensitifs qui le blessent un peu plus profondément à chaque fois. Face à lui, il n’y a pour l’heure que le conduit de couleur jaune caractéristique des voyages en hyper-lumière. Dans l’expectative, il attend fébrilement le passage dans l’espace non comprimé, celui qui lui révèlera ce qui l’attend à la fin de son voyage vers Ankwane, ce fameux rendez-vous auquel l’a convié Entaris Iridian, voix et juge de l’Empereur.
Le changement vient d’un coup, sans prévenir. Il coupe toute répartie au sein de l’équipage. Personne ne remarque la petite station spatiale dans laquelle doit se dérouler la réunion au sommet entre Arkies, Zamals et agents de l’empire. Nul ne cherche même à regarder les radars qui pourraient révéler la présence d’éventuels vaisseaux en camouflage optique. Tous n’ont d’yeux que pour le vaisseau déjà amarré à la station orbitale, superbe bâtiment noir, long et effilé, prétendument unique, que tous dans l’empire connaissent.
Au cri du seigneur Arkies, tous ceux qui discutent légèrement dans la cabine réservée aux passagers se figent, se lèvent et accourent, remplissant brutalement la cabine de pilotage dans un concert chaotique de voix discordantes. Voix qui meurent toutes, les unes après les autre, devant le spectacle qui s’étale devant eux. Amarré au port spatial, se tient la seconde plus grande légende de l’histoire de l’empire, le monument qui a marqué la renaissance de l’Humanité, la cristallisation de tous les rêves des Hommes, le vaisseau du Prophète Avraham, la Nuée Stellaire. Sur sa coque qui a nourri l’imaginaire de toute créature consciente vivant dans les limites de l’empire, on peut voir à l’œil nu les impacts des batailles spatiales auxquelles il a participé et dont il est toujours sorti vainqueur. La Nuée Stellaire, le vaisseau amiral du camp Arkies-Deck-Falgan-Galiossa, celui qui a battu avec une poignée de fidèles l’élite des Grandes Maison Rim et Rechag lors de la bataille de Hockten IV, celui qui a vaincu le feu des cinq plus grandes armées de l’empire de Malik IV. La Nuée Stellaire, dont le simple nom faisait trembler de peur les ennemis du Prophète, fidèle navire cosmique du plus grand mage stellaire ayant vécu à ce jour et dont la révolte secoue encore le cœur des Hommes dans leurs plus intimes retranchements. Ce vaisseau, fer de lance du camp d’Avraham durant la guerre civile, celui dont on vend encore des centaines de répliques en miniatures sur la moindre planète provinciale est ici, face à eux.
Dans un silence religieux, l’entourage du seigneur Arkies, se rempli de cette vision divine, celle qu’ils ont invoqués au cours de leur lutte pour la liberté lorsque le courage venait à leur manquer, celle à laquelle ils on voué leurs prières lorsque tout semblait perdu au cœur de la lutte. L’image de ce vaisseau qui surgissait du néant pour porter secours à ceux que l’espoir avait délaissé est chargée de trop d’émotion pour que quiconque ne se risque à briser ce moment de pure contemplation. Ce navire spatial, ce fut pour eux leur symbole, un espoir tangible, un rêve éveillé. Et le voici, surgissant face à eux, comme un vieil ami que l’on retrouve par surprise. L’émotion est visible sur chacun de leurs visages, la joie se mêlant au senti profond de trahison de le voir aujourd’hui dans les mains d’un suppôt de l’empereur.
Plus le vaisseau seigneurial Arkies s’approche du point de rendez-vous, plus le sentiment s’intensifie. On peut maintenant voir sans peine les canons qui furent en leur temps à la pointe de l’ingénierie Kurkiv, les réacteurs Galiossas, le blindage Bankto…véritable syncrétisme de tout ce que l’empire, humain ou non, avait de mieux à offrir, la Nuée Stellaire trône encore dans l’esprit de tous comme l’appareil ultime, le vaisseau invincible que même la coalition de Ma’Kin II n’a pas réussi à détruire lors de la bataille de Pak’Toris. Au plus profond du cœur des perdants de la guerre civile, ce vaisseau reste la preuve qu’ils n’ont pas tout à fait été vaincus, qu’il reste encore un bâtiment jamais défait qui pouvait continuer à se battre pour leurs idéaux si le besoin s’en faisait sentir.
A la stupeur de la surprise, succède désormais les gestes rituels, les signes religieux, les mains qui se joignent, les consciences qui s’unissent pour tendre vers le souvenir de celui qui fut leur héros à eux tous, Avraham, le Prophète de l’Humanité. Célia ouvre ses grands yeux bleus qui semblent ne jamais cligner des paupières de perdre un infime instant du spectacle, Ethania pleure à chaudes larmes, Dartas se signe les deux mains tendues vers l’avant, Joralie agrippe un pendentif caché sous les plis de sa robe, Murpugo est au garde à vous. Seul Kenyl Arkies ne se soumet pas à ces petits gestes chargés de superstition : ce n’est pas tant la vision du vaisseau qui lui a arraché un cri quelques instants plus tard, c’est l’illusion fulgurante qu’Avraham, son ami, puisse être encore en vie, qu’il sortirait de son vaisseau avec sa spontanéité déconcertante pour venir le saluer. Mais Avraham est mort, il a perdu la vie dans son duel avec Ma’Kin lors de la bataille de Pak’Toris, la plus terrifiante que l’humanité ait orchestrée depuis le début de la guerre spatiale. Même Kenyl, qui pendant des semaines avait refusé d’accepter l’évidence, avait dû se résoudre à l’admettre.
Et voilà que la Nuée Stellaire, perdue depuis la fin de la bataille qui a marqué la fin de la guerre, réapparaît, et avec elle l’espoir, fou, de la survie d’Avraham. Dans les yeux de Kenyl danse le souvenir de leur dernière poignée de main, le dernier sourire échangé, la dernière parole, la dernière vision de cet homme hors normes qui s’éloigne vers son destin. Puis, sans prévenir, une émotion froide se déverse dans les veines de Kenyl Arkies, douchant toute la chaleur que la vision du vaisseau du Prophète avait générée. Il n’est pas là, Avraham n’est pas ici. Il est bien mort face à Ma’Kin il y a douze ans. La présence de son vaisseau ici amarré à la station spatiale de l’empereur me prouve que rien ne reste de lui désormais : toutes les reliques de son ascension appartiennent désormais à ses ennemis. Il nous faut vivre seuls désormais, sans la douce certitude qu’il apportait à nos vies ; sans lui.
Revenu à ses esprits, le seigneur prend les commandes du vaisseau que plus personne ne pense à contrôler. Comme tout Arkies digne de ce nom, Kenyl est un grand pilote ; mais même le meilleur pilote de la galaxie ne peut pas diriger un vaisseau de cette taille à lui seul. De pressions rapides et contrôlées, Kenyl activent les systèmes de pilotage automatique, abaissent graduellement la densité des boucliers afin que ceux-ci n’entrent pas en collision avec ceux de la station orbitale, gère la puissance des réacteurs. Avant que sa suite ou le personnel de bord ait pu totalement sortir de leur hébétude, le vaisseau Arkies est sagement amarré au pont de la station.
Sitôt le bâtiment seigneurial à l’arrêt, Kenyl Arkies se lève, semblant réinsuffler la vie à tous ceux qui se sont pressés dans la cabine de pilotage. Il les toise d’un regard sans failles, semblant les jauger les uns après les autres.
« Allons-y », dit-il de sa voix claire et, sans autre forme de procès, Kenyl Arkies se dirige vers la sortie.

Arkies 01 – Zamal 01 (1)

Ambiance musicale : Lynyrd Skynyrd, Sweet Home Alabama (acoustic)

Le texte intégral en PDF ici.

Il est des paysages qui forcent le silence, des visions de la nature qui poussent à ne rien faire d’autre qu’à rester muet devant leur beauté pure et vierge. En dépit de leur puissance, de ce qu’ils incarnent, des enjeux de cette rencontre incongrue, tous ceux qui sont rassemblés sur le sol d’Ankwane restent frappés par les plaines herbeuses balayées par le vent, les montagnes lointaines, le ciel bleu qui semble si haut que nul moyen humain ne permette de l’atteindre. Et tout ceci rend très heureux le seigneur Zarakis Zamal.
Il était lui-même tombé amoureux du charme simple et nu d’Ankwane dès la première fois où il y avait posé le pied. De la planète émanait quelque chose d’indicible mais de palpable, une force calme qui vous touchait au cœur et amenait dans votre âme un repos que nul autre spectacle que celui de la vie sauvage laissée libre ne pouvait apporter. Pour le vieux guerrier dont la vie n’avait été rythmée que par la fureur des batailles spatiales, les décisions douloureuses prises en un instant, la mort de ses compagnons d’arme, le choc avait été aussi violent que salvateur. Pour lui, Ankwane était un sanctuaire, un endroit inviolable et sacré où il pouvait trouver refuge de l’âpreté de l’existence.
Il l’avait conquise à la tête de son armada à la faveur d’une grande défaite de ses ennemis Arkies, lors de la guerre civile qui avait amené l’Empereur Ma’Kin II sur le trône. A l’époque, il n’avait guère prêté d’attention aux légendes qui couraient sur cette terre, le fait que contrairement à presque toutes les planètes de l’Empire, celle-ci n’avait pas été adaptée artificiellement à la vie humaine ; la vie avait naquit ici naturellement. Mais de tout cela, Zarakis n’avait cure à l’époque. Ce n’est qu’après une nuit de combat sur la planète de sable de Fering, alors que tous profitaient des quelques heures de pause avant la reprise des hostilités, que le seigneur Zamaal s’intéressa pour la première fois à Ankwane. Il venait de perdre une bonne partie de sa garde lors d’une attaque surprise au sol et lui-même, désormais vieux combattant, n’avait dû sa survie qu’à l’intervention de son garde du corps, un ancien esclave du nom d’Achdab.
Comme tout bon chef de guerre, Zarakis ne s’autorisait pas de repos lors de ces pauses ; il savait combien la peur est prompte à s’installer dans les cœurs dans ces moments et avec elle le doute puis la défaite. La victoire se construit dans le cœur des combattants et c’était à cet instant tout autant que bientôt sur le champ de bataille qu’il lui fallait la bâtir. Zarakis allait donc de groupe de soldat en groupe de soldat, adressant un signe de tête à l’un, prenant des nouvelles de la blessure de l’autre ; il suffisait souvent d’un geste, d’un intention, une main posée en silence sur une épaule, un regard appuyé, pour faire renaître l’espoir dans les yeux de ses hommes. Il était leur chef, leur meneur et c’était en lui qu’ils venaient trouver le courage de se battre.
Alors qu’il finissait de faire le tour de ses troupes, Zarakis était tombé sur un être seul, un peu à l’écart des autres groupes. Il n’avait pas mis longtemps à reconnaître le visage caractéristique d’Achdab, sa peau plus sombre que celle des autres, son corps aussi fin que délicat. Achdab n’avait pas grandit dans des vaisseaux spatiaux, il n’était pas aussi grand que les autres guerriers de la Grande Maison Zamal mais sa rapidité et son agilité était connue de tous. Personne pour autant ne pouvait se targuer de le connaître ou de lui faire confiance : Achdab était trop différent d’eux pour qu’ils l’acceptent comme l’un des leurs. Zarakis, qui ne s’embarrassait guère de ce genre de frivolités, avait reconnu en son assassin solitaire un guerrier au premier coup d’œil, un être qui n’hésiterait pas à donner la mort si c’était nécessaire sans pour autant aimer recourir à la violence. En dépit de son statu d’ex-esclave, il en avait fait son homme de confiance et avait remis sa vie entre ses mains lors du décès de son ancien garde du corps. Les derniers jours de combat avaient vu la pertinence de son choix tant il avait évité la mort grâce à l’habileté d’Achdab. Ce soir là, le petit tueur ne semblait pas plus que d’habitude en proie au doute ou à la peur. Il se contentait de rester dans son coin, le visage calme et les yeux rivés vers les étoiles.
« Je peux m’asseoir, Achdab ? »
Comme sorti d’une intense rêverie, l’homme de main du seigneur Zamal prend un temps pour répondre avant de désigner de la main une place à côté de lui. Zarakis se pose au sol, regarder en l’air en tachant de comprendre ce qui a pu absorber autant son vis-à-vis. Celui-ci semble avoir deviné l’interrogation muette du seigneur.
« Je regardais les étoiles. Je pensais à chez moi. »
Zarakis répond par un grognement guttural dont il l’habitude, peut-être par crainte de sortir son compagnon de la douce rêverie dans laquelle il paraît errer
« Je me demandais si j’y retournerai un jour avant de mourir. »
« Tu es un homme libre désormais Achdab. Si tu es encore en vie à la fin de la guerre, tu pourras renter chez toi. »
« Peut-être. Mais ma planète est occupée. Si je veux la retrouver telle que je l’ai connue, il faudra me battre encore. »
« Où est-ce chez toi ? »
« C’est une planète de vent, une succession de plaines aux herbes vertes qui montent jusqu’au cuisses, de moulin géants qui captent la puissance de l’air pour alimenter les maisons. Il n’y a pas de vaisseaux, pas ce confort qui vous entoure tous et qui vous a attendri. Mais c’est beau et ça me manque. »
« Mais où est-ce ? »
« Je ne sais pas. »
Naturellement, le pauvre n’avait eu aucune éducation spatiale, il n’avait jamais dû lire une carte ni voyager de planète en planète. Mais il parlait avec tant d’émotion dans la voix de sa terre natale que Zarakis en était touché. Toute la nuit, le seigneur combattant questionna son assassin sur la terre de ses ancêtres. Il appris la valeur de leurs croyances, le respect qu’ils portaient aux morts, leur amour de la nature et de l’effort, leur connivence avec le vent qui rythmait leur existence.
Le lendemain, l’assaut repris et Achdab sauva une dernière fois la vie de Zarakis au prix de la sienne. Une fois le reste de ses hommes amené en lieu sûr, Zarakis reparti seul sur le champ de bataille. Il retrouva le corps de son garde, régla son fusil laser à la puissance maximale et pulvérisa le cadavre ; avec une infinie précaution, il vida sa blague à tabac dans le sable et entreprit de la remplir avec le contenu des cendres d’Achdab. Et là il fit le serment de déposer les restes de celui qui lui avait sauvé la vie tant de fois de ramener ses cendre sur sa planète libérée.
La guerre civile suivi son cours. Zarakis et ses hommes furent sauvés par un détachement aérien quelques jours plus tard. Peu à peu, la force de la Grande Maison Zamal s’imposait au reste de l’Empire. Le Seigneur cherchait sans relâche l’origine de son assassin mort au combat. Il fini par trouver et découvrir l’existence d’Ankwane qui, ironie du sort, était presque limitrophe à ses propres territoires. La petitesse de la planète et son manque de ressources fossiles l’avait rendue invisible à la plupart des cartes spatiales mais elle était toute proche. Cependant, étant sous contrôle de la puissante Grande Maison Arkies, Ankwane était hors d’atteinte. A l’époque, Zarakis ne pouvait se permettre le luxe de prendre d’assaut directement le territoire de son voisin à la flotte spatiale si supérieure à la sienne. Puis la guerre civile poussa les Arkies à envoyer massivement des vaisseaux sur le front Ouest de l’Empire, rendant ses frontières vulnérables. Quarante-huit heures plus tard, les maigres défenses d’Ankwane tombaient des mains des Zamals et Zarakis posait le pied sur le sol de la planète, dispersant les cendres de son compagnon d’arme au gré des gigantesques bourrasques qui balayaient les étendues herbeuses.
Zarakis s’était toujours plus occupé de cette planète chère à son cœur qu’il ne l’aurait dû. Il avait laissé un contingent de défense pour bloquer toute volonté des Arkies de revenir en force. Dès que la paix s’était imposée à la suite du couronnement de Ma’Kin II, le seigneur Zamal avait progressivement et prudemment évacué Ankwane pour la laisser aux mains d’un ancien gradé de son armée à qui il offrit la planète. Il en retira un immense déplaisir car il aurait voulu que les habitants locaux n’aient nul maître à qui rendre des comptes. Mais les lois impériales imposaient à chaque planète un interlocuteur digne de ce nom et le peuple d’Ankwane n’avait que faire d’un tel protocole. Laisser un homme à lui sur place était la garantie pour Zarakis que personne ne profiterait du vide administratif que représentait la petite planète pour l’acquérir par une manœuvre diplomatique au Sénat Impérial. Force était en outre de constater que les habitants d’Ankwane se souciaient assez peu de leur prétendue servitude du moment que nul n’entravait leurs éternelles allées et venues ni le respect de leur culture à laquelle ils tenaient tant. L’homme mis en poste par Zarakis était en outre un être usé par la guerre, bien trop faible pour dominer la population, trop désireux de plaire à son ancien seigneur pour aller à l’encontre de ses exigences mais apte à tenir son rôle face à un agent impérial.
Cette myriade de souvenir danse dans l’esprit de Zarakis et lui étreint le cœur au même titre que la magie de cette planète. Contrairement à tous ceux qui se tiennent dans la plaine venteuse en ce moment, il sait pourquoi le régisseur impérial Entaris Iridian les a convoqué : Rengad Hussif, ancien soldat et vassal de la Maison Zamal, régent de la planète Ankwane est décédé. Sans héritier, il laisse une place vide qu’il faut combler. Or la planète pose problème : d’un elle est située entre les territoires de deux Grandes Maisons puissantes ; de deux son histoire est lourde d’une opposition armée entre ces deux Grandes Maisons pour sa possession. Les risques d’affrontement sont donc évidents entre Zamals et Arkies. La seule solution intelligente était donc d’envoyer un émissaire mandaté par l’Empereur afin que Sa Majesté fasse reconnaître son droit d’arbitrage en la matière plutôt que de laisser ses vassaux se faire la guerre dans leur coin. C’est donc sans surprise mais avec beaucoup de satisfaction que Zarakis a reçu l’ordre de se rendre sur Ankwane deux jours après avoir appris la mort de Rengad Hussif. Cette joie a d’ailleurs fait beaucoup jaser : pour tout le monde, le seigneur a beaucoup à perdre avec la disparition de son allié. Si l’influence Zamale sur Ankwane n’était pas publique, il était clair que c’était avant tout Zarakis qui avait la main sur la planète; la mort de Hussif marque la fin d’une diplomatie unilatérale et sans aucun danger.
Le plaisir de Zarakis est plus subtil : il est heureux de la réaction de l’Empereur qui a fait le bon choix selon lui et a su réagir comme il l’espérait, non pas au bénéfice de la maison Zamal mais à celui de la justice. Le vieux guerrier a beaucoup risqué pour aider Ma’Kin II à prendre le trône et sans la gestion militaire désastreuse des Arkies, il est probable qu’il aurait pu perdre une bonne partie de ses territoires. Mais Kenyl Arkies, alors tout jeune seigneur depuis la mort de son père, n’avait à l’époque ni l’expérience ni le cran pour prendre les bonnes décisions lors d’un conflit majeur. Il savait s’entourer, il avait su d’ailleurs très vite apprendre de ses erreurs et faire confiance à des gens capables, mais cette Grande Maison qui brillait tant par ses exploits économiques et politiques n’était pas une nation guerrière. Les Arkies avait fait l’erreur d’envoyer leur flotte dans des batailles à l’importance secondaire, perdant de nombreux vaisseaux qui leur coûtaient à chaque affrontement une portion non négligeable de leur ressources, tant humaines que matérielles. Ils faisaient la une de tous les journaux, on parlait d’eux comme des maîtres de l’espace tant leurs engins étaient craints sur le champ de bataille spatial. Mais les médias ne font pas gagner les guerres ; loin des titres à sensations, de vrais stratèges prenaient bien soin d’amenuiser l’armada des Arkies lors de défaites calculées jusqu’à ce qu’il ne reste plus assez de forces à Kenyl pour fondre sur Bengalia, la capitale de l’Empire. Une fois affaibli, le seigneur Arkies avait tenté de fédérer une alliance autour d’un concept novateur d’un pouvoir nouveau, sans empereur et où la liberté individuelle ferait loi. Il n’avait pas été long à être abandonné de tous, ses alliés potentiels riant de ses visées humanistes bonnes pour un salon philosophique mais très peu pour la réalité du monde. Cela faisait encore rire Zarakis : l’idée d’abandonner l’Empire pour une démocratie universelle. Kenyl était de ces idéalistes qui construisaient des châteaux de cartes intellectuels dans leur tête sans même se soucier de savoir s’ils étaient viables. Tant que l’idée semblait séduisante et surtout pleine de panache, elle avait ses faveurs. Que croyait-il ? Qu’on avait édifié un système politique impérial par plaisir ? Non, on l’avait fait car c’était le seul qui puisse résister à l’envergure immense de l’expansion humaine dans l’espace. La démocratie, la technocratie, l’anarchie, l’auto régulation sans chef ni contraintes n’étaient possibles qu’à une toute petite échelle. Sitôt qu’un groupe d’individus fédérés sous une même bannière arrive à un seuil critique, défini par son nombre, elle doit muer en un système plus dur, plus violent et unilatéral. Il n’y avait rien là de méritoire ou de raison de s’enorgueillir : plus un pouvoir a recours à la force, plus il se sait, consciemment ou non, menacé. L’Humanité ne devait son unité qu’au diktat imposé par l’Empereur et les Grande Maison ; système féodal archaïque, cette hiérarchie injuste et âpre était néanmoins nécessaire. Zarakis l’avait expérimenté toute sa vie sur les champs de bataille : dès lors que des choix courageux et difficiles surgissent, le plus grand nombre se choisi un chef, un père, pour les guider et, accessoirement, prendre les responsabilités à sa place. L’Empire se sait menacé, il connaît les poussées indépendantistes des uns et des autres, il sait que s’il relâche la pression sur la masse immense des ses centaines de milliards de sujets, il sera face au constat de son impuissance et de ses faiblesses.
Kenyl Arkies avait oublié cette loi élémentaire du groupe et c’est pourquoi, en dépit de toute sa science dans la diplomatie, il avait échoué. Zarakis et son camp savaient, eux, de quoi il en retournait et s’était choisi un champion charismatique et capable en la personne de Ma’Kin II. Il n’était pas le meilleur des hommes, il n’était pas même le meilleur d’entre eux mais il était le seul capable de prendre les rênes du pouvoir. Pour autant, c’était un pari : si jamais les espoirs de Zarakis et de ses alliés s’avéraient infondés, l’Empire n’aurait pas survécu à la violence de la guerre civile. Il fallait un être hors du commun pour guérir les plaies de l’Empire, canaliser l’inconscient collectif de la majorité, incarner des grands thèmes qui parlent au cœur de tous. Le seigneur Zamal avait aujourd’hui une preuve supplémentaire qu’il avait fait le bon choix. La présence d’Entaris Iridian témoignait du sérieux et de la détermination de Ma’Kin II à s’imposer ; il le faisait à sa manière, toujours sous un couvert de faiblesse pour venir frapper au bon moment comme avec ces curieux Planétologues tout juste apparus sur le devant de la scène, mais il travaillait. Zarakis est donc heureux, non pas d’avoir perdu Ankwane mais d’avoir gagné la guerre, d’avoir misé sur le bon leader qui sait la valeur de la justice et de l’honneur.
La sonnerie d’un communicateur vient perturber le sentiment pur et sans artifices du spectacle qui s’étale devant les yeux de Zarakis et de la petite troupe qui l’accompagne. Sans que quiconque puisse l’en empêcher, la communication s’établi et l’hologramme du régisseur Iridian se forme sur l’avant bras du seigneur Zamaal. Il est jeune, si jeune, c’en est presque risible. Mais il y a quelque chose en lui de fort, structurant. A sa manière, c’est probablement un guerrier lui aussi.
« Vous êtes en retard, seigneur Zamal. »
« C’est vrai. »
Zarakis n’ajoute rien, il n’y a d’ailleurs rien à dire de plus. Contrairement aux ordres qui lui ont été donnés, il n’est pas immédiatement allé poser son vaisseau sur la station orbitale mais a atterri sur le sol d’Ankwane même, ne voulant pas manquer une occasion de revoir ce paysage qu’il vénère.
« Je ne peux pas tolérer plus longtemps cet écart au protocole diplomatique, seigneur Zamal. Veuillez vous rendre immédiatement au point de rendez-vous. »
« Il sera fait selon vos désirs, Régisseur. », répond Zarakis, narquois, qui a bien envie de voir ce que ce jeune coq a dans les tripes.
Coupant la communication, Zarakis se rempli de toutes les sensations qui l’enveloppe lorsqu’il est ici, reculant de quelques instants encore le moment redouté du départ. Puis sa volonté reprend le dessus, s’impose à de ses désirs sensoriels.
« On y va. », déclare simplement Zarakis, provoquant le mouvement conjoint de tous ceux qui l’ont accompagné sur le sol d’Ankwane.
Alors que tous retournent jusqu’au terrifiant vaisseau noir bardé de canons et sans aucune recherche esthétique, l’un des compagnons de Zarakis reste lui un peu en retrait, comme hypnotisé par le paysage. Le vieux seigneur de guerre s’approche de Darab Mu, son assassin favori et probablement celui de ses hommes pour lequel il le plus d’affection, pose une main amicale sur son épaule et l’entraîne à la suite des autres.

Arkies 01 – Zamal 01 (2)

Ambiance musicale : Lynyrd Skynyrd, Sweet Home Alabama (acoustic)

Quelques instants plus tard, le paysage d’Ankwane n’est qu’un souvenir et le vaisseau de Zarakis rentre dans l’espace, approchant de la station orbitale où l’attend le régisseur Iridian et son ennemi atavique, Kenyl Arkies. En quelques minutes à peines, le vaisseau s’arrache à l’atmosphère de la petite planète, traverse l’espace, se pose sur le pont d’amarrage de la station spatiale. Alors que la porte qui mène du pont à la station s’ouvre sur un émissaire tremblant, le maître de la Grande Maison Zamal entre comme chez lui dans ce lieu inconnu. Nul n’ouvre la bouche alors que la cohorte de soldats et tueurs passe devant l’envoyé d’Entaris Iridian, les uns perdus dans leurs pensées, l’autre dans la seule volonté de ne pas provoquer d’écart qui puisse irriter son prestigieux et irascible invité.
Le petit groupe passe devant d’immenses baies vitrées qui s’ouvrent sur l’espace. Tous tournent la tête pour voir le grand vaisseau noir qui trône dans la baie spatiale de la station. La vision magique de la Nuée Stellaire arrache à ce son auditoire des regards émerveillés voire des exclamations soufflées du bout des lèvres. Il n’y a aucun geste rituel comme chez les Arkies un peu plus tôt, plutôt un respect pour la force du symbole qui se trouve juste face à eux. Ce pourrait être une copie, un coup de bluff de l’empereur ou d’Iridian pour impressionner son monde. Mais Zarakis plus que tout autre sait que ce n’est pas le cas : sur la coque parsemée d’éclat de canons lasers, il peut voir de vieilles cicatrices que ses propres bâtiments ont laissé au vaisseau d’Avraham. Ce satané vaisseau ! Combien de bataille a-t-il fait pencher en la faveur du camp des rebelles ? Il arrivait toujours sans crier gare, telle une flèche noire perçant les rangs bien ordonnés des bataillons spatiaux de Zarakis, semant la terreur et la destruction dans son sillage. Toujours Avraham amenait avec lui une nouvelle surprise, un nouveau tour de magie stellaire qui venait mettre à plat les plans stratégiques travaillés avec soin. Cela ne lui amenait pas toujours la victoire mais combien de fois avait-il fait rendre gorge à des flottes deux à trois supérieures en nombre… Plus que le magicien, le leader d’homme, ce que Zarakis avait admiré chez Avraham c’était sa formidable capacité de pilotage. La Nuée Stellaire n’avait pas survécu à toutes les batailles dans lesquelles elle se jetait corps et âme que par sa supériorité technologique ; elle s’en était sorti parce que le chef du camp Arkies-Deck-Falgan-Galiossa était le plus brillant pilote de guerre que le chef de la Grande Maison Zamal ait vu à l’œuvre. Il ne l’aurait jamais admis, bien sûr, mais combien il avait eut peur de cet homme hors normes, son vaisseau noir qui par sa seule présence changeait le cours des conflits. Avraham avait été le plus valeureux des adversaires : malgré son ascendance Galiossa, un peuple de couards faibles et lâches, il y avait en lui le feu de ceux qui aiment se retrouver au centre du conflit, le courage des hommes qui ne reculent pas lorsque vient le moment de mettre leur vie en jeu. Et parce qu’Avraham avait été si fort, si puissant, sa victoire à lui, Zarakis Zamal, n’en était que plus glorieuse. Son seul regret avait été de ne jamais avoir pu abattre la Nuée Stellaire. Il aurait alors fait mourir tout espoir chez les rebelles, il le savait. Mais même lors de leur défaite à Pak’Toris, les fidèles d’Avraham avaient réussi à fuir dans leur vaisseau emblématique. Zarakis n’avait aucune idée de la façon dont Ma’Kin II avait pu mettre finalement la main sur l’ancien vaisseau de son adversaire et pourtant ami, Avraham ; mais il était là et c’est tout ce qui comptait aujourd’hui.
La troupe arrive finalement jusqu’aux portes de la salle de réception. On ouvre prestement à son arrivée et celle de sa troupe, avec des gestes frénétiques qui trahissent si bien la peur qu’ils inspirent. L’Empire dans sa totalité sait de quoi les Zamals sont capables, leur goût du combat, leur patience limitée. Ils ont toutefois oublié à quel point les Zamals sont également loyaux à Ma’Kin II, qu’ils ne feront jamais rien qui puisse déstabiliser l’Empire. Mais qui se soucierait de la mort de quelques serviteurs s’il prenait l’envie à l’un des combattants de la troupe de Zarakis de se servir de ses armes ? Un à un, les émissaires et les gardes s’effacent pour laisser la cohorte rentrer. Le spectacle est à la mesure de ce à quoi le vieux Zarakis s’attendait : une salle longue, à la hauteur démesurée, dont le mur du fond est une immense vitre qui donne sur l’espace. Au loin, on peut voir clairement Anwane qui brille dans une aura bleutée. Les Arkies sont là, bien entendu, déjà en rang les uns derrières les autres face au trône qu’occupe le jeune Entaris Iridian.
Sans qu’un mot ne soit échangé, les Zamals viennent occuper une position similaire, chacun faisant face à un représentant de la Grande Maison adverse. Seuls Kenyl Arkies et Zarakis Zamals se tiennent au premier rang devant le régisseur impérial. L’éclat de colère qu’il a vu passer sur le visage du seigneur Arkies fait sourire Zarakis : il ne s’attendait pas à cette confrontation. Il sait aussi que le pauvre Kenyl Arkies qui lui fait face ne doit rien comprendre à la situation actuelle et que son cerveau doit être proche de la surchauffe tant il doit tâcher de rattraper le retard d’information qu’il a sur ses adversaires. Lui comme les autres d’ailleurs : hormis le placide Garon Bazir, aucun des Arkies alignés les uns à côté de autres ne saisit ce qui est en train de se jouer. Scène amusante en vérité : deux colonnes d’hommes et de femmes qui se font face, deux rangées d’images d’Epinal de leur Grande Maison respective, Arkies face à Zamal. Ils se font face et dans cet affrontement du regard se cache toutes leurs différences. Il y a d’abord leurs accoutrements : alors que les Arkies arborent tous des tenues splendides mais dont l’élégance semble décalée dans un tel endroit, les Zamaals portent tous l’uniforme traditionnel noir et rouge de leur Maison. L’uniformité de leur vêtement leur confère une force sociale indéniable, une cohésion que n’ont pas les Arkies. Mais il serait stupide de se gausser du pouvoir doux de la diplomatie : les Arkies en imposent, ils sont beaux, désirables, comme Célia, la fille de Kenyl qui capte tous les regards tant sa beauté éclate au grand jour. Autre différence notable : la présence des femmes. Si les Arkies sont presque à égalité dans les sexes, il n’en est pas de même pour les Zamal qui n’ont amené ici que des hommes. Vieille tradition patriarcale contre progressisme et ouverture d’esprit. La stabilité de l’une contre la complémentarité de l’autre. Vient après l’âge des gens réuni ici : si les Arkies font la part belle à la jeunesse, au point d’en sembler naïf dans leur approche des négociations, les Zamals ne sont venus qu’entre adultes. A une exception près, personne chez les Zamals n’a moins de trente ans et Zarakis lui-même ne peut plus marcher sans sa cane de métal. Les Arkies ont toujours eut la vénération de la jeunesse, plaçant leurs espoirs dans la croyance chevillée au corps que leurs enfants seront meilleurs que ceux qui les ont précédés. Les Zamals eux avaient le culte du héros, de l’être unique, au-dessus du lot qui viendrait guider la masse vers un destin meilleur. Ils ont d’ailleurs fière allure les héros de Zarakis ! A sa gauche, il y a là Rin Eilov, le bretteur magicien, fine lame et Mage Stellaire de causes perdues. Entre Rin, homme élancé aux longs cheveux blonds qui flottent au vent, et Dartas Huji des Arkies, la tension est palpable. Juste à côté du duelliste, vient son grand ami, le général Eliat Tharn ; contrairement à Lowis Murpugo du camp Arkies, c’est un individu malin et un grand stratège, capable de juguler la peur qui s’empare de ses hommes à travers de grands discours de ralliement qui sont appris par cœur par les jeunes recrues de l’académie militaire. Juste à côté, complétant le trio guerrier des Zamals, vient Darab Mu, métisse entre une Zamale et un habitant d’Ankwane. Comme il a eu du mal à contenir son émotion lorsqu’il a foulé le sol de la planète ! Récipiendaire des arts de meurtre des habitants d’Ankwane, il a failli vaciller sous le l’afflux de la nostalgie et de la beauté du paysage. Pourtant, de tous ceux à qui les Arkies font face, c’est probablement celui est catalogué comme étant le plus dangereux tant les récits de sa rapidité et de son instinct dans le combat les ont fait trembler. Contrairement aux légendes qui courent, ce n’est pas l’un des siens qui a mit fin aux jours du père de Kenyl Arkies, plus probablement un assassin de la Grande Maison Rin. Reste que la méfiance affichée du camp adverse pour ce tueur à l’œil humide devant le spectacle de sa planète natale est bien réelle. Puis vient le dernier, le seul qui ne soit pas un vétéran gradé de la guerre civile, le plus doué de tous selon Zarakis et celui qui canalise les rêves les plus fous du maître de la Grande Maison, son petit-fils d’à peine douze ans, Perin Zamal. Il est tout juste sorti de l’enfance mais déjà on voit poindre en lui l’empreinte des grands hommes, cette marque distinctive des êtres hors normes que tous, sitôt qu’ils ont posé les yeux sur lui, savent au premier coup d’œil que son destin sera de mener le plus grand nombre vers de grandes choses.
Entre les deux lignes, impérial comme son rang le lui impose, Entaris Iridian trône avec cette assurance de ceux qui n’ont jamais été vaincus quand bien même ils ont livrés de durs combats. La puissance évidente qui émane de lui, la fatale constatation de sa domination sur ceux qui sont rassemblés ici, est visible de tous. Il les jauge, les examine, semble indifférent à leur rang, leurs exploits, leur force individuelle. Pourtant, le Planétologue n’a pas dans le regard ce mépris qu’ont souvent ceux qui acquièrent le pouvoir du jour au lendemain, sans l’éducation nécessaire pour l’exercer avec sagesse et intelligence. Il se contente d’être là, observant les divers acteurs du jeu qu’il va mettre en place dans les instants à venir. Il est la volonté de l’Empereur, le prolongement des décisions prises par Sa Majesté Ma’Kin II qui font loi sur les centaines de milliards de sujets de l’Empire. En lui, on sent toute la force et le poids de sa charge, la valeur de sa parole et de ses décisions qui décident du sort de planètes entières. Enfin, il se décide à parler.
« Nobles seigneurs, dignes héros des Grandes Maisons de l’Empire, je suis ici pour exprimer le souhait de sa Seigneurie Ma’Kin II, arbitrer et juger la compétition qui va vous opposer dans les mois à venir. Comme certains d’entre vous le savent, le seigneur tributaire de la planète autour de laquelle nous gravitons actuellement, Awkwane, est décédé il y a peu. Le sol sur lequel nous nous trouvons est donc sans maître. Il est de la volonté de Sa Majesté d’en conférer la charge à une Grande Maison afin d’en assurer la pérennité et la stabilité. Mais dans sa sagesse, l’Empereur n’a pas voulu attribuer dans la hâte la possession d’Ankwane à qui que ce soit ; c’est la raison pour laquelle je suis ici aujourd’hui, afin de remplir un rôle d’arbitre dans cette décision. Ma présence démontre toute l’importance avec lequel l’Empereur s’inquiète du sort de ses sujets. Vous êtes, Arkies et Zamals, les deux seuls qui soient digne du droit de posséder Ankwane, les deux seules Grandes Maisons qui puissent prétendre à la gestion d’une planète de cette envergure afin de lui assurer un avenir à sa mesure. C’est pourquoi vous vous opposerez dans un duel d’honneur afin que je puisse déterminer à laquelle de vos deux Grandes Maisons cette planète échoira. Il s’agit pour l’Empereur de juger vos qualités respectives, votre habileté et votre intelligence. Je vous souhaite bonne chance dans cette compétition et prie pour que les Galaxies accompagnent vos décisions. »
Avec gravité, Entaris Iridian fixe tour à tour l’un et l’autre des seigneurs des Grandes Maisons qui hochent tous deux la tête chacun leur tour dans un geste d’assentiment. Comme s’ils lisaient dans l’esprit l’un de l’autre, tous deux tournent la tête pour s’affronter du regard un bref instant, confrontant leurs ambitions respectives vis-à-vis du destin d’Ankwane. S’ils avaient eu la présence d’esprit de regarder du côté de ceux qui les accompagnent, ils auraient vu de part et d’autre le même jeu de regard entre les divers intervenants rassemblés ici.
D’un geste Entaris fait signe à tous que le conseil, aussi bref que lapidaire est terminé. Après les respects d’usage, Zarakis regagne son vaisseau personnel, suivi de sa suite. Il monte dans l’engin spatial, s’assied dans le salon sur le siège qui lui est réservé, attend que tout le monde prenne place et, avec un sourire carnassier qui lui mange tout le visage, déclare dans le silence ambiant :
« Messieurs, voici la guerre. »

Arkies 02 – Zamal 01 (1)

Ambiance musicale : Craig David, Come Together (live)

Lien vers le texte en pdf ici.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le seigneur Kenyl Arkies exultait littéralement depuis son retour d’Ankwane. Tout le long du voyage retour, on l’avait entendu parler d’une voix forte avec Garon Bazir dans la chambre privée qui était la sienne au sein du majestueux vaisseau seigneurial de la Grande Maison et dont il n’avait même pas pris la peine de fermer la porte. Il n’avait pas quitté depuis les deux jours qui les séparaient de l’annonce d’Entaris Iridian une vitalité qu’on ne lui avait connu que depuis la guerre civile qui avait ravagé l’Empire, une douzaine d’année auparavant. Alors que la presse de toutes les planètes sous contrôle Arkies faisaient leurs choux gras de l’événement, que tous murmuraient dans les couloirs du palais des prophéties de comptoir sur les décisions qu’allait prendre le seigneur et sur les conséquences que ces décisions pourraient avoir sur les relations avec leurs voisins Zamals, la tensions régnait en maître et tous attendaient de savoir ce que le futur leur réservait.
C’est donc avec une impatience à la limite du tolérable que simples citoyens et gens d’influence apprirent avec émerveillement qu’un conseil spécial se tenait à l’état major de la Grande Maison Arkies et que ce qui serait dit et décidé lors de cette réunion exceptionnelle guiderait le destin de la Maison dans une direction aussi décisive que radicale. Il faut dire que le seigneur Arkies savait s’y prendre lorsqu’il s’agissait de monter un événement en épingle : sa science de la sphère publique, son jeu de scène face aux journalistes, son verbe et sa répartie avaient grandement favorisé son ascendance sur les foules. Dans une Grande Maison où la liberté d’expression de tout un chacun était considérée comme un bien inviolable, il était d’ailleurs préférable que cela soit le cas, les journalistes Arkies étant connus pour leur mordant et leur esprit critique. Entre eux et Kenyl, c’était un long roman d’amour et de haine qui s’écrivait chaque jour. Et c’est donc avec une joie non feinte et une gravité dont il tirait un orgueil certain que le seigneur Arkies avait fait une élocution holographique retransmise sur toutes les télévisions de la Grande Maison ainsi que sur les chaînes d’information un peu partout dans l’Empire, promettant que de grandes choses allaient être dîtes à ce fameux conseil.
La réunion se tient au palais Arkies, dans un mélange de luxe opulent, d’énergie sociale et d’excitation à la limite de l’hystérie collective. La horde de journalistes avait pu voir tour à tour arriver les voitures volantes du général Lowis Murpugo, toujours en avance et sentencieux dans ses déclarations lapidaires, Ranel Jun, le chef de la Guilde du Commerce qui ne manqua pas de critiquer ouvertement la conduite du seigneur Arkies face à des caméras avides de tout commentaire acerbe, celle de Joralie Kanem qui à la surprise générale était accompagnée de Dartas Huji, immédiatement suivi de la clinquante automobile de Gerdan Donidas, un intellectuel de renom et ancien ambassadeur de la Grande Maison chez les Zamal. Clou du spectacle, la famille régnante arrive à bord de son véhicule en forme de carrosse pour ouvrir ses portes sur la divine Célia Arkies, suivie de son père et de sa mère. Saluant la foule avec la science qui est la leur, ils passent deux bonnes minutes à s’offrir à l’œil des caméras, affichant des visages radieux et confiants. C’est au moment du bon mot du seigneur à l’adresse des journalistes, celui où il allait avec son air pimpant expliquer une fois de plus que de solides décisions allaient être prises pour l’avenir de la Grande Maison que le trublion de la fête, celui qui n’avait pas démordu de son air renfrogné depuis que Kenyl avait rendu public le duel qui l’oppose aux Arkies, Garon Bazir arrive ; il est à pied comme à son habitude, cigarette aux lèvres et le visage blasé. Garon déteste les journalistes, il déteste être au centre de l’attention comme il déteste le populisme bêta du rapport de Kenyl avec les gens de l’information. Sans desserrer les mâchoires, il fend la haie de caméramans, hoche la tête en direction du seigneur Arkies avec un lourd regard de reproche et rentre dans le palais d’un pas vif.
L’ambiance festive ne prend fin que lorsque les lourdes portes de la salle de réunion du palais se referment sur tout ce petit monde ; la pièce est immense et sombre ; en son centre, une titanesque table de métal permet à plus de vingt personnes de prendre place pour ce genre de rassemblement. La surface de la table est entièrement couverte d’écrans holographiques, tous prêts à retransmettre les informations dont les gens rassemblés ici pourront avoir besoin. Il n’y a rien d’autre, ni belle tapisserie ni statuettes raffinées comme les ancêtres de Kenyl ont eu tant de soin à garnir leur précieux palais. Tous sont assis lorsque la famille seigneuriale fait son entrée, Kenyl visiblement fâché de l’arrivée peu reluisante de Garon qui lui a ravi son moment d’éclat avant de quitter les journalistes.
« Mesdames, mademoiselle, messieurs, je déclare le conseil exceptionnel ouvert. »
Le seigneur parle en marchant jusqu’à sa chaise sur laquelle il s’assied avec gravité, plantant son regard dans chacun de ses vis-à-vis. Dans la grande salle sombre, le silence règne, uniquement perturbé par le jeu des doigts de Kenyl Arkies sur la table de métal noir. Après de longues secondes qui mettent à rude épreuve les nerfs des plus fragiles invités, il reprend :
« Je suppose que vous lisez tous les journaux ; vous savez donc tous ce qu’il en est de la situation actuelle. Vous êtes ici car j’attends de vous de propositions concrètes, des idées, des initiatives. Je vous écoute. »
Immédiatement, le général Murpugo se lève, raide, les yeux dans le lointain.
« Monseigneur. »
« Général. »
« Monseigneur, nos renseignements sur la situation d’Ankwane sont formels : la planète est sans défense. Aucun bastion Zamal n’est encore en place là-bas. Les habitants locaux n’ont ni place-forte ni armée de métier. En un mot, elle est sans défense face à notre force de frappe. J’ajoute que d’après mes estimations personnelles, un seul de nos bataillons peut aisément prendre le contrôle de la planète. Les vaisseaux de combat peuvent y arriver dans les quatorze heures et d’ici une journée avoir imposé notre présence sur place. Les Zamals doivent avoir fait  le même calcul mais leurs vaisseaux de transport de troupes sont bien moins rapides que les nôtres. A l’heure actuelle, aucun détachement n’est encore parti de Gundiria, il est encore temps de les prendre de vitesse. »
« Vous envisagez sérieusement une invasion armée de la planète général ? »
« Oui Monseigneur. A dire vrai je l’ai préparée depuis notre retour et toutes les simulations de l’état major sont formelles : en l’état actuel des choses, nous ne pouvons que gagner militairement. Une fois nos troupes débarquées et nos chasseurs en orbite, les Zamals ne pourront plus descendre au sol sans déclencher une guerre d’envergure qui est pour eux loin d’être gagnée d’avance. Cela nous donnera le temps de construire ce qu’il faut de batteries anti-spatiales pour les tenir à distance. »
D’un geste, le général Murpugo fait s’allumer les écrans holographique qui s’illuminent tous pour faire apparaître données et simulations de déploiement des forces Arkies sur le sol d’Ankawne.
« J’ajoute que plus le conflit durera, plus nous profiterons d’avantages stratégiques majeurs pour contrer les Zamals. Si nous agissons tout de suite, la partie est presque gagnée d’avance. »
« Général ? »
« Oui Monseigneur ? »
« Je n’ai aucunement l’intention de déclencher une rixe armée avec mes voisins. »
« Je sais Monseigneur. »
« Vous le savez, pourtant voilà quarante-huit heures que vous travaillez sur un plan d’invasion », dit Kenyl en se tournant pour la première fois vers les écrans face à lui, « et vu le détail de tout ce qui vous fournissez et la largeur de vos cernes ce soir, vous avez dû y plancher comme un damné. »
De petits rires méprisants glissent des bouches de quelques convives. Sans qu’ils en soient conscients, Kenyl d’Arkies repère en un clin d’œil ceux qui se gaussent du général et surtout ceux qui ne rient pas.
« Taisez-vous ! »
L’ordre claque et résonne dans la grande salle, faisant instantanément mourir le jeu social qui rendait ridicule Lowis Murpugo. Après une brève seconde de silence où il jauge chacun de ses convives, la voix du seigneur Arkies se fait à nouveau entendre.
« Je vous écoute, général. »
« Je sais que mes chances de vous convaincre sont minces, Monseigneur. Pourtant, nous aurions beaucoup à gagner d’une victoire rapide et militaire sur les Zamals dans le duel qui nous oppose à eux. »
« Développez. »
« Le prestige que nous retirerions de cette victoire serait pour nous un atout majeur dans notre diplomatie extérieure. Depuis la fin de la guerre, notre Grande Maison est déconsidérée par ses pairs sur le plan militaire, nous ne sommes plus crédibles en tant que nation guerrière. »
« Le prestige n’amène pas grand chose, général, à part un réconfort pour l’orgueil blessé. »
« Oui Monseigneur, mais il tient nos ennemis à distance et nous donnera la crédibilité nécessaire pour vendre de nombreux vaisseaux de combat. Une victoire rapide et éclatante nous donnera enfin un statu de Grande Maison avec laquelle il faut compter au sein du Sénat Impérial. En outre, nos vaisseaux spatiaux sont les meilleurs de l’Empire. »
« Pas de fanfaronnade chauviniste, je vous en prie général. »
« Si je puis me permettre, on ne triche pas avec les caractéristiques techniques des appareils, Monseigneur. Il ne s’agit pas de fanfaronnade mais d’un constat : nous avons les meilleurs vaisseaux. Mais ces vaisseaux coûtent cher et déjà de nombreux consortiums des guildes marchandes vous demandent des comptes vis-à-vis des budgets colossaux qui ont été investis depuis des années dans la recherche spatiale. Une preuve par l’exemple de notre supériorité dans l’espace permettrait de justifier toutes ces dépenses. »
« Et l’Empereur, qu’en faîtes-vous général ? Vous pensez sincèrement que notre sérénissime empereur Ma’Kin II qui tient tant à la paix impériale va nous laisser faire ? »
« L’Empereur est dépendant de ses vassaux, Monseigneur. Vos appuis à la cour et vos alliances au Sénat Impérial pourraient avoir vite raison d’une éventuelle vindicte populaire contre notre initiative militaire. Les Zamals n’auront jamais gain de cause si jamais ils en réfèrent au Sénat. »
« Et s’ils en référent à la justice de l’Empereur ? »
« Il est vrai que leurs rapports avec l’Empereur Ma’Kin II sont bien meilleurs que les nôtres, Monseigneur, mais je pense qu’il est crédible de penser que nous pourrons régler tout cela par un jeu d’alliances et de jurisprudence très floue en la matière. »
« Joralie ? »
Prise de cours, la Mage Stellaire ne s’attendait pas à être sollicitée. Elle se remet cependant bien vite.
« Techniquement, c’est plaidable. Ankwane n’appartient à personne, ce qui est un cas à part dans l’Empire. Si jamais il devait y avoir une guerre, ça ne sera pas pour autant une agression des territoires Zamals. Quant aux termes de la compétition qui nous oppose à eux, tout est très flou. Jamais le régisseur impérial Iridian ne nous a interdit d’utiliser la force. »
« Vous oubliez tous un détail majeur. »
Tous les yeux se tournent vers Célia qui vient de parler ; nullement décontenancée, elle poursuit de sa voix envoutante et fluide :
« Entaris Iridian a parlé d’une compétition dont il est, lui, l’arbitre. Il ne s’agit probablement pas de conquérir Ankwane, dont il pourrait nous déposséder si notre action lui déplaît, mais d’être déclarés vainqueurs. Il a en outre parlé d’intelligence, d’habileté et de qualités respectives. Je ne vois rien dans une action militaire qui illustre ces choses. »
Cette fois-ci, c’est au tout de Kenyl Arkies de rire, seul.
« Voilà une parole pleine de sagesse. Général, asseyez-vous s’il vous plaît. »
Murpugo se pose lourdement sur sa chaise, dans l’attente d’une décision. Il a joué son va-tout, il espère que cela suffira.
« Avant toute chose », reprend Kenyl, « il est primordial que rien de ce qui se dit ici ne parvienne aux oreilles de qui que ce soit. Nous aurons une version officielle qui sera rédigée dans la nuit mais personne, je dis bien personne ne dois parler ouvertement de ce qui se s’échange dans cette pièce. Je vais être clair : je ne veux pas la guerre, il n’y aura pas la guerre. Nous ne parlons pas ici d’une acquisition commerciale d’envergure ou d’une nouvelle loi. Nous parlons de guerre. Nous parlons de guerre avec Zarakis Zamal, le héros de la bataille de Pak’toris, le chef d’une Grande Maison au pouvoir militaire au moins comparable au nôtre, si ce n’est plus. Nous parlons de guerre, exercice dans lequel l’histoire nous a appris que nous ne brillons guère, face à une nation qui élève ses enfants dans le culte du héros martial. Vous pensez sincèrement que le seigneur d’une Grande Maison va se contenter d’un coup d’esbroufe comme celle du général Murpugo ? Vous pensez que Zarakis Zamal », et là Kenyl appuya chacune des syllabes du nom de son voisin, « Zarakis Zamal donc va se laisser faire sans combattre, qu’il va aller pleurnicher dans les robes de l’Empereur et se contentera d’un vote du Sénat voire pire d’une décision de justice fomenté par des avocats qu’il exècre et rentrera gentiment chez lui ? »
Le silence qui salue la question ouverte plane un moment dans la salle de réunion puis est anéanti par le bruit de la porte qui s’ouvre. Tous se tournent vers l’entrée de la salle sombre dans un même geste, exception faîte de Kenyl qui lui fait face. S’engouffre d’un pas rapide et le visage fermé le favori du seigneur, Joris Leven.
« Alors ? », lui lance le seigneur Arkies.
« Il a refusé, Monseigneur. », lui rétorque Joris qui s’assied à côté de Célia.
Devant les regards interrogatifs de l’assemblée, Kenyl Arkies devance leur question spontanée :
« J’avais invité le Régisseur Impérial à se joindre à nous ce soir. Mais visiblement il a mieux à faire ou ne désire pas nous aiguiller dans nos recherches. »
« Vous pensez à un piège de l’Empereur, seigneur ? », dit de sa voix calme et rocailleuse Dartas Huji.
La question, lourde sous-entendus et de danger vient définitivement briser le bel élan de confiance collectif qui dominait jusqu’ici.
« Je n’en sais rien Dartas. Peut-être mais ce serait absurde, l’Empereur n’a rien à gagner à nous faire tourner en bourrique. »
« Pourtant le message de son émissaire est très cryptique. Son refus de venir ce soir expliquer plus avant les termes de son petit jeu est une preuve de plus que Ma’Kin II cherche à nous voir patauger dans le brouillard. », rétorque Dartas Huji.
« Je ne sais pas. Mais je sais que nos décisions doivent être mûrement réfléchies. L’œil de l’Empereur est sur nous et les Galaxies savent qu’il tient autant à la paix au sein de l’Empire qu’à nous faire payer d’avoir choisi le camp adverse durant la guerre civile. »
Les paroles du seigneur Arkies plongent tout le monde dans des réflexions songeuses. L’enjeu est capital pour chacun d’entre eux, il y a brusquement beaucoup à gagner et encore plus à perdre dans cette compétition.
« Monsieur Jun ? »
« Monseigneur ? »
« Vous êtes bien silencieux et cela ne bous ressemble guère. Pouvez-vous nous faire partager vos pensées ? »
Ranel Jun, l’homme le plus riche de la Grande Maison Arkies après le seigneur, cesse de jouer avec le briquet en argent qu’il fait danser dans sa main depuis de nombreuses minutes.
« Je ne sais pas si je suis habilité à répondre au genre de questions que tout le monde se pose ici, Monseigneur. »
« Expliquez vous. »
« Je suis un homme d’argent, pas un militaire ni un politicien. Je sais flairer une bonne affaire, fédérer des gens autour d’un projet commun, pas prendre des décisions qui mettent en jeu la sécurité de milliards d’individus. »
« C’est précisément pour cela que vous êtes ici ce soir, Jun, pour nous donner votre regard, un regard neuf et différent. Je vous écoute. »
« Et bien pour commencer je dirai que la technologie des autochtones d’Ankwane est très inférieure à la nôtre. Il serait facile de monter une expédition commerciale là-bas sous couvert humanitaire. Nous apporter bonne technologie à vous, vous gentil avec nous, vous voyez l’idée ? »
« Mesurez la façon dont vous vous adressez à moi, Jun. »
« Pardon, Monseigneur. Ankwane n’est sous aucune autorité, donc aucune juridiction commerciale. Rien ne s’oppose à ce que nous offrions des gadgets technologiques aux locaux afin de nous attirer leur sympathie. Y a-t-il une race extra-terrestre qui vive sur cette planète ? »
C’est au tour de Joralie Kamen, la Diplomate, d’activer l’écran holographique de la table et de prendre la parole :
« Il en existe une, très concentrée sur la portion Nord du continent principal d’Ankwane. Je n’ai pas encore le nom exact mais ce sont des genres d’insectes humanoïdes, des créatures très primitives même par rapport aux indigènes de la planète. »
« C’est un bon point. Aller directement chez ces…créatures pour leur faire cadeau de certains instruments de pointe et en faire la publicité nous ferait gagner le soutient du Comité Extra-Terrestre… »
« D’autant que l’Empereur est très attaché à l’insertion des races non humaines au sein de l’Empire. », renchérie Joralie.
« Hum…une entreprise humanitaire, c’est une idée. », murmure dans sa barbe Kenyl Arkies.
« De plus », renchérit Ranel Jun, « qu’à partir du moment où nous posons le pied sur Ankwane pour ce type de mission nous légitimons la présence d’une force armée dont le but officiel est de protéger nos ressortissants. Il ne s’agirait pas d’une opération militaire mais nous permettrait de prendre position sur place. »
« J’ajoute que ce ne serait pas du luxe, les habitants d’Ankwane sont des gens violents et barbares. Lorsque nous avions le contrôle de la planète, de nombreux ressortissants Arkies ont perdu la vie pour avoir enfreint sans le savoir une de leurs lois bizarres. », dit Joralie Kanem.
« Dîtes plutôt que ces pauvres bougres ont cru bon de se défendre lorsqu’on s’est mis en tête de piller leur planète et de violer leurs femmes. »

Arkies 02 – Zamal 01 (2)

Ambiance musicale : Craig David, Come Together (live)

Le soupir las de Kenyl Arkies accompagne le mouvement des têtes qui se tournent vers Garon Bazir. Il soutient cependant le regard de tous sans ciller.
« Monsieur Bazir ? »
« Monseigneur ? »
« Aurons-nous la chance d’avoir autre chose de vous ce soir que des sarcasmes ? »
« Si tel est votre désir. »
« Il l’est. Parlez. »
« Et bien puisque vous êtes prêts à subir un long monologue dont j’ai l’habitude, je commencerai par dire que nous manquons d’informations. Nous ne connaissons pas Ankwane même si nous avons régné dessus car nous avons à l’époque établi une dictature par la force, bête, imbécile et irresponsable. A aucun moment nous n’avons pris la peine de nous attarder sur les habitants de cette planète ; notre statu sur Ankwane n’est donc ni neutre politiquement ni même favorable car nous n’en connaissons pour ainsi dire rien et que les habitants locaux nous détestent probablement. Ensuite, je dirai que nous ne connaissons pas l’état d’esprit actuel des Zamals et ne pouvons à partir de là que nous perdre en conjectures sans fondement sur leur réaction à nos actions. Je vous encourage donc à faire parler avant toute chose Gerdan Donidas qui est celui d’entre nous qui les connaît le mieux afin de savoir sur quoi tabler. Je dirai pour poursuivre que ce n’est pas Entaris Iridian que j’aurai invité ici ce soir mais Zarakis Zamal lui-même afin de régler ce conflit que l’Empereur cherche de toute évidence à nous imposer ; Ma’Kin II passe pour un abruti pacifiste depuis le début de son règne mais tout le monde sait c’est un politicien de premier ordre et qu’il a été choisi parmi son alliance pour prendre le trône. Il était à l’époque en concurrence avec des gens qui comptent parmi les légendes de cet empire et il a gagné. »
« Qu’essayez-vous de nous dire, monsieur Bazir. »
« Que l’Empereur a remporté son pari de passer pour un être faible alors que c’est un individu excessivement dangereux. Que L’Empereur nous abhorre autant qu’il a de l’affection pour Zarakis Zamal et qu’enfin c’est un émissaire de l’Empereur qui nous impose ce duel absurde pour une planète minuscule qui ne nous amènera aucune richesse car elle en est dépourvue. Vous semblez omettre le fait que nous n’avons presque rien à gagner dans cette compétition et énormément à perdre, ce que l’Empereur verrait d’un très bon œil. »
« Vous rejoignez donc Dartas Huji dans l’idée d’un complot impérial contre nous ? »
« Je ne serais pas aussi romantique, Monseigneur. Mais je vois simplement une situation idiote que vous avez eu beaucoup de plaisir à monter en épingle auprès de la presse sans vous rendre compte que désormais vous êtes forcé de prendre une décision forte qui va dans le sens que Ma’Kin a voulu que vous preniez, soit vous décrédibiliser auprès de votre peuple. »
Le ton de Garon est lourd de reproches à l’adresse de Kenyl Arkies mais la colère froide qui a animé tout son discours a déteint sur tous ceux qui sont présents dans la pièce. Après de longues secondes silencieuses, c’est au tour de Gerdan Donidas de prendre la parole :
« Monseigneur, puis-je parler ? »
D’un geste de la main, Kenyl lui fait signe de poursuivre.
« Les Zamals sont actuellement dans une position inconfortable : Zarakis méprise ouvertement ses enfants directs qui sont selon lui des imbéciles combattifs mais dénués de cervelle. Pour les avoir rencontré personnellement, je peux dire qu’il n’a pas complètement tort. »
« En quoi tout ceci nous concerne-t-il ? »
« Cela ne nous concerne pas directement mais nous intéresse dans le cas présent. Zarakis est vieux, très vieux même pour régner selon les standards Zamals qui se fondent sur le respect de la force ; nombreux sont ceux qui pensent, lui le premier d’ailleurs, qu’il aimerait bien passer le flambeau. »
« Mais il n’a personne pour le remplacer, c’est ça ? »
« Oui Monseigneur. Les Zamals sont des gens tout à fait capables lorsqu’il s’agit de respecter les ordres et d’obéir mais encore faut-il quelqu’un pour donner des instructions. Tout leur système politique, bien plus rigide que le nôtre, repose sur une soumission totale au chef. Si jamais il advenait que Zarakis Zamal disparaisse ou ne puisse participer activement au commandement, ce serait toute la Grande Maison Zamal qui serait paralysée. »
« Parfait, très bien monsieur Donidas mais, encore une fois et au risque de me répéter, en quoi tout ceci nous concerne-t-il ? En quoi les problèmes de succession de ce pauvre Zarakis rentrent-ils en compte dans notre débat ce soir ? Je comprends bien sûr le lien évident qu’il y a avec notre opposition pour gagner Ankwane, mais cela ne nous dit pas concrètement dans quelle direction avancer. »
« Je ne faisais que répondre au souhait de votre conseiller d’en apprendre plus sur les Zamals, Monseigneur. »
« C’est vrai, c’est vrai, excusez-moi. »
D’un geste, Kenyl se lève, commence à faire les cents pas dans la salle de réunion, les bras croisés dans le dos comme à son habitude lorsqu’il est plongé dans une intense réflexion.
« Bon, je suis Zarakis Zamal, je suis vieux j’ai pour moi l’expérience d’une vie de combats. Je suis honni de mes anciens alliés de la guerre civile car je suis le seul qui n’ait pas trop souffert lors du conflit mais je suis aussi celui que l’Empereur favorisera s’il en a l’occasion. Brusquement, l’Empereur me met en compétition avec mon voisin Arkies qui possède une meilleure flotte que la mienne grâce à des avantages technologiques que je ne peux acquérir et mettre en production dans l’immédiat mais qui m’est très inférieure militairement en cas de conflit d’envergure. La source du conflit est une petite planète pauvre et sans ressource dont je me fiche probablement et… »
« Pas du tout Monseigneur. », coupe d’une voix douce mais nette Gerdan Donidas.
« Ha ? »
« Zarakis a toujours été très attaché à Ankwane, pour des raisons sentimentales à ce qui se disait dans son entourage. Cela lui a d’ailleurs été reproché, tout autant que de s’en délaisser avec légèreté d’ailleurs. »
« Je ne comprends pas, il la veut mais la refourgue à un de ses… »
« …vétérans de guerre. »
« Merci, vétérans de guerre dès que l’occasion se présente. Je ne comprends pas. »
« Personne n’a vraiment compris son geste. »
« Alors peut-être qu’il est un peu plus cinglé qu’on ne voudrait bien le dire. », répond Kényl dans un sourire.
« Ou qu’il avait ses raisons et qu’il n’a pas cru bon d’en faire part à quiconque. », ajoute Garon.
« Mais pourquoi, par les Galaxies ? »
« Sentimentalisme. », répond du tac au tac le conseiller du seigneur.
« Vous êtes bien sûr de vous Garon. »
« Si cela n’avait pas été pour une raison intime et personnelle, il s’en serait ouvert à son entourage, il n’est pas du genre à cacher des choses. »
« Bon, bon, soit. Reprenons : la source du conflit est une petite planète pauvre et sans ressources mais à laquelle je tiens sans pour autant chercher à la posséder, aussi absurde que cela puisse paraître et me coûter. Que fais-je, qu’est-ce que j’entreprends pour gagner le duel qui m’oppose à la Grande Maison Arkies ? Quelles seront mes armes, mes moyens de me battre ? Quel sera mon premier geste ? »
« Appeler l’Empereur pour lui demander des explications. » dit d’une voix où le doute n’avait pas sa place Ranel Jun.
« Non », rétorque aussitôt Kenyl Arkies. « Jamais de la vie. Zarakis est d’une obéissance totale envers Ma’Kin II, jamais le simple fait de remettre en question la légitimité de cette compétition ne lui traversera même l’esprit. L’Empereur pourrait lui prendre la moitié de ses territoires, ce vieux cinglé serait même capable de dire merci. Non, non, à mon avis il doit voir ça comme un test ou une connerie virile et forte de ce goût-là. »
« Envoyer des troupes ? », dit Dartas Huji.
« Possible, ce serait une réponse Zamale classique mais en bon chef de guerre, il n’ira pas s’il ne peut pas promettre une compensation financière à ses ministres. Les moteurs des vaisseaux Zamals sont d’antiques machines à fission, organiser un déplacement de troupe coûte horriblement cher en carburant pour eux. Je pense que Zarakis ne pourra pas se payer le luxe d’envoyer son armée car il n’a rien à gagner sur Ankwane. C’est trop pauvre ! Il ne peut pas se pointer la bouche en cœur face à son état-major et dire qu’on va dépenser le tiers du budget de l’armée de l’année en cours pour un élan sentimentaliste ! Ça ne passera jamais ! »
Kenyl Arkies ouvre grand les bras, les yeux rivés au sol. L’émotion que génèrent ses réflexions le laissent comme à l’accoutumée perdu dans ses mondes intérieurs, sans aucune volonté de communiquer pleinement avec ses interlocuteurs.
« Se faire reconnaître et choisir par la population locale ? »
Le ton de Célia autant que la question laisse l’assemblée pantoise. C’est Joralie la première qui rétorque :
« Vous pensez qu’il va tenter de provoquer un mouvement de foule pour nous chasser ? »
« Non. Je pense qu’il aime beaucoup cette planète ; je pense à ce titre qu’il possède une affinité forte avec ses habitants, peut-être de nombreux alliés locaux, des gens déjà gagnés à sa cause. »
« Cela ne fait pas gagner les guerres ma fille, face à des canons lasers… »
« Et s’il n’y a pas de guerre, père ? Et si l’épreuve que cherche à nous faire passer Entaris Iridian n’était pas justement de nous juger non pas sur ce en quoi nous excellons mais ce que nous sommes à même de dépasser dans nos habitudes ? »
« Je ne comprends rien à ce que vous racontez, mademoiselle. », rétorqua d’un ton dur Ranel Jun.
« Moi si », lui répondit Joris Leven, le regard lourd de reproches vis-à-vis du ton tranchant que l’homme d’affaire avait utilisé pour s’adresser à Célia. « Ce que Mademoiselle Arkies veut dire c’est qu’il est tout à fait crédible de penser que l’émissaire impérial Iridian sait que notre premier réflexe est de prendre les armes pour aller au plus simple et au plus rapide. Il sait que l’invasion militaire est l’option que nous prendrons, comme les Zamals d’ailleurs. Sans cela, il nous aurait simplement signifié par un mandat sa décision et les règles du jeu. »
« Parce que c’est un jeu pour vous ? », s’exclame Gerdan Donidas.
« Je vais garder pour moi ce que je pense de tout ceci mais dans l’esprit de notre brave Planétologue, je le pense oui », rétorque Joris dans un sourire. « Je pense que nous jouons effectivement un jeu de dupes avec l’Empereur et qu’il nous faut avancer prudemment comme l’a si bien rappelé notre seigneur. Je pense qu’il n’est pas exclu qu’une tentative d’invasion nous disqualifie d’entrée de jeu dans la compétition. Je pense que la guerre est le moyen le plus simple de gagner et c’est pourquoi nous ne devons pas l’utiliser. Je pense qu’Entaris Iridian, malgré son âge et sa prétendue inexpérience diplomatique savait exactement ce qu’il faisait en nous rassemblant sur Ankwane. »
« C’est à dire, jeune homme ? », lui dit d’un ton lourd Ranel Jun qui n’avait visiblement pas digéré d’avoir été interrompu par le favori du seigneur Arkies.
« C’est assez simple : serions-nous en train d’avoir ce conseil extraordinaire s’il avait agi différemment ? La réponse est sûrement non. Notre seigneur se serait contenté d’une décision plus expéditive, prise en commun avec le conseiller de son choix ou seul, et l’histoire aurait pu s’arrêter là. Par sa volonté expresse de marquer le coup, de donner de la valeur à cette compétition, Entaris Iridian nous force à lui donner de l’importance. »
« Et donc !? »
« Et donc, nous ne pouvons aboutir qu’à ce que viens de découvrir Mademoiselle Arkies : il n’y aura pas de guerre. Entaris ne veut pas la guerre, l’Empereur ne veut pas la guerre mais ils ne peuvent pas le dire car ce serait un aveu de faiblesse et d’ingérence. Décider arbitrairement du sort d’Ankwane aurait donné une raison à la Grande Maison perdante d’en vouloir à sa rivale ; autoriser aux Arkies ou aux Zamals à avoir une latitude totale dans le conflit pour Ankwane nous aurait fatalement amené à une confrontation armée, même minime, à un moment. Sachant tout cela, Iridian fait la seule chose qui soit à sa portée : rassembler tout le monde dans un face à face sentencieux tout en rappelant bien qu’il nous surveille. Nous agissons donc en conséquence c’est à dire avec prudence en concluant que toute attaque sur Ankwane est fatalement destinée à se muer en échec et pour la compétition en cours et pour notre sécurité. De fait, nous ne pouvons que suivre le cours des choses, c’est à dire nous engager sur une lutte pacifique pour Anwkane. »
« Déterminisme primaire, je reconnais bien là l’influence de vos lectures harnidiennes, monsieur Leven », lui assène Joralie.
« Vous dîtes cela par ce que c’est le fond de votre pensée ou parce que vous ne l’avez pas déterminé avant moi, madame ? »
« Ça suffit, vos jérémiades n’amènent rien », dit d’un ton las Kenyl Arkies. « Monsieur Leven, nous expose longuement ce qu’on peut résumer en une phrase : nous sommes prisonniers du bon vouloir de l’Empereur. Nous ne pourrons rien tenter tant que les règles du jeu d’Entaris Iridian ne sont pas plus claires et que nous ne savons pas à quel point les Zamals sont prêt à se lancer dans la course. Pour l’heure, nous nous contenterons d’envoyer la mission humanitaire dont nous avons parlé initialement ; elle sera accompagnée du minimum de troupes régulières et d’un maximum d’espions dont le but ne sera bien sûr pas d’enquêter sur la population locale mais sur les faits et gestes des Zamals. Madame Kanem, seriez-vous disposée à prendre le commandement d’une telle expédition ? »
La mages Stellaire ne s’attendait pas à une prise de décision aussi brusque et encore moins à être désignée directement responsable des opérations.
« Bien sûr Monseigneur, si tel est votre désir. »
« Alors je déclare cette réunion est terminée. Mesdames, Mademoiselle, Messieurs, je vous souhaite une bonne soirée. »
D’un geste de la main, le seigneur Arkies fait signe à tout le monde de sortir. Tous viennent le saluer avant de prendre congé par la porte unique qui mène hors de la salle sombre. Comme le veut le protocole, Kenyl Arkies les raccompagnent sur le perron, attendant que chacun soit monté dans son véhicule respectif pour rentrer au sein du palais seigneurial. Il arpente ensuite en silence les immenses couloirs du palais aux couleurs vives et à l’ornement raffiné, passe par plaisir dans la salle des miroirs dans laquelle il aimait tant jouer étant enfant, rejoint un salon de réception et entre dans un petit fumoir garni de riches tapis et d’immenses bibliothèques. Des fauteuils antiques, faits de bois laqué sombre et de velours semblent y attendre les heureux élus qui passeraient les portes de la salle pour y trouver un moment de détente. C’est bien sûr ici que l’attend, un verre d’alcool à la main et le visage autrement plus détendu que tout à l’heure, Garon Bazir.
Ils n’e s’échangent qu’un sourire mutuel, le temps que Kenyl se serve à boire lui aussi et ne s’asseye rituellement dans le fauteuil qui fait face à son conseiller. Comme d’ordinaire, c’est le seigneur qui commence :
« Alors ? »
« Il se défend bien, ton petit protégé. Je ne connais pas dix personnes sur cette planète capable de tenir tête avec autant de fermeté à Jun et consort. »
« Les générations futures ne naîtront pas nues mais parées de tout ce que leurs ancêtres ont accomplis par le passé. Le chemin parcouru par nos aïeux n’est plus à faire mais nous ne devons pas oublier que nous marchons dans leurs pas. »
« Ce sont là les mots d’Avraham. Mais c’est vrai qu’ils sont très adaptés à la situation présente. »
« Ces mots guident ma vie, Garon. »
« Avraham est mort, Kenyl. L’idéal que nous poursuivions durant la guerre d’instaurer une république à la place de cet empire féodal a disparu avec lui. »
« Je sens un rien d’amertume et de reproches… »
« Peut-être. Je n’ai jamais trop aimé les visions de notre ancien leader sur les générations futures. »
« Tu n’y crois pas ? »
« Si, mais ça me fait sentir encore plus vieux que je ne le suis. »
Les deux partent d’un même rire complice. Dans cette salle, il n’y a pas de jeu à jouer, pas de tensions à inventer pour détourner l’attention et éventer les complots. Garon reprend :
« Joralie est avec Jun, j’en suis persuadé. Elle a montré trop de soutient ouvert à ses idées pour qu’il en soit autrement. »
« C’est une Diplomate, Garon, une Mage Stellaire spécialisé dans le jeu social et le mensonge. »
« Certains signes ne trompent pas. Mise dos au mur, c’est vers lui qu’elle se tourne, lui dont elle prend le parti. »
« Tu la fais suivre ? »
« Evidemment. Pourquoi crois-tu que mon service d’espionnage engloutisse autant de crédits ? »
« Pour te payer des gonzesses et du whisky ? »
« Couillon…la seule que j’ai envie de voir en ce moment, c’est Phanelle et je crois qu’elle en a ras le bol que son abruti de mari lui impose une abstinence forcée pour cause de surmenage professionnel. »
« Et les autres ? Qu’est-ce que tu as vu ? »
« La même chose que toi : la guerre. Elle est dans toutes leurs têtes, elle pointe son nez dès qu’on leur lâche la bride une seconde. Sans notre petit numéro de ce soir, Murpugo était prêt à lâcher l’armada complète sur une planète sans défenses. »
« Pourquoi Garon, pourquoi veulent-ils cette bataille insensée face au vieux Zarakis ? »
« Parce qu’ils ont perdu la Guerre Civile, Kenyl, voilà pourquoi. Parce qu’un beau jour Ma’Kin II a tué Avraham dans le secteur de Pak’toris, que ce jour-là l’alliance Arkies-Deck-Falgan-Galiossa a perdu son chef et que nous avons capitulé lorsque le camp adverse nous a proposé une reddition acceptable après huit ans de conflit. Parce que l’amertume d’avoir été placé dans le camp des vaincus est intolérable et qu’il faut laver cet affront plutôt que de vivre avec la honte. »
Kenyl vide son verre à petites goulées, les yeux perdus dans la rue que l’on voit d’ici. Après un moment d’intense réflexion, il ajoute :
« Qui sera pour la guerre ? Qui va faire en sorte que nous affrontions les Zamals ? »
« Murpugo, évidemment. Jun, j’en suis certain. »
« Pourquoi lui ? C’est un homme d’affaire pas un militaire. »
« Parce que tu ne la veux pas : en se plaçant dans le camp adverse, quelques soient les causes à défendre, c’est bon pour lui. En se désignant comme un va-t-en-guerre, il va canaliser tous ceux qui pensent qu’une action forte doit être prise et fédérer tes opposants. »
« Il va y parvenir ? »
« Une bonne partie des milieux d’affaire lui mangent dans la main, il a des alliés bien placés dans les ministères… »
« Va-t-il y parvenir ou non, Garon ? »
« Pas pour le moment, les gens vont trop bien pour avoir envie de conflit ou se désolidariser de toi. Mais si notre économie devait subir un ralentissement quelconque, il gagnerait très vite des voix. »
« Qui d’autre ? »
« Joralie, pour moi c’est clair. »
« Quand je pense que c’est avec l’argent des impôts qu’elle a suivi toute sa formation de magicienne et qu’elle a fini son enseignement à Myraguill. »
« Où elle a échoué aux examens finaux. »
« Quoi ? »
« C’est un ami à moi qui a fini par avoir l’info. Elle n’a jamais terminé son cursus là-bas. »
Kenyl explose de rire. Joralie Kanem, celle qui raconte partout qu’elle est sortie avec les honneurs de la plus grande école de Mages Stellaires de l’Empire, serait une petite menteuse qui a échoué et l’aurait caché à tout le monde !
« Mais comment elle a fait pour que ça ne sache pas ? Tous les Mages Stellaires de sa promotion doivent le savoir, non ? »
« Les magiciens de son époque sont tous morts, Kenyl. Ceux qui ont survécus à la guerre se cachent car ils étaient presque tous dans le camp d’Avraham. Rien que dans notre cadran Sud-Est, il n’y a guère que Dartas Huji pour avoir été à Myraguill. »
« La petite félonne… »
« Il n’y a pas de honte à échouer aux examens de Myraguill. »
« Rater le concours le plus prestigieux des galaxies, non, il n’y a pas de honte. Mais me faire payer l’argent qu’elle me fait sortir tous les mois pour ses services grâce à son titre, ça oui ! »
Hilare, probablement autant par la révélation que par l’alcool, Kenyl se lève pour aller se resservir. Philosophe, il revient avec la bouteille et rempli d’autorité le verre de son conseiller.
« Et Dartas ? C’est un vrai, lui ? »
« Dartas est un vrai, il n’a pas menti sur son cursus. Et mieux vaut qu’il soit de ton côté si jamais la guerre éclate. »
« Il veut la guerre ? »
« Tu as vu comme il regardait Rin Eilov sur Ankwane ? »
« Le Duelliste Zamal ? Non. »
« Moi oui ; et je peux te dire que ces deux-là doivent avoir une sacrée histoire commune pour se détester autant. »
« Hum…le Duelliste contre le Faucheur, sacré programme. »
« Si ce n’est que contrairement à toi, Zarakis est certain, lui, de la loyauté de son Mage Stellaire. »
« Tu crois que Dartas travaille toujours pour la Maison Rechag ? »
« Difficile à dire, je n’ai pas encore suffisamment d’infos sur lui. Mais tu connais mon point de vue sur la question. »
Ho oui il le connaissait : Garon avait toujours hurlé lorsqu’il avait appris la décision de Kenyl d’accueillir au sein de sa garde un Faucheur, un Mage Stellaire issu des rangs de la Grande Maison Rechag. Outre le fait qu’elle était dans le camp adverse durant la guerre, la Grande Maison Rechag s’était faite une spécialité dans l’assassinat et le meurtre ; et ses meilleurs éléments pour ce faire étaient ses Mages Steallaires emblématiques, les Faucheurs. Celui-ci cherchait visiblement un refuge pour s’abriter de ses anciens confrères mais son parcours et sa puissance avait terrifié Garon depuis le premier jour : si jamais il prenait l’envie à Dartas Huji de décimer la famille seigneuriale, personne n’aurait la puissance de l’en empêcher. La seule à avoir un niveau comparable était Joralie mais Joralie était une Diplomate, pas du tout une Mage Stellaire de combat. Qui plus est, elle n’avait pas obtenu son diplôme de Myraguill, contrairement à Dartas. Déjà qu’à armes égales elle était donnée perdante, si en plus elle était moins forte que ce qu’elle prétendait être…Restait Kamal, le psi surdoué. Lui avait une chance.
« Bien, on y voit déjà un peu plus clair. Donidas ? »
« Visiblement, il est complètement étranger à toute machination. Il ne comprend rien à ce qui se joue entre toi et Jun. »
« C’est bon à savoir. »
« Ça ne veut pas dire qu’il est de ton côté. »
« Non, mais j’aime bien ce mec-là. Ça m’aurait peiné de le savoir contre moi. »
« Autre chose : ça ne te gêne pas de savoir que Joris Leven tourne autant autour de ta fille ? »
« Tu ne l’aimes pas, hein, mon petit Joris ? »
« Non. Il est suffisant, snob et imbu de lui-même. »
« Mais il se défend bien, tu l’as dis toi-même. »
« C’est vrai. Mais il veut ta fille. »
« Et le pouvoir ? »
« Non, ça je pense qu’il s’en fout pour l’instant. Je crois qu’il veut juste la mettre dans son lit ; le reste attendra. »
« Je ne peux pas vraiment lui en vouloir. »
« Ça veut dire que tu es d’accord ? »
« Je n’ai pas à interagir avec les décisions amoureuses de ma fille, Garon. Elle est suffisamment maligne pour savoir à quoi s’en tenir avec les garçons. »
« Tu parles comme si elle avait quinze ans. »
« Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Tu verras quand ta gamine aura cet âge-là… »
« Vu qu’elle fête ses huit ans le mois prochain, j’ai encore de la marge. »
« C’est vrai ! Il faut que je pense à un cadeau…»
« On verra le moment venu. »
Garon baille brusquement à s’en décrocher la mâchoire. Kenyl en profite pour taper d’un même geste sur ses deux cuisses avant de se lever dans un brusque élan d’énergie.
« Allez, il tard et je te fais bosser plus que je ne devrais en ce moment. »
« Oui, excuse moi, j’ai pas mal d’heures de sommeil en moins au compteur. »
« Rentre chez toi, ne te fais pas tuer et embrasse Phanelle et tes gosses pour moi. »
« Oui, seigneur, à vos ordres seigneur. »
« Oh, ta gueule. »
Ils sortent en silence du fumoir, passent dans les salles que le seigneur Arkies a longé pour venir jusqu’ici. Sur le perron du palais, la voiture personnelle de Kenyl attend de ramener Garon Bazir chez lui. Il descend quelques marches après la poignée de main ferme et amicale de circonstance, s’arrête, se retourne.
« Kenyl ? »
« Oui ? »
« Il y a aura la guerre Kenyl. Malgré toi, malgré tout ce que tu pourras y faire. Règle ce conflit au plus vite, rencontre Zarakis, négocie. Mais fait le vite avant que le cours des choses ne s’accélère et qu’on ne contrôle plus rien. »
« Va, rentre chez toi, oiseau de mauvaise augure. Mais j’entends ton conseil. Bonne nuit Garon. »

Arkies 02 – Zamal 02

Ambiance musicale : Prince, Alphabet St.

le texte en pdf est ici.

Il y a ce soir dans l’air le parfum électrique que l’ambiance de l’astéroïde Galvinia porte toujours en lui. Rencontre absurde entre une architecture Deck clinquante et lumineuse, un rassemblement compact de tout ce qui avait une forme humanoïde dans cette partie des territoires Zamals, un multiculturalisme prononcé et un sentiment de liberté qui s’érige comme une bulle d’oxygène au sein de la Grande Maison militariste. Situé à quelques heures seulement d’Ina’Kal, la planète caserne qui tenait lieu de capitale aux Zamals, Galvinia était un discret amas de roches perdu dans l’espace, habilement caché des regards par une grosse lune morte et sur lequel les forces Zamales avaient sciemment décidé de ne plus tenter d’y faire régner l’ordre. La présence policière, anecdotique, rendait l’endroit bien plus dangereux que le reste des planètes sous contrôle de Zarakis mais force était de constater que l’autogestion des habitants locaux fonctionnait assez bien et permettait à la petite communauté d’à peine quatre millions de gens de subvenir à leurs besoins. « Gens » est d’ailleurs l’appellation la plus précise que l’on eut pu donner à ceux qui peuplent l’astéroïde : les humains n’y sont même pas majoritaires et l’on compte un nombre incroyable de Gaven, Kurkiv, Bankto, Vanerian et Bast, pour ne citer que les mieux représentés. Au total, ceux sont plus de trente races différentes qui coexistent ici dans un joyeux chaos finalement bon enfant, dans lequel la mort violente n’est pas rare mais que tous ici auraient défendus au prix de leur vie s’il avait fallu.
Lorsqu’on descend de l’astroport après s’être garé au prix d’incroyables acrobaties aériennes, on descend droit vers la grande rue de Galvinia, son centre névralgique. Si on esquive les vendeurs de cartes sur lesquelles se trouvent les numéros des prostitués les plus médiatisées du moment, on arrive sur cette grande artère vrombissante, au milieu de la foule. Dans le plus pur style Deck, on y passe devant mille magasins aux devantures clinquantes éclairées aux néons multicolores, des trottoirs immenses où une foule de toutes tailles, accoutrements, couleurs de peau, nombres de bras, d’yeux, joue des coudes pour arriver à bon port à peu près à l’heure. Après une bonne vingtaine de minutes de bagarre avec ceux qui viennent de face, on arrive jusqu’à une petite rue dans laquelle on s’engouffre vite pour fuir le flot d’énergumènes qui venaient à contre-sens jusqu’ici. On passe invariablement devant les mêmes clochards de tous poils qui en ont eu assez de se faire marcher dessus par la foule et ont trouvé refuge dans la ruelle, se fait alpaguer par le même vendeur de hot-dog qui tente de vous revendre ses saucisses de la veille, passe devant d’invariables couples improbables qui fuient le regard du plus grand nombre pour s’enlacer fiévreusement.
On accède alors à une rue parallèle à l’avenue principale au sein de laquelle l’activité reprend par petites grappes, les bars à ciel ouvert captant le plus gros de la foule. Partout, les noms en langue Deck viennent renforcer le dépaysement de l’endroit pour qui n’y vit pas : Dead Man’s Saloon, Arima’s Pleasure Island, The Mad Monkey sont autant de noms génériques de bars qui ont les faveurs à la fois des locaux et des voyageurs de passage. Il faut pourtant aller encore plus loin, ne pas se faire voir lorsqu’on regarde les cuisses des filles qui prennent un verre en terrasse et dont les tenues sont autrement plus osées que celles qui sont tolérées dans les territoires Zamals, éviter aussi de se faire alpaguer par quelque fier à bras qui veut jouer au dur face à la gente féminine pour finalement arriver à destination, le saloon le plus sulfureux de Galvinia : le Crossroads. Véritable repaire de voleurs, contrebandiers, aventuriers et chasseurs de primes, le Crossroad rassemble tous ceux qui n’ont pas su trouver leur place, même ici où tout semble permis ou en tout cas toléré. Ils y viennent car malgré leur antagonisme potentiel, ils ont les mêmes codes, jouent selon les mêmes règles du jeu. Les bagarres sont monnaies courantes mais il se trouve toujours une bonne âme pour assommer les belligérants et rétablir la digestion tranquille des autres clients du bar. Les morts sont rares, les vraies blessures également. En somme, le Crossroads est pour tous ces gens un havre de paix, un repos de quelques heures ou quelques jours où l’on peut baisser sa garde un moment avant de reprendre son existence pleine de danger et d’incertitudes.
Il faut donc rentrer de plain-pied dans l’ambiance rétro et enfumée du Crossroads, jauger ceux qui sont présent pour savoir si votre venue va créer un esclandre avec quelque ennemi récurent ou non, se faire frôler par les serveuses Bast, croisement féminin entre un félin et un humain, aux tenues provocantes qui ne comptent plus chaque soir le nombre de mains qui sont venues plus ou moins discrètement s’égarer sur leurs hanches et leurs fesses, voir les clients vous foudroyer du regard ou s’écarter de votre chemin selon la menace que vous représentez pour leur existence, monter au premier étage suspendu dans les airs afin de rejoindre l’attroupement qui suit le résultat des courses de moto-speeders sur un immense écran holographique. Comme à chaque fois, la foule oscille entre les premiers rangs, déchainés, et ceux qui regardent le spectacle, plus philosophes, de derrière. Il faut donc fendre la foule, parvenir à quelques mètres à peine de l’écran afin de trouver le plus virulent et les plus enthousiaste des spectateurs pour dénicher, enfin ce qu’on est venu y chercher, l’assassin et garde du corps occasionnel de Zarakis Zamal, Darab Mu.
« Mais putain de sa race, tu vas te décider à mettre la gomme, espèce de connard de pilote de merde ! »
Comme d’habitude lorsqu’il est face à une expérience stressante dont il ne maîtrise rien, Darab jure comme un taxi aux heures de pointe. Pour sa défense, il n’est pas le seul à s’exclamer de la sorte : tous ceux qui l’entourent acclament ou conspuent le champion sur lequel ils ont misé une partie de leur salaire alors que la course atteint des vitesses prodigieuses sur l’écran holographique. Complètement happé par le spectacle, l’assassin ne prête aucune attention au pauvre Eliat Tharn qui se fraye un passage jusqu’à lui au prix d’un effort considérable.
« Darab. Darab ! »
« Pas maintenant, c’est le dernier tour bordel…mais tu vas te greffer une paire de couilles et te décider à tracer, oui ?! »
Soufflant avec philosophie, Eliat s’extrait avec peine de la foule compacte, dans la plus parfaite indifférence de l’auditoire qui est rivé à l’écran. Les cris d’enthousiasme et de surprise redoublent d’ailleurs au moment où les pilotes au coude à coude rentrent dans la dernière ligne droite du grand prix de Gerin. Lorsque le vainqueur passe la ligne d’arrivée, ce sont des hurlements qui s’élèvent, faisant lever la tête des clients attablés plus bas. Eliat, qui n’a pas bougé, attend son ami qui arrive, la mine sombre.
« Connard de putain de salopard…deuxième, ce bâtard fini deuxième en se faisant griller sur les derniers cinq cents mètres. Je te jure, si je tenais le mécano qui a réglé le bridage de son moteur, je crois que je lui ferai bouffer son foie ! »
« Bon, on peut aller prendre un verre maintenant ? », rétorque Eliat Tharn, l’air indifférent.
« Ouais. »
Les deux descendent les escaliers en bois dont les lattes craquent sur leur passage. Duo improbable du grand général Eliat Tharn, immense homme barbu au visage carré, drapé dans son uniforme noir et rouge, une grande cape tombant de ses épaules, le regard droit et Darab Mu, petit homme au corps fin et souple, aux cheveux courts qui n’a pour tout habit que son éternelle combinaison de combat noire qui épouse sa peau. Il a d’ailleurs fallu du temps à Eliat pour s’habituer à cette facétie vestimentaire qui ne dissimule rien de l’anatomie de Darab et qui captent de nombreux regards amusés, surpris ou méprisants. Ils arrivent jusqu’à une table vide dans le saloon bondé sur laquelle Darab a laissé ses couteaux emblématiques et que par conséquent personne n’a osé prendre. A peine assis, une serveuse Bast arrive à leur table et pose d’autorité trois verres sur la table :
« Lift, whisky et jus de pomme, comme d’habitude ? »
« C’est pas comme on avait le choix ma belle. », lui rétorque Eliat avec un sourire.
« Merci Shan’ti, on garde son jus de pomme au chaud pour Rin. »
« C’est gentil, Darab ; oublie pas de me dire quand tu seras prêt à me prêter autre chose que tu gardes au chaud… »
« Mais t’es vraiment une grosse cochonne, c’est pas possible ! », s’esclaffe l’assassin.
« C’est pas moi la petite allumeuse qui se ballade sous mon nez pratiquement à poil. », lui rétorque sans ciller l’extraterrestre.
« Je te signale que contrairement à toi j’ai presque tout le corps couvert par mes vêtements. », répond Darab, doigt tendu vers elle.
« Pour ce que ça cache ! »
« Bon, c’est fini vos discussion de fringues les filles ? », coupe Eliat d’une voix brusquement irritée.
« T’es pas drôle, Eliat… », dit la Bast en faisant la moue. « Appelez moi si vous avez besoin d’autre chose. », renchérit-elle avec un clin d’œil appuyé à l’adresse de Darab. Alors qu’elle s’éloigne, Eliat remarque à quel point le regard de son ami est captivé par la serveuse dont le pagne semi transparent ne dissimule lui non plus par grand chose de son anatomie.
« Tu vas quand même pas sauter une extra-terrestre ? », lui assène d’un ton de reproche le militaire.
« Qui te dit que je l’ai pas fait, ô instance du puritanisme ? », répond espiègle Darab.
« T’es dégueulasse. »
« Eliat, tu m’emmerdes. »
« Mais elle…elle a des poils partout, une queue de chat ! Et puis cette façon de te parler, de balancer ses… »
« Seins, nichons, vas-y, Eliat, tu peux le dire, les Galaxies ne te foudroieront pas si tu prononce les mots que ta maman t’as interdit de dire en public. », rétorque Darab hilare.
« C’est une traînée. », juge, tranchant, Eliat.
« Et toi un putain de salaud sans cœur. Qu’est-ce que tu avais besoin de la rabaisser devant moi ? Tu sais quel courage il faut pour draguer devant les autres, avoir les couilles de s’exposer, de s’entendre dire « non » lorsqu’on avoue à quelqu’un qu’il ou elle nous plaît ? Non, ça tu t’en fous. »
« C’est inconvenant pour une femme de parler comme elle le fait. »
« Moi ça me gêne pas… »
« Toi, ton passage chez les Galiossas t’a fait perdre le sens des valeurs. »
Darab est sur le point de répondre quelque chose mais il s’arrête lorsqu’il aperçoit la silhouette longiligne de Rin Eilov qui fend la foule à leur rencontre. Il serait d’ailleurs plus juste de dire qu’il se contente d’avancer calmement dans le bar bondé tant les gens qui qu’ils soient s’écartent naturellement de son chemin. Tous ceux qui ont un tant soit peu d’expérience les connaissent tous les trois, le trio héroïque de la Grande Maison Zamal, mais nul n’a autant d’ascendance et de charisme que Rin Eilov, le Duelliste légendaire de Zarakis Zamal. Tout est chez lui fin, délicat, racé, que se soient ses bras, son torse, son visage, ses long cheveux blonds. Il porte au côté son épée de Mage Stellaire qui est aussi l’arme ancestrale de sa famille. Issu d’une lignée de nobles de campagne, Rin porte en lui le détachement et la sophistication de ceux qui ont été élevés pour régner. Il arrive sans encombres jusqu’à la table où l’attendent ses deux amis.
« Darab a encore perdu aux courses ou vous vous êtes juste engueulé comme d’habitude ? »
« Les deux ! », répondent dans une synchronie parfaite Eliat et Darab, provoquant malgré eux un sourire partagé.
« Qui a gagné la course ? », demande de sa voix calme le Duelliste.
« Mikan. Putain de moteur Arkies, quand je pense que cet enfoiré est allé chez eux pour acheter leur technologie à fission 3. », répond avec dépit l’assassin.
« Visiblement, il a bien fait », réplique Rin.
« Mais c’est dégueulasse ! Du coup tout le monde à l’air de conduire des poubelles qui volent à deux à l’heure ! C’est même pas le meilleur pilote du championnat. »
« Non mais, il gagne », rétorque Rin de sa voix posée; « l’année prochaine tout le monde aura le même moteur dans leur moto-speeder et voilà. Ça leur apprendra à se méfier des moteurs étrangers. »
« Ouais, c’est quand même de la triche. »
« Et sinon, vous vous preniez le bec pourquoi cette fois-ci ? », rebondi Rin Eilov.
« Darab veut sauter la serveuse. », intervient Eliat.
« J’ai jamais dit que je voulais la sauter, j’ai dit que contrairement à toi qui est un putain de raciste puritain de merde je trouvais qu’elle avait un joli cul. »
« De laquelle vous parlez ? », demande Rin.
« Shan’ti. »
« Elle a un joli cul, Eliat. »
« Vous me dégoûtez avec vos envies déviantes. »
« Ho, ça va là, tu me gonfles. », dit Darab où pointe un début de colère.
« Les Arkies ont débarqué sur Ankwane. », dit d’un ton détaché Rin Eilov
Eliat et Darab abandonnent immédiatement leur inimité sous le coup de la surprise.
« Tu déconnes ? », dit incrédule Darab.
« Je viens d’avoir l’information sur le chemin. »
« Qui t’a prévenu ? », demande Eliat, sceptique.
« Le Palais Seigneurial, qui d’autre ? »
« Ben merde alors, ils ont pas mis longtemps à réagir. »
Darab est visiblement sous le choc de cette révélation. Savoir les Arkies, leurs ennemis de la guerre, sur le sol de sa planète natale lui fait visiblement un coup.
« Ils ont prétexté une mission humanitaire, un don de technologies et d’aide médicale. »
« Non mais pour qui ils se prennent ! Comme si on avait besoin de quoi que ce soit ! Ils nous prennent pour des sauvages ou quoi ? », s’exclame Darab.
« Visiblement, oui. », rétorque Rin dans un sourire.
« Combien de vaisseaux de guerre ont débarqué ? », demande d’une voix très sérieuse Eliat Tharn.
« Deux ; officiellement en tout cas. Mais l’état major n’a pas réussit à réactiver les radars terrestres pour savoir si d’autres vaisseaux sont rentrés dans le système en camouflage optique. »
« Il ne reste plus d’infrastructure militaire à nous sur Ankwane ? », demande Darab.
« Rien qui fonctionne ou qui soit utilisable dans l’immédiat. »
« On va vraiment passer pour des incapables: quand je pense qu’Ankwane était à nous et qu’on n’est même pas capable d’arriver là-bas les premiers. », renchérit Eliat.
« Oui, si ce n’est que le Zarakis a enfin réussit à faire entendre à ses ministres qu’il allait envoyer le Petit Seigneur là-bas pour gérer la compétition.
« Perin ? Il veut envoyer son petit-fils sur Ankwane ? »
« Visiblement oui. »
« Mais il est trop jeune, beaucoup trop jeune pour tout ça ! », crie presque Eliat.
« C’est ce que tout le monde ou presque lui a dit mais il n’en a pas démordu. Visiblement, Zarakis cherche à accélérer la passation de pouvoir et il est bien décidé à sauter une génération dans l’ordre de succession. »
« Oui, et un succès sur Ankwane lui permettra de légitimer son choix, c’est logique. », dit songeur, Darab.
« Mais il a douze ans. », dit Eliat Tharn.
« C’est vrai. », admet Rin
« Ton avis là-dessus ? », demande Darab.
« C’est un bon choix. Perin est infiniment plus intelligent que son père ou son oncle et Zarakis l’élève depuis la naissance pour prendre le trône. Il manque cruellement d’expérience mais il ne sera pas seul ; il aura les lauriers d’une victoire sur les Arkies mais ne participera que peu aux prises de décisions. »
« Tout en prenant de la graine dans une situation aux risques réels mais avec le filet de sauvegarde de l’Empereur. », dit Darab. « C’est plutôt malin. »
« Je comprends rien », dit Eliat.
« C’est simple », lui répond l’assassin. «Mettre Perin en avant est un geste politique avant tout. C’est un gosse mais il ne prendra aucune décision sans l’aval de ceux qui l’accompagnent. »
« Mais il se met énormément en danger ! Il y a des Arkies là-bas bon sang ! »
« Ils ont très peu de chance de tenter un assassinat : cette compétition est chapeautée par Entaris Iridian qui est l’homme de main de l’Empereur dans la région. Tant que notre cher régisseur impérial veille à la bonne marche de la compétition, il est très peu probable que les Arkies tentent de passer en force. Le couperet de l’Empereur s’abattrait sur eux immédiatement. »
« Ouais…reste que l’Empereur est loin, que les Arkies ne l’aiment pas et que moi je tenterait le coup. », répond avec aplomb Eliat Tharn.
« C’est la raison pour laquelle Zarakis va demander à Darab d’accompagner le Petit Seigneur sur place. », dit Rin.
Ni Eliat ni Darab n’ont vraiment le temps d’exprimer leur surprise car une bagarre éclate à ce même moment près du comptoir. D’un coup, tout le monde se lève, son verre en main pour éviter de le voir précipité au sol. Ça n’est pas suffisant pour un pauvre chasseur de prime qui se prend de plein fouet un Kurkiv au corps bleu draconique, chutant au sol. Le Bankto, monstre de trois mètres au corps pierreux, qui vient de le jeter se fait fracasser une bouteille de bière sur le crane pour une raison inconnue, un ami humain du Kurkiv se jette sur lui et l’instant d’après c’est la mêlée générale. Des cris de ralliements se mêlent aux bruits des chaises qui se cassent, les bras qui se rompent, les glapissements de douleur. Devant le trio ravi, c’est un chaos indescriptible de bruit et de fureur.
« On est monté au niveau deux direct, t’as vu ça Rin ? », s’exclame Darab.
« Oui, visiblement ça fait un bail qu’ils n’ont pas eu de boulot ou mis leur nez dans une femme. »
« Attention ! »
Le cri d’alerte d’Eliat les prévient au dernier moment d’une bouteille qui vole jusqu’à eux. Ce cri du cœur est pourtant tout à fait superflu pour Rin et Darab qui ont vu bien avant leur ami le projectile fuser vers eux. En un souffle, Darab s’est déplacé de côté tandis que Rin ne bouge pas d’un pouce, laissant la bouteille filer à quelques centimètres de son visage. Le missile vient de passer leur visage, va se fracasser contre le mur, éclaboussant la belle tenue militaire du général. Son visage vire au rouge et il se lève d’un coup, raide comme un piquet.
« Tu vas te battre ? », demande Darab, incertain.
« C’est une question de principe : on ne souille pas impunément l’uniforme Zamal. », répond d’un ton sentencieux Eliat en vissant sa casquette décorée du blason de la Grande Maison sur sa tête.
Sans que ses amis ne cherchent à l’arrêter, ils savent à quel point c’est inutile, Eliat parcoure en quatre enjambée la distance qui le sépare des combattants et se jette à son tour dans la bagarre générale en rageant, cherchant frénétiquement des yeux celui qui lui a jeté la bouteille tout en frappant au hasard.
« On y va ? », demande Rin Eilov.
« Bof, se prendre un pain ou deux dans la gueule lui fera du bien. »
« Je ne te savais pas si vindicatif avec Eliat. »
« J’en ai marre de ses jugements. En ce moment, il arrête pas de me dire comment je dois me comporter, ce que je dois dire, penser…à la fin c’est gonflant. »
« Et tu crois vraiment que le laisser se faire tabasser va arranger les choses ? »
« J’en sais rien, il peut s’en sortir. »
« Darab… », répond Rin d’un ton de reproche.
Darab sait très bien ce qu’il en est : Eliat est aussi mauvais à la bagarre aux poings qu’il est doué pour se servir d’un pistolet laser. C’est dire. Il vient d’ailleurs de se prendre deux baffes d’un gros type balafré et de se faire envoyer au sol par un autre. Malgré le ressentiment, l’assassin n’a pas quitté son ami militaire des yeux afin de pouvoir réagir le cas échéant.
« Ça va mal finir. »
« Si on passe au niveau trois, je bouge. », dit Darab.
C’est lui qui avait instauré ce barème des bagarres au Crossroads : le niveau un était celui on se tapait dessus jusqu’au premier sang, le deux celui on ça commençait à devenir vilain, que les gens étaient blessés et continuaient quand même. Le niveau trois était franchit lorsqu’on commençait à sortir les armes et que la survie immédiate des belligérants était en jeu.
« Tu pars demain », dis d’une voix toujours calme Rin sans quitter le combat des yeux.
« Tu sais avec combien d’hommes ? »
« Personne. Tu n’auras aucun commandement sur place, tu seras seulement chargé de la protection du Petit Seigneur. Lui aura sous ses ordres un petit groupe trié sur le volet. »
« Combien de gens ? »
« Dix tout au plus. Ton but sera de ramener tout le monde vivant et d’empêcher un esclandre avec les Arkies. »
« Plutôt tranquille comme mission.»
« En ce qui te concerne, oui. Le reste sera du ressort du Petit Seigneur. »
« Sympa, je faire la nounou d’un gamin… »
« J’aurai cru que ça t’amuserai plus que ça de rentrer chez toi », dis Rin dans un sourire.
« Revenir sur Ankwane, c’est parfait, mais tu sais que je n’ai pas l’affinité que tu as pour Perin. »
« Tu le ne suis pas depuis la naissance. »
« Non, c’est clair. »
« Autre chose. »
« Oui ? »
« Fais attention à Perin. »
« Merci, j’avais compris. »
« Ce n’est pas ce que je voulais dire. Il y a quelque chose en lui, quelque chose de …singulier. »
« Ça veut dire quoi ? Tu penses à un psi ou un Mage Stellaire en puissance ? »
« Je ne sais pas. Mais je suis certain qu’il y a une très bonne raison pour que Zarakis place autant d’espoir en lui sans qu’il ait rien accompli. »
« Et donc ? »
« Donc fais attention, ce ne sera probablement pas de tout repos. »
Leur attention, à l’instar de celle de tous ceux qui occupent le bar est brusquement détournée par le son assourdissant de trois détonations qui couvre tout le reste. Les combattants de tous poils s’arrêtent d’un coup, le regard outré, comme pour dire : c’est pas du jeu, on avait dit pas d’arme. Mais celle qui a fait feu n’a rien d’un client régulier du Crossroads ou d’un baroudeur de passage. Elle est grande comme toutes les humaines qui ont passé trop d’années dans l’espace et dont les parents ont fait de même pendant des générations. Ses cheveux courts et sa combinaison spatiale trahissent sa formation de pilote, son fusil d’assaut avec lequel elle a fait feu son appartenance à la marine Zamale. Elle prend une seconde pour vérifier que le calme est bien revenu dans le bar, toise tout le monde d’un regard noir dans lequel se lit tout le mépris qu’elle a de ce qu’ils sont, tombe sur la table du fond, avance en droite ligne vers elle.
D’instinct, Darab courbe le dos avec un grognement, ce qui provoque un large sourire aux lèvres de Rin Eilov.
« Monsieur Mu ! », crie-t-elle tout en avançant vers eux deux avant de se planter face à lui.
« Madame Kujin », lui répond-il avec un sourire moqueur.
« Pour la centième fois, monsieur Mu, c’est mademoiselle Kujin et je cous prie de vous adresser à moi par le grade qui est le mien. »
« Milles pardon, lieutenant-commandant Kujin ! », lui répond-il plein d’entrain comme un militaire au garde-à-vous, un sérieux moqueur sur le visage.
« Je vous que vous n’avez rien perdu de votre sens de l’humour, monsieur Mu, ni de vos mauvaises habitude de traîner dans des bouges sans nom en ayant coupé votre transmetteur. »
« Bonjour Lieutenant commandant », intervient Rin de sa voix apaisante.
« Mes respects, maître Eilov. », répond Shaïna Kujin, calmée comme par enchantement.
« Maître ? D’où elle t’appelle maître maintenant ? », dit Darab, se tournant vers Rin et ignorant superbement le lieutenant-commandant.
« Je vous prierai de surveiller votre langage, monsieur Mu », reprend Shaïna Kujin d’une voix où la colère est revenue en force, « et je vous rappelle que je suis juste en face de vous, inutile de vous adresser à moi comme si je n’étais pas là. »
« Pardon, princesse. »
« Monsieur Mu ! »
« Tu va vraiment finir par t’attirer des ennuis, Darab. », dit Rin.
« Qu’est-ce que tu veux qu’elle fasse, je suis même pas militaire. C’est pas comme si elle avait le droit de me gueuler dessus comme un chien. »
« Monsieur Mu, écoutez moi… »
« Non c’est toi qui va m’écouter, frangine. », tonne Darab, brusquement debout. « Les gonzesses qui pensent pouvoir tout régler par la force et la brutalité, ça me gonfle. Je t’aime pas, tu m’aimes pas, on le sait. Mais c’est pas une raison pour me foutre la honte devant tous mes potes, venir cracher ton venin sur tout ce que j’aime, tirer dans un lieu public avec ton flingue dans le plafond pour bien montrer que t’es une nana à qui on la fait pas… ». Il s’arrête, le visage à quelques centimètre de la militaire, cherchant ses mots.
« …et… », demande-t-elle ,renfrognée.
« Je sais plus. Je me suis emporté, je sais plus où j’en suis mais en tout cas c’était pas cool de débarquer comme ça. », répond l’assassin vidé de sa vindicte.
« Monsieur Mu est déjà au courant de la mission pour laquelle vous venez le chercher, lieutenant commandant. », dit Rin, mettant cours à l’affrontement verbal qui allait certainement repartir de plus belle. « Je pense que le mieux est que vous l’emmeniez à la citadelle seigneuriale afin qu’il y prenne ses ordres de mission. »
Surprise, à la fois du sourire qui n’a pas quitté les lèvres du Duelliste et du ton parfaitement neutre de ses paroles, Shaïna Kujin ne sait quoi rétorquer. A la recherche d’une répartie, ses yeux errent, ne peuvent s’empêcher de regarder par réflexe l’entre-jambe de Darab que se combinaison, moulante au possible, ne cache à aucun moment et se met à rougir. Elle détourne tout de suite les yeux, tombe sur ceux de Rin, rougit encore d’avantage et s’éloigne au plus vite. Darab lui regarde frénétiquement les êtres empilés les uns les autres qui se sont empoignés quelques minutes auparavant.
« Vas-y », lui dit Rin, « je m’occupe d’Eliat. Que les Galaxie accompagnent ton voyage, sur Ankwane. »
Libéré du poids de la conscience, Darab file dans le sillon du lieutenant commandant Kujin. Le silence retombe dans la salle lorsqu’il est sorti, personne ne sachant plus trop quoi dire ou faire. La belle énergie virile de compétition farouche s’est éteinte avec les coups de feu et de toutes les manières personne ne se rappelle plus trop pourquoi il était en train de taper sur son adversaire direct. Les uns après les autres, les gens se relèvent, chancelants pour la plupart, vont s’asseoir où ils peuvent en se massant les endroits où ils ont été touchés, grimaçant de douleur lorsque les blessures sont sérieuses. Puis l’activité reprend d’un coup : les serveuses apportent avec leur sourire charmant les kits de régénération qui vont arrêter les saignement, refermer les blessures voire ressouder les os, les conversations reprennent ça et là, les robots réparateurs au formes simiesques grimpent jusqu’au plafond où ils se perchent pour colmater les dégâts liés aux tirs du fusil d’assaut, on remet les tables en place, amène de nouvelles chaises.
L’un des derniers combattants à se relever est le gros Bankto au corps de pierre qui avait initié le pugilat et qui recouvre le pauvre Eliat Tharn qui s’est pris une raclée comme prévu. L’extra-terrestre agrippe d’une main Eliat, le soulève dans les airs d’un bras et le ramène jusqu’à sa table.
« C’est à vous ça, non ? », demande-t-il à Rin Eilov.
« Oui, merci. Si vous pouviez le poser sur la chaise, ce serait fort aimable. »
« Il a été un peu secoué, je crois. »
Effectivement, Eliat n’a pas encore tout à fait retrouvé ses esprits et son visage tuméfié porte la marque de nombreux poings d’origines diverses.
« Ne vous en faites pas, il est solide. », réplique le Duelliste.
Le Bankto assoit sans ménagement Eliat sur la chaise désignée par Rin et s’en retourne au comptoir commander la boisson qui lui avait été chipée et qui avait déclenché l’esclandre. Rin de son côté hèle Shan’ti qui arrive au pas de course, balançant harmonieusement sa longue queue féline et son opulente poitrine.
« Il me faudrait un kit régénérant de base pour Eliat, s’il te plaît. »
« Tout de suite, Rin. C’était qui la nana avec qui est parti Darab ? »
« Une gradée de l’armée. Shaïna Kujin. »
« Elle a pas l’air de rigoler beaucoup. »
« En public rarement. »
« Et en privé, ça donne quoi ? », répond Shan’ti avec un sourire lourd de sous-entendus.
« Ça je ne sais pas, ce n’est pas à moi qu’il faut le demander. »
Un meuglement indescriptible sort à ce moment de la bouche d’Eliat qui saigne abondamment de la lèvre inférieure.
« J’arrive avec le kit. », dit la serveuse.
Sirotant son jus de pomme, Rin attend que son ami revienne tout à fait à lui. Il est toujours un peu groggy mais semble avoir plus ou moins retrouvé une forme de conscience globale du monde qui l’entoure.
« Bravo, général », félicite Rin d’un ton joueur, évous avez fièrement défendu votre rang et l’honneur de la Maison. »
Eliat souri, à la fois fier de son choix et parfaitement conscient à la fois de sa piètre prestation et de habit militaire déchiqueté de toutes parts.
« Pourquoi tu t’es pris le bec avec Darab ? », demande de bout en blanc Rin.
« On s’est pas pris le bec, on s’engueule juste un peu en ce moment, c’est tout. », répond Eliat d’une voix lente et incertaine.
« Ça va ? »
« Oui, oui, dans deux secondes je serais aussi frais qu’une jeune recrue sortant de l’Ecole Militaire. »
« Donc, Darab ? »
« Je sais pas, il est vachement nerveux en ce moment, non ? »
« Tu veux dire depuis qu’il sait que sa planète natale est l’enjeu d’une vulgaire compétition impériale ? »
Eliat reste un instant interdit mais ce n’est pas la douleur ou les coups reçus qui en sont la cause.
« Rin, tu ne peux pas dire ça…c’est un ordre de l’Empereur. »
« Et ? »
« Et donc c’est forcément un acte juste, décidé pour le bien de tous. »
« Si tu le dis… »
« Ecoute Rin, on va pas se fâcher tous les deux mais honnêtement arrête de critiquer l’Empereur devant moi, tu m’éviteras des crises de conscience. », répond le militaire, plus consistant désormais.
« Des crises de conscience pour quoi, Eliat? Pour savoir si tu dois me dénoncer pour trahison envers le trône ? »
« T’es con, bien sûr que non. Mais…ça me gêne quand tu parles comme ça. Je sais que c’est un truc qui vous rassemble Darab et toi mais moi je ne suis pas comme vous. »
« J’ai dit juste ça comme ça, Eliat. », se veut rassurant Rin.
« Je sais, je sais. »
Shan’ti arrive à ce moment là avec le kit médical, sorte de demi cercle de métal qu’Eliat se colle dans le coup, permettant aux nano-machines réparatrices de s’engouffrer dans sa colonne vertébrale et ses artères. D’un coup, c’est un petit million de microscopiques créatures métalliques qui s’engouffrent en lui, vont détecter tout ce qui entrave la bonne marche de son organisme et réparer ce qui peut l’être. En quelques secondes, son saignement à la lèvre s’arrête, les plaies se referment à vue d’œil, il revient tout à fait à lui.
« Merci, Shan’ti », dit gentiment Rin.
« De rien ! C’est toujours magique de voir à quelle vitesse ces petites bestioles te réparent un bonhomme. », répond la Bast avec son enthousiasme naturel.
« On te doit combien ? »
« Pour les verres, comme d’habitude. Par contre le kit, c’est cher. On a du mal à s’approvisionner chez les Deck en ce moment à cause des tensions avec les Arkies ; les marchands ont peur que le conflit dégénère et il y en a de moins en moins qui font le voyage jusqu’ici. »
« Combien ? », demande Eliat d’une voix tout à fait rétablie.
« Trois cents. »
« Dollars ? »
« Crédits. »
« Crédits ! Mais c’est hors de prix ! »
« Il fallait y réfléchir avant de te jeter dans la mêlée, gros malin ! », lui répond-elle, les poings sur les hanches d’un air de défiance maternante.
« Si j’avais su que c’était aussi cher, j’y aurai effectivement réfléchi à deux fois…si on peut même plus rigoler de temps en temps sans que ça te coûte un bras, où va le monde ? »
« Paye. De toutes les manières, ça ne t’empêchera pas de recommencer. », dit Rin toujours souriant
« Dis-donc, on peut savoir pourquoi tu te fends la poire depuis que tu es rentré ici ? », demande la serveuse Bast.
« Parce que je vois des choses qui m’amusent, Shan’ti. Rien de bien méchant, au contraire. »
« Tu me diras pas ? »
« Non. »
« T’es pas drôle… »
« Tiens, voilà pour ton maudit kit médical. » Maugrée Eliat en lui tendant l’argent sous forme de petites pièces aux multiples formes géométriques.
« Merci. Il va pas avoir des ennuis avec l’armée, Darab ? », demande inquiète Shan’ti
« Il en a déjà pas mal au compteur. », dit Eliat avec gravité, ce qui fait encore sourire Rin. « Non mais tu vas cracher le morceau au lieu de te marrer dans ton coin !? ». Explose la serveuse.
« Non. »
« Je suis d’accord avec elle », dit le militaire légèrement, « tu es vraiment insupportable aujourd’hui. »
« Bon, je file ; appelez moi si vous avez besoin de quoi que ce soit. », dit Shan’ti avant de s’éloigner.
« Tu l’as faite fuir. », dit Eliat
« Tu t’en plaints ? », répond son ami, espiègle.
« Au final, elle est sympa cette fille. Dommage que ça soit une Bast et qu’elle s’habille comme une prostituée. »
« Heureusement que les autres clients sont moins coincés que toi…moi je trouve ça plutôt agréable à regarder. »
« A quoi ça sert à part de te donner envie s’envoyer en l’air sans pouvoir le faire ? »
« Je crois qu’il suffit de lui demander gentiment, tu sais »
« Tu vas pas t’y mettre aussi ! Qu’est-ce que vous avez tous à vouloir vous accoupler avec des extra-terrestres, bon sang ? »
« Ça va, calme toi. Au fait, il se dit quoi chez nos amis les généraux en ce moment ? »
Eliat Tharn se redresse comme à chaque fois qu’on aborde un sujet qu’il estime sérieux et qui le concerne directement.
« La plupart sont furieux de l’attentisme de Zarakis. Douze ans qu’on n’a pas eu de combat spatial d’envergure et lui ne profite même pas de la situation pour écraser les Arkies une bonne fois pour toutes. »
« Tu crois que c’est aussi simple ? »
« C’est simple, Rin. Il y a une planète sans possesseur officiel, une compétition pour la prendre, le premier qui sera dessus aura gagné. C’est pas plus compliqué que ça. »
« Et la paix impériale, tu en fais quoi ? »
« Mais c’était justement l’occasion de passer entre les mailles du filet avec la bénédiction de l’Empereur ! Grâce à cette fichue compétition on avait enfin l’occasion de rappeler à tout le monde qui a vraiment gagné la guerre civile et de mettre une pâtée aux gars d’en face sans briser la paix impériale ! »
« Donc Zarakis est un abruti qui a laissé passé sa chance ? »
« Le seigneur est un très grand guerrier et le meilleur général de l’Empire, Rin, tu ne me feras pas dire le contraire. Mais il vieilli, on le voit bien en ce moment. Il est temps de passer le flambeau et pas à un gosse de douze ans qui ne saura pas quoi faire de notre armée. »
« On croirait entendre ton père. »
« Laisse mon père en dehors de tout ça, veux-tu. J’ai le droit moi aussi d’avoir mes propres jugements sur les choses, même si ça correspond à ce qu’il pense lui. Ça ne te choque pas toi, que le seigneur Zarakis veuille destituer son propre fils pour faire monter à la tête de la Maison un gamin sans expérience ? »
« Non. Je connais son père, c’est un imbécile sans aucune vision stratégique à long terme qui ne pense qu’à prendre les armes. Perin possède, lui, un immense potentiel. »
« Oui, un potentiel, mais rien d’autre. »
« D’où l’importance qu’il aille sur Ankwane et qu’il fasse gagner la Maison. S’il parvient à vaincre les Arkies, ce sera un coup politique qui raffermira le choix de Zarakis et lui donnera la légitimité de donner le pouvoir à Perin à sa majorité. »
« Ça ne sera pas avant six ans… »
« Oui, ce sera long et beaucoup de choses peuvent se passer d’ici là. », rajoute Rin, l’air brusquement plus sombre.
« Tu penses à quoi ? »
« Je pense que tu n’es pas le seul à discuter de moins en moins discrètement les ordres de Zarakis et que tes petits copains du mess des officiers sont probablement prêt à tout pour empêcher un gosse de prendre le pouvoir. »
Eliat blêmit.
« Tu ne penses tout de même pas à une rébellion ? »
Dans la tradition Zamal, la rébellion envers le seigneur régnant était à peu près aussi bien vue que pour une mère de manger ses propres enfants et de s’en vanter par la suite.
« Une trahison envers Zarakis, non ; mais à un accident malencontreux qui arrangerait beaucoup de monde, oui. »
« Un…accident ? »
« Qui surviendrait lors d’une compétition plus ou moins amicale entre deux Grandes Maison rivales et dont on pourrait attribuer la faute au camp adverse. »
« Tu ne pense quand même pas que le père de Perin puisse tenter de tuer son fils pour lui prendre l’héritage de la Maison ? »
« Son père, je ne pense pas. Mais des gars de ton genre en un peu moins bien intentionnés, qui ont à leur disposition des régiments entiers, ça je crois que c’est tout à fait crédible. »
« Tu débloques Rin. Ça n’arrivera jamais. »
« Possible, ce serait le mieux bien sûr mais pourquoi crois-tu que c’est à Darab en personne à qui on a demandé d’accompagné Perin sur Ankwane ? »
« Parce que c’est le meilleur si jamais ça vire au vinaigre avec les Arkies, non ? »
« Et aussi parce qu’il ne fait pas partie de l’armée, que donc il n’a aucune attache ou loyauté pour l’un des généraux de Zarakis ; bref qu’en un mot il ne sera jamais l’instrument d’une machination quelconque qui vise à tuer Perin. »
« C’est de la théorie du complot fumeuse, Rin. Tout le monde est loyal à Zarakis ici, personne ne voudra jamais participer à un truc pareil. »
« Vraiment ? »
« Vraiment. Je les connais tous, ces généraux que tu fantasmes en assassins comploteurs, pas un n’osera toucher à un cheveu du Petit Seigneur, pas tant que Zarakis sera en vie. »
« Si tu le dis alors je m’inquiète pour rien et c’est bien fait pour moi. »
« Mais tu n’es pas convaincu. »
« Non. », dit Rin en retrouvant son sourire.
« C’est frustrant tu sais de ne jamais pouvoir te convaincre… »
« Alors tu comprends ce qu’on ressens à chaque fois Darab et moi lorsqu’on essaye de te décoincer un peu de tes croyances. »
« Vous me cassez les bonbons tous les deux ; vous êtes ligués contre moi, c’est injuste. »
Heureux que la tension, légère mais présente, qui s’était installée entre eux se soit dissipée, Rin observe un moment la salle. Elle est pleine comme d’habitude mais les piliers de comptoir habituels laissent progressivement la place à des grappes de jeunes gens en mal de sensations fortes. Les serveuses Bast ont elles commencé leur numéro de charme sur les clients à leur goût qu’elles pourront ramener chez elles le soir tandis que les robots les relayent au service, slalomant dans la joyeuse cohue.
« Au fait, tu m’avais pas dit que Darab s’était trouvé une nana ? Il a finalement réussi à oublier sa folle Galiossa ? », demande plein d’espoir Eliat Tharn.
« Je doute qu’il l’oublie un jour mais oui il s’est trouvé quelqu’un. Je crois. », répond Rin Eilov.
« Tu crois, mon œil, oui. Tu sais mais il t’a demandé de pas le dire. »
« Si tu as la réponse, pourquoi tu poses la question ? », puis tout d’un coup assène « Il est tard, je vais rentrer. »
« Déjà ? »
« Tu me connais, je suis pas vraiment un oiseau de nuit. », dit le Mage Stellaire en se levant.
« Rin ? »
« Oui ? »
« Tu n’y croyais pas vraiment à ton histoire de complot ? »
« Je serais très heureux de me tromper là-dessus, Eliat. Mais si, malheureusement j’y crois. Passe une bonne soirée. »